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Anatomie d'une chute, Le fil, Le Comte de Monte Cristo... Au sein de la délégation de l’information et de la communication du ministère de la Justice, la « mission cinéma » a déjà accompagné la réalisation de 50 fictions, dont six nommées aux César en 2024. Tout en veillant au réalisme avec lequel la justice est représentée et en jonglant avec un certain nombre de contraintes, ce pôle met les lieux de justice à disposition des équipes de cinéma qui souhaitent tourner dans des bâtiments solennels et « chargés en émotion ».
Une
épaisse moquette bleue glissée sous les pieds des protagonistes, du skaï vert qui
recouvre les panneaux de bois muraux, et au-dessus de la tribune des juges et
du jury, une immense tapisserie de l’ « allégorie de la justice »,
épée à la main. La peau blême de Sandra Hüller, actrice principale du film
multirécompensé Anatomie d’une chute et le verbe d’Antoine Reinartz dans
le rôle de l’avocat général se fondent parfaitement dans le décor. Dans le
scénario, nous sommes à Grenoble. Dans la vraie vie, le tournage a eu lieu au
sein du tribunal judiciaire de Saintes, dont l’une des salles d’audience a été
relookée pour l’occasion.
En
prenant en compte les exigences esthétiques de la réalisatrice Justine Triet et
le fait que le tournage devait avoir lieu en Nouvelle-Aquitaine pour des
raisons de financement, après de longues recherches, la « mission cinéma » du
ministère de la Justice a trouvé le bon lieu, miraculeusement disponible
pendant trois semaines. La décoratrice a embelli la salle, le film a été tourné
puis présenté au public, avec le succès qu’on lui connaît.
Rattachée
à la délégation de l’information et de la communication du ministère, la
mission cinéma existe peu ou prou «
depuis toujours », malgré des changements dans l’organisation au fil du temps.
Le service, qui poursuit un objectif de « valorisation du patrimoine
immatériel de l'État », emploie deux personnes à temps plein depuis
2023 et reçoit de façon centralisée les demandes des cinéastes qui
souhaiteraient réaliser tout ou partie de leurs tournages dans un tribunal, une
prison ou un centre de la Protection judiciaire de la jeunesse.
Après
un processus de sélection, elle accompagne les productions des repérages jusqu’aux
tournages. Dans le paysage cinématographique, la justice est en vogue, et les
demandes sont nombreuses : en 2024, la mission a reçu 145 demandes et a
accompagné le tournage de 50 fictions, pour la majorité en Île-de-France et
Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Lieux esthétiques et relais
régionaux
Pour
être accompagnés par le ministère, les projets de films doivent être « déjà un peu aboutis, avec une
production derrière », explique Perrine Piat, responsable de la
mission cinéma. L’examen des demandes commence toujours par le même rituel : la
lecture du scénario. « On préfère le lire
en intégralité, parce que c'est plus facile de comprendre comment notre scène
s'insère dans le projet. Quand on a juste la séquence en salle d'audience, on n'est
pas vraiment en mesure de dire ‘c'est du civil votre histoire, vous ne
pourriez pas vous rendre au pénal pour ce genre d'affaires’ » justifie Perrine Piat.
Il
faut ensuite aider le régisseur général, le repéreur ou le directeur de
production à trouver le bon lieu. « Il y
a des productions qui ont une idée très précise du lieu qu'ils veulent. Soit
parce que leur histoire se base à Montpellier, donc il faut à tout prix qu’ils
soient à la cour d'appel de Montpellier par exemple. Soit, ils ont une idée de
l'esthétique qu'ils aimeraient donner, mais ils ne savent pas trop où chercher.
Dans ces cas-là, nous, on aide à la recherche de décors » explique Perrine
Piat.
Dans
le cas d’une recherche esthétique particulière, en l’absence d’une base de
données exhaustive qui répertorierait l’intégralité des décors des
juridictions, il faut travailler avec une base interne… et le concours de
précieux relais en région en contactant les cours d’appels. « Les présidents de juridictions nous disent
: ‘Moi, mon tribunal, il est comme-ci, il est comme ça. Ça, ça peut être
sympa’, ils nous envoient des photos. », raconte
Perrine Piat.
Par
exemple, pour son film Le fil, Daniel Auteuil voulait tourner dans le Sud-Est,
où il a grandi. La mission s’est
adressée à la cour d'appel d'Aix-en-Provence, qui a contacté le tribunal
judiciaire de Draguignan où le film a finalement été tourné. Ce fonctionnement adossé
à des interlocuteurs régionaux, qui est le même pour les prisons, permet aussi
d’identifier les tribunaux en souffrance et les prisons en surpopulation, dont
la situation rendrait particulièrement compliquée la venue d’une équipe de
cinéma.
Eviter les grosses erreurs
Le
producteur Jean Des Forêts (Borgo, La vraie famille, Grave…) évoque le
travail du « comité de relecture » comme étant une « consultation
gracieuse » et « une opportunité ». De nombreux
professionnels partagent son enthousiasme à propos de ce service proposé par la
mission cinéma, ou des magistrats et greffiers bénévoles et passionnés de
cinéma relisent les scénarios et conseillent les équipes.
Pour
le ministère, l’idée est de faire en sorte d’éviter les grosses erreurs de
procédure, de vocabulaire ou de représentation. Car même quand le scénariste a
été accompagné par un juriste, les maladresses sont fréquentes. « Là, par exemple, on a relu un épisode où
le procureur n'existe pas du tout, c'est quand même très bizarre » explique Perrine Piat. L’équipe doit
souvent rappeler qu’en France, il n’y a pas de cantine collective en prison,
que les surveillants ne sont pas armés ou que les détenus ne sont pas en
uniforme orange.
L’objectif
n’est pas non plus que tout colle parfaitement à la réalité, souligne la
responsable de mission cinéma : « On sait qu'il y a besoin d'avoir une
histoire, qu’il faut que ça soit agréable à regarder. On sait que ça ne peut
pas être parfait, nous on est là pour accompagner les productions dans leur
souci de réalisme. »
Pour
représenter une justice qui se rapproche de la réalité ou faire naître des
idées chez les professionnels du cinéma, la mission propose également des
immersions. Scénaristes et réalisateurs sont amenés dans des prisons, des
tribunaux, au sein desquels ils peuvent échanger avec des professionnels sur
leur métier et leur quotidien.
Caroline
Fenech, la deuxième personne qui travaille à temps plein sur la mission cinéma,
a déjà accompagné l’équipe d’une série carcérale pendant une immersion de deux
jours à la maison d'arrêt de Blois. Faute de temps et de moyens, le tournage
n’a finalement pas pu être accompagné par le ministère. « Pour autant, souligne Perrine Piat, ils ont suivi le travail d'un surveillant pénitentiaire de 6h du matin
jusqu'au soir pour comprendre la diversité des tâches qui leur sont confiées,
pour s'ouvrir un peu l'esprit, pour écrire des personnages plus proches de la
réalité. Les immersions, pour nous, c'est aussi l’occasion de faire de la
pédagogie. »
Adaptation aux contraintes
Pour
tourner avec le ministère de la Justice, la principale difficulté est de
réussir à trouver des lieux disponibles : «
Les prisons sont tout le temps pleines voire très pleines. Les tribunaux sont
surchargés. Donc c'est vrai qu'on a des grosses contraintes de calendrier »,
admet Perrine Piat.
Pour
Anatomie d’une chute, au tribunal judiciaire de Saintes, les équipes ont
pu tourner pendant trois semaines d'affilée,
« une fenêtre de tir assez rare » concède Perrine Piat. Puisque le tournage
a eu lieu hors période de vacations, il y avait tout de même pendant le
tournage des contraintes logistiques, invisibles à l’écran.
Julien
Flick, directeur de production du film, se rappelle : « Pendant une semaine, on a quand même dû se coordonner pour tourner
dans la salle des pas perdus, dans les autres salles d'audience, sur les
marches du palais de justice, pour cohabiter avec les véritables audiences et
ne pas les gêner. » Du fait de la continuité du service public, dans aucun
cas un tournage ne peut bousculer l’activité judiciaire ou conduire à déplacer
des détenus. En revanche, un échange entre deux salles d’audience peut par exemple
avoir lieu, s’il ne dérange pas le procès.
Une
fois le tournage fixé et les lieux disponibles, les décorateurs peuvent
commencer à travailler. « L'avantage de
la plupart de nos décors, c'est qu'ils sont clés en main et que les équipes
n'ont pas grand-chose à faire, sauf quand c'est un film historique »
explique Perrine Piat.
En
fin de tournage, la règle est la suivante : le lieu doit être remis en l’état,
sauf si l’état s’est amélioré - avec une peinture neuve, par exemple. Pour
Anatomie d’une chute, « Justine Triet a
beaucoup aimé la salle de ce tribunal, qui incarnait vraiment la justice. Il y
avait quelque chose d'évident, et c'est vrai que ça aurait été plus compliqué
pour nous de reproduire ça à partir d'un lieu vide » explique le directeur
de production. Un travail de décor a tout de même été réalisé afin de rendre
les choses un peu plus « cinégéniques ». Le spectateur passe
pratiquement la moitié du film dans la salle d’audience, alors il faut des
fonds intéressants, des couleurs, des contrastes.
Pour
tourner dans une prison mise à disposition par le ministère, les productions
doivent faire preuve d’une adaptabilité particulière, notamment pour que les
détenus ne croisent pas l’équipe. Le tournage de la prochaine saison d'une série française à succès*, diffusée sur une célèbre plateforme américaine, a commencé la dernière semaine de mars à la maison
d’arrêt de Bois-d’Arcy, un lieu à la « valeur
architecturale certaine », dixit Benjamin Tillier, régisseur général
sur le projet.
Tout
en soulignant « l'accueil chaleureux
et la gentillesse » de la directrice adjointe de la maison d’arrêt de
Bois-d'Arcy, Benjamin Tillier revient sur le travail d’organisation et
d’adaptation qui a eu lieu en amont : « La
directrice adjointe nous a expliqué le fonctionnement de la prison, les
horaires, le passage des détenus, donc on a pu s’organiser pour pouvoir
travailler tranquillement et ne pas gêner la bonne marche de la maison d'arrêt. »
Le tournage dans cet établissement a eu lieu sur une journée seulement. « On est déjà très heureux qu'ils aient accepté de nous
accueillir. Donc on a un peu réadapté le texte pour que ça rentre et ça sera
très bien » conclut le régisseur général.
L’adaptabilité
concerne aussi les juridictions et les prisons qui accueillent les tournages.
Robin Welch, directeur de production du film Le Comte de Monte-Cristo, garde
un souvenir quelque peu amer des difficultés qu’il a rencontrées pour tourner
des scènes à la cour d’appel de Paris pendant l’été 2023.
« A l'époque, on m'a concrètement
dit : ‘On
n'est pas là pour faire un joli film’, et
ça a été un vrai combat, » se rappelle-t-il. « L'État fait en sorte de pouvoir louer les monuments historiques pour
faire rentrer de l'argent. Sauf que côté magistrats, on vous explique que c’est
trop compliqué, que c'est trop de contraintes. Nous, on est là pour s'adapter,
on sait le faire mais ce dont on a besoin, c'est de gens qui aient envie de
nous accueillir » souligne Robin Welch, par ailleurs entièrement satisfait
de sa collaboration avec la mission cinéma et le comité de relecture. « Des
gens passionnés, qui nous aident et
nous accompagnent ».
Après
un désistement de dernière minute, le directeur de production a finalement dû
passer un coup de téléphone « haut placé » pour que tournage soit
accueilli. Film d’époque oblige, les
écrans ont été cachés ou démontés, des petits coffrages en bois ont été
réalisés pour cacher les haut-parleurs. « Une fois qu'on nous a ouvert
les portes, ça c’est très très bien passé » affirme Robin Welch.
« Des lieux chargés en
émotion »
Tourner
avec le ministère de la Justice comporte de nombreux avantages, soulignés et
largement appréciés par les professionnels du cinéma, mais la mise à
disposition des lieux ne se fait pas à titre gratuit.
Les
tarifs sont fixés par arrêté et les redevances versées par les productions
bénéficient de moitié à l’établissement dans lequel le tournage se déroule.
L’autre moitié est reversée au service communication de l’administration
pénitentiaire ou de l’administration judiciaire. Le prix varie en fonction de
la localisation, de la catégorie de décor, de la nature de la production et de
la durée du tournage.
Par
exemple, pour un long-métrage dans une salle d’audience « disposant de nombreux éléments de représentation de la justice »,
en dehors de l’Île-de-France, il faut compter 6 000 euros par jour. Pour une
demi-journée de tournage dans un centre de semi-liberté, il faudra débourser 3
000 euros.
« Pourquoi continuent-ils quand même
à tourner chez nous, même si c'est cher et même s'il y a des contraintes ? Parce
que ce sont des lieux qui sont chargés en émotion, en histoire, assure la
responsable de la mission cinéma. Les acteurs sont tout de suite dans
leur rôle. Les réalisateurs disent que ça se voit à l'écran, l'ambiance d'une
vraie salle d'audience ou d'une vraie prison. »
Ce
n’est pas Cédric Aussir qui dira le contraire. Pour le réalisateur de Radio
France, qui a travaillé sur les podcasts retraçant les procès de Patrick Henry
de Bobigny, même si la Maison de la Radio était en travaux à ce moment-là,
enregistrer au tribunal de Saint-Ouen et à celui de Courbevoie n’a pas été un
choix anodin. « Je savais que ça aiderait
forcément les comédiens et qu'on serait dans une acoustique plus réaliste. Et
ça me semblait assez important d'être dans un cadre solennel qui participe du
dispositif quasi théâtral d'un procès », estime le réalisateur.
« Lignes rouges » et histoires
vraies
Au
moment de la lecture du scénario, la note d’intention est également étudiée de
près par la mission cinéma. « C'est ça qui va nous donner une idée du
projet et de la façon dont la justice va ressortir à l'écran. Notre travail, ça
va être justement de travailler sur l'image de la justice à travers la fiction.
Mais on ne fait pas de censure ni de propagande » souligne Perrine Piat.
La
ligne directrice est la suivante : on ne peut pas faire n’importe quoi avec
l’image de la justice. Cette règle éloigne d’ailleurs souvent les Youtubeurs,
influenceurs et Tiktokeurs qui contactent la délégation de l’information et de
la communication. Dommage, note Perrine Piat, car ces derniers « ont de grosses communautés qui
permettraient de toucher des gens plus jeunes, de donner envie de participer
aux concours pour le recrutement, et de faire de la pédagogie ». La mission
se penche régulièrement sur leurs dossiers, qui se révèlent pour la plupart
inintéressants pour le ministère également, car les projets relèvent
majoritairement d’un ton parodique, avec des mises en scènes d’évasion de
prison ou d’auto-justice par exemple.
Certaines
« lignes rouges » ne peuvent par ailleurs pas être franchies. « Pour un film qui est inspiré d'une
histoire vraie, on ne peut pas accueillir le tournage tant que toutes les voies
de recours ne sont pas épuisées » indique Perrine Piat. La mission a par
exemple reçu le scénario de la série Sambre de Jean-Xavier Delestrade,
inspirée de l’histoire de Dino Scala, le « violeur de la Sambre ». Au moment où
le tournage devait avoir lieu, le délai d’appel n’étant pas encore expiré,
l’équipe a dû se passer du concours du ministère.
Pour
le film Saint Omer d’Alice Diop, inspiré de l’histoire vraie d’un infanticide,
une autre question a été soulevée, explique Perrine Piat : « Quand on s'est inspiré d'une histoire vraie avec des gens qui sont
encore en vie et qui sont en prison, il faut quand même en informer le détenu
par le biais du conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation. » Le
film, récompensé par la Mostra de Venise et les César, a bien pu être tourné au
tribunal de Saint Omer. Ceux à qui on a refusé le tournage se tournent bien
souvent vers des studios, vers la Belgique ou vers des anciens tribunaux ou
prisons devenus privés, moins contraignants et souvent moins chers.
Pour
chaque œuvre, l’image de la justice française et de l’administration
pénitentiaire sont en jeu. Le film Borgo, récompensé en 2025 du César de
la meilleure actrice pour la performance d’Hafsia Herzi, est inspiré d’une
histoire vraie et raconte le parcours d’une surveillante pénitentiaire
impliquée dans l’histoire d’un double meurtre après un service rendu à un
détenu. « La surveillante à qui c'est
arrivé n'était pas jugée à l'époque où on nous a fait la demande » répond
le ministère.
Pour
Jean Des Forêts, producteur du film - qui a d’ailleurs évoqué des rapports « très agréables » avec la
mission cinéma -, l’explication serait un peu différente. « Il nous a semblé évident que le ministère de la Justice ne donnerait
pas suite à notre demande, pour une raison très simple : cette histoire n'est
pas très reluisante pour le SPIP », estime-t-il.
Finalement,
le tournage a eu lieu dans une prison « dans son jus », tout juste
rachetée par un particulier et louée par les équipes du film. « On a eu quand même beaucoup de décos à
faire, mais c'était complètement génial, se rappelle Jean Des Forêts.
Elle était d'une taille parfaite, il y avait deux étages qui permettaient
vraiment de faire les deux quartiers. Et on était maître de la prison, on était
seuls. »
Trois
ans après le tournage d’Anatomie d’une chute, à Saintes, la salle de la
cour d’assise qui a accueilli les caméras de Justine Triet a repris son
activité depuis longtemps. On peut toujours y voir l’allégorie de la justice
parcourir la salle du regard : le président du tribunal a décidé de garder
la tapisserie.
Marion Durand
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