Cold cases : "les crimes non résolus doivent être considérés comme une spécialité"


lundi 17 avril 20236 min
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Alors que le pôle de Nanterre dédié aux affaires non élucidées a fêté son premier anniversaire en mars dernier, l’ancien procureur Jacques Dallest et l’OPJ Raphaël Nedilko, invités par l’ENM, ont évoqué leur rapport aux cold cases et partagé leur expérience dans cette matière qui requiert des compétences particulières et un engagement sans faille. Les deux spécialistes ont également avancé plusieurs pistes, comme la création de pôles d’enquêteurs dédiés dans les régions, l’allongement du délai de prescription pour les crimes « de sang » ou l’interdiction de détruire des scellés.

À quel moment un dossier devient-il un cold case ? « Tout crime non élucidé est un cold case et mérite l’intérêt de la justice », martèle Jacques Dallest, ancien juge d’instruction, procureur et avocat général, lors d’une conférence organisée le 29 mars à l’École nationale de la magistrature (ENM), en partenariat avec la librairie Mollat. Mais si un pôle judiciaire est dédié à ces affaires depuis un an à Nanterre et que la notion de « crime non élucidé » est maintenant intégrée au Code de procédure pénale depuis la loi du 22 décembre 2021, elle n’est pas définie pour autant.

Le magistrat retraité, auteur de l’ouvrage Cold cases, un magistrat enquête, retient pour sa part trois types de crimes non élucidés. D’abord, ceux en cours d’enquête – pour certains depuis très longtemps, comme l’affaire du petit Grégory. Des affaires qu’il qualifie de « vivantes », aussi paradoxal que cela puisse paraître. Ensuite, les affaires classées : soit celles qui le sont définitivement car elles sont prescrites juridiquement, soit celles qui peuvent être rouvertes car elles ne sont pas classées sans suite. Ces affaires-là, Jacques Dallest les désigne comme une « masse indéterminée », la « partie immergée de l’iceberg ». Selon le magistrat, il y aurait ainsi des centaines d’affaires clôturées ces dernières années que l’on pourrait rouvrir. Et puis, au titre des cold cases, enfin, il y a les disparitions « inquiétantes », véritable « angle mort » car elles échappent aux radars judiciaires et couvrent un grand nombre de situations : suicides, accidents, disparitions volontaires, disparitions criminelles. Ces disparitions inquiétantes, des dizaines de milliers en sont dénombrées chaque année. Parmi elles, un chiffre « indéterminé et important de crimes non élucidés ».

Au total, la Chancellerie estime à 280 le nombre de cold cases en France, mais pour Jacques Dallest, le chiffre se rapprocherait plutôt de 500, et de l’avis de certains spécialistes, il serait même au-delà de 1 000. Seule certitude, « il n’y a pas un seul département en France épargné par cette problématique ».

« Au départ, un cold case, ça n’en est pas un »

« Au départ, un cold case, ça n’en est pas un », relève de son côté Raphaël Nedilko, officier de police judiciaire familier des cold cases. Avant de devenir directeur d’enquête, l’OPJ raconte être passé par tous les stades de l'enquêteur. C’est au 36 quai des Orfèvres qu’il a été affecté sur son premier crime non élucidé : un homme retrouvé carbonisé à Orly, tué après avoir été torturé puis aspergé d’essence. « Un meurtre devient non résolu bien souvent quand les actes d'enquête qu’il convient de faire ne sont pas faits », affirme-t-il. Dans l’affaire Christelle Blétry, qui l’a marqué au fer rouge comme il l’évoque dans son livre L'obstiné : confessions du flic qui exhume les cold cases, une ordonnance de non-lieu avait été prononcée trois ans après le meurtre – en 1996 – de cette jeune femme1. « A posteriori, en reprenant le dossier, je me suis rendu compte que l’enquête de voisinage n’avait même pas été réalisée. Il a fallu attendre 14 ans pour que j’y procède, avec mon binôme. »

Car alors qu’il devrait y avoir une égalité parfaite dans les moyens matériels et humains déployés pour traiter une affaire, Raphaël Nedilko dresse un « triste constat » : tous les meurtres commis n’ont pas le droit à la même réponse pénale. Parfois, « la pugnacité judiciaire se calque sur le profil de la victime », regrette en écho Jacques Dallest. Un autre biais fréquent consiste à négliger l’enquête au profit de la technologie. Raphaël Nedilko le rappelle volontiers : la colonne vertébrale de la procédure, c’est l’enquête. « De nos jours, le réflexe va être de se tourner tout de suite vers la téléphonie mobile, les métadonnées, la recherche de la preuve génétique. Mais si au retour des expertises, les résultats sont négatifs, et que vous n'avez pas une enquête de police avec une colonne vertébrale bien solide, alors elle s’effondre. C’est l’écueil auquel on assiste actuellement, et c’est une usine à cold cases. »

Les questions fermées dans les auditions, les hypothèses de travail qui deviennent des certitudes… sont par ailleurs autant de défauts qui peuvent apparaître en procédure. « Or, lorsqu’il y a une fragilité procédurale, vous pouvez la faire tourner dans n’importe quel logiciel, si vous faites mouliner des erreurs dans un ordinateur, vous sortez des erreurs », assure l’OPJ. Sur ce point, Jacques Dallest met en cause l’effet tunnel, qui peut toucher des enquêteurs tellement convaincus de la culpabilité d'un suspect qu'ils ignorent toute autre piste. Or, « un criminel, ce peut être n’importe qui : pas forcément celui qui a une sale gueule ou un profil de délinquant sexuel avéré. Ça peut être un bon père de famille, un ancien policier », précise le magistrat, qui alerte enfin contre l’excès de confiance en soi. « Il existe une gamme de situations très large qui suppose un vrai pragmatisme intellectuel. »

La technique de « l’œil neuf »

Heureusement, la technique de « l'œil neuf », comme l’appelle Raphaël Nedilko, permet de détecter quel a été l'écueil principal dans les meurtres non résolus. En effet, « le préalable à la sortie du cold case, c’est une relecture totale du dossier », insiste-t-il. L’autre critère important, quand on reprend une telle affaire, est d’appartenir à un service enquêteur externe à celui qui l’avait en portefeuille jusque-là. De cette façon, « vous avez votre propre analyse, vous n’êtes pollué par rien du tout ».

Le travail consiste à étudier de nouvelles pistes mais aussi reprendre les pistes déjà étudiées, par exemple en refaisant une enquête de voisinage ou en réécoutant des témoins directs. Et à ce sujet, Raphaël Nedilko est catégorique : « Il ne faut surtout pas croire que parce que 15 ou 20 ans se sont écoulés depuis la commission des faits les propos que tiendra un témoin ne seront pas fiables ; tout est possible. Il m’est arrivé d’aller entendre, plus de 25 ans après un homicide, des gens qui, à la relecture de leur audition, s’apercevaient que ce n’étaient pas leurs souvenirs qui étaient retranscrits, et nous avons tout repris. Si vous faites une focalisation périphérique et que vous remettez la personne dans les conditions qui étaient les siennes au moment où elle a assisté à une scène, vous pouvez sortir des choses extraordinaires de sa mémoire. »

Souvent, cela va aussi être l’occasion de mettre en œuvre des moyens techniques qui ont évolué depuis. « Si on a la chance d’avoir des scellés, on peut avoir recours à la recherche de la trace biologique, et à une analyse criminelle », ajoute l’OPJ, qui nuance à nouveau : « L’ADN apporte certes un concours majeur, mais pas exclusif. Ce n’est qu’un élément d'identification. » Malgré tout, puisque la science évolue en permanence, renvoyer systématiquement en expertise des scellés déjà expertisés qui n’ont pas donné de résultats probants jusqu’à maintenant peut s’avérer payant, affirme Raphaël Nedilko. Fut un temps, cela était particulièrement coûteux, et « l’on y opposait souvent des considérations financières qui pouvaient être un alibi à l'inertie », considère Jacques Dallest. Dorénavant des budgets y sont consacrés, « du moment que la demande d’analyse est raisonnable, sérieuse et utile ». Bien que la contrainte financière soit réelle et les budgets non extensibles, cela « ne doit pas être un obstacle », soutient le magistrat.

Un pôle à Nanterre qui « donne l’exemple »

Destiné justement à améliorer le traitement des cold cases, le pôle judiciaire dédié aux crimes sériels ou non élucidés a fêté sa première année d’existence en mars. Cette initiative est née suite aux préconisations d’un groupe de travail auquel a participé Jacques Dallest, persuadé que seuls des magistrats spécialisés ainsi qu’une instruction à plein temps pouvaient permettre de progresser dans ces affaires difficiles. « Les juges d’instruction sont déjà pris par 100 dossiers avec des violences conjugales, des incestes, des trafics de drogues et des dossiers contre X ; alors les cold cases, ils ne peuvent y consacrer qu’un temps limité. Quand vous avez des détenus, des gens en détention provisoire, ça vous mobilise beaucoup, et les dossiers dans lesquels personne n’est mis en examen, vous les laissez au fond du placard, surtout quand vous êtes le troisième juge à être saisi d’une affaire qui a déjà dix ans d’âge », justifie-t-il.

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