Gerbe : le retour de l’industrie textile à l’ancienne ?


vendredi 21 décembre 20187 min
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Machines ancestrales, « fait main » et produits haut de gamme : depuis 1904, Gerbe n’a pas changé la recette. Plusieurs fois menacé de disparaître, le fabricant de collants résiste, surtout depuis son rachat par un nouvel actionnaire chinois à la vision pragmatique : la profitabilité à court terme et l’expansion du marché en Asie, sur Internet. Rencontre avec le directeur général de l’entreprise, Philippe Genoulaz.



Gerbe filerait-il des jours heureux ?


Le spécialiste du collant, qui emploie aujourd’hui 73 personnes et affiche 4,5 millions de chiffre d’affaires, a de quoi se réjouir. En octobre 2018, le fabricant enregistrait une hausse de 34 % sur le marché français par rapport à la même période, l’année précédente, « alors que, vu la chaleur, ce mois aurait pu être catastrophique ! », souligne Philippe Genoulaz lors d’une présentation devant le Club de l’Audace de Thomas Legrain, le 19 novembre dernier.


Pour le directeur général de l’entreprise bourguignonne, cela est le signe, à n’en pas douter, d’un engouement réaffirmé pour la « qualité des collections », et d’un « retour de l’élégance ». Ces chiffres font également écho à la légère embellie du secteur : l’Union des industries textiles l’annonçait cet été, la production textile française a crû de 1,4 % en 2017, tandis que les effectifs de l’industrie textile française ont augmenté pour la première fois depuis 40 ans.


 


Gerbe, ancien fleuron historique


Pourtant, si l’entreprise est repartie en 2016, cette dernière n’avait fait que décroître depuis les années 80, après avoir été un fleuron historique pendant près d’un demi-siècle.


L’institution est créée par Stéphane Gerbe en 1904 à Saint-Vallier, en Saône-et-Loire, près de Montceau-les-Mines. Développée sur un bassin minier, elle connaît un essor important après les années 30, lorsque la main est passée à Paul et André, les deux fils, qui vont « marquer l’ADN de l’entreprise », raconte Philippe Genoulaz. Paul va ainsi rester à Saint-Vallier, pour développer l’outil industriel. L’entreprise est alors en compétition farouche avec DIM, nouvelle-venue depuis 1953 : les deux sociétés se disputent la place de leader en matière de fabrication de bas et de collants. André, de son côté, s’installe à Paris et fréquente les salons parisiens. Plusieurs fois par mois, il se rend à l’usine, accompagné de Christian Dior, de Coco Chanel ou de Jeanne Lanvin. « À l’époque, les femmes portent essentiellement des collants : les grands noms du luxe demandent donc à Gerbe d’en créer pour eux », explique Philippe Genoulaz. Alors que la moitié de la production se fait sous la marque Gerbe, l’autre moitié se fait pour le compte de ces grandes maisons.


Puis la famille Gerbe passe le flambeau dans les années 80 : c’est également le début de la « descente aux enfers », indique Philippe Genoulaz, liée au changement d’actionnariat et de mode de vie. « L’entreprise subit l’évolution structurelle des modes de consommation : la femme porte de moins en moins collants, de plus en plus de pantalons, et le marché baisse de 10, 15, 20 % par an. Cela devient très compliqué pour Gerbe d’évoluer dans un marché en régression .».


De faillites successives en plans de redressement, l’entreprise change trois fois de mains et se retrouve une ultime fois, en 2015, devant le tribunal. Entre autres candidats au rachat, Philippe Genoulaz. Mais l’homme essuie un échec. Tous les fonds qu’il contacte refusent de le financer, ils le lui assurent : « cette entreprise n’est plus viable ». Le seul repreneur tangible aux yeux de la chambre de commerce est alors un actionnaire chinois. En septembre 2015, la société renaît de ses cendres et passe sous pavillon chinois. L’actionnaire prend connaissance de l’intérêt de Philippe Genoulaz pour la société et l’embauche en mars 2016. À défaut d’être actionnaire, ce dernier sera directeur général.


 


180 machines et des « petites mains »


À Saint-Vallier, 180 métiers tricotent. Certains depuis longtemps, à l’instar des machines Cotton de 1936 – elles ne sont plus que deux entreprises en France à les utiliser. Un équipement daté qui interroge, alors que les machines modernes sont réputées plus rapides et plus précises. Mais quand on lui demande pourquoi Gerbe ne renouvelle pas ses équipements de production, Philippe Genoulaz a une réponse toute prête : « Là où il y a beaucoup de progrès, c’est sur la confection, la soudure sans couture par exemple. Mais les machines d’aujourd’hui ont une limite : la finesse. Les collants les plus fins qu’elles peuvent produire sont généralement fabriqués avec 28 ou 32 aiguilles au pouce maximum. Nos machines utilisent 66 aiguilles : elles fournissent un résultat incomparable en termes de finesse ». Une finesse qui ne nuirait pas, a priori, à la robustesse du produit, puisque les collants Gerbe sont classés au 3e rang des collants les plus « durables », d’après une enquête réalisée en 2018 par l’association HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée).


Mais les machines seules ne seraient rien sans les « petites mains » qui font beaucoup. Le remaillage se fait ainsi à la main, ainsi que les culottes, afin d’éviter les tensions générées par la machine lors de leur assemblage, et procurer ainsi « un maximum de confort », assure Philippe Genoulaz. « Lorsque j’étais jeune ingénieur rentrant dans l’industrie textile, j’ai rencontré René Estragnat, un spécialiste de l’habillement et de la R&D, qui m’a dit : “si tu veux faire carrière, il faut que tu gardes en mémoire que la femme voit, la femme touche, la femme porte”. J’essaie de toujours garder cela en tête ». Gerbe revendique donc prendre soin de son produit, ce qui se passe aussi par « le choix de belles matières », « un tricotage soigné », mais également par la teinture, à l’ancienne, là encore pour éviter un « traumatisme de la fibre ». « La teinture d’un collant dure entre 12 et 18 heures. On pourrait facilement teindre en 4 heures, mais le procédé serait beaucoup trop agressif, on lui préfère donc une “cuisson basse température” qui respecte la matière. D’autant que ce sont les couleurs qui font que vous avez une reconnaissance de votre produit. » 


D’ailleurs, Philippe Genoulaz reconnaît qu’il a mis un an à retrouver « une teinturière digne de ce nom », et cherche inlassablement un apprenti. « Il n’y a presque plus de bons teinturiers en France ! », déplore-t-il.


Le directeur général l’affirme : « Le potentiel n’est pas lié à la capacité machine, mais au savoir-faire et à la formation à donner aux opérateurs pour arriver à faire des produits de qualité ». C’est pourquoi l’entreprise recrute via une méthodologie visant à détecter les qualités cognitives des personnes, et a mis en place un programme de formation, composé d’une formation de six semaines en école et quatre mois en entreprise. Mais cette démarche ne suffit pas toujours, tant les conditions ne sont pas faciles. « Le vrai sujet, c’est la pérennité des salariés que l’on forme. Sur 100 personnes, on en sélectionne une vingtaine, on en met huit en formation, et il nous en reste deux. Cela reste un travail dans un environnement industriel et difficile », admet Philippe Genoulaz.


 


Miser sur le haut de gamme et le sur-mesure


La particularité de Gerbe : miser sur le haut de gamme. Son directeur général précise : « On ne se décrète pas marque de luxe, on est une marque qui fabrique des produits hauts de gamme ». La société a ainsi lancé un collant en cachemire pour se démarquer, et tisse plusieurs partenariats avec des créateurs français, comme Paloma Casile, mais aussi des institutions, telles que la maison Courrège. Avec cette dernière, Gerbe a ainsi commercialisé un top sur une base de collant très fin, d’ailleurs porté par la chanteuse américaine Dua Lipa lors de sa prestation à l’émission MTV Awards.


L’entreprise a également conçu un collant à l’intérieur duquel a été inséré un fil d’or 24 carats, réalisé par un maître d’art. Il s’agissait ici d’intégrer un fil non élastique à un produit élastique, « tout en conservant l’élégance de la jambe et la symétrie de la bande sur la jambe », fait valoir Philippe Genoulaz. Un ovni textile qui n’est pas passé inaperçu aux yeux de Franck Sorbier. Le créateur de haute couture a ainsi souhaité prêter une robe de sa création à l’occasion du shooting du produit. Fabriqué à la demande et adapté sur mesure, celui-ci est vendu à un « prix très profitable » : à ce jour, une centaine de paires ont été achetées, uniquement en Chine.


S’auto-proclamant dernière entreprise à maîtriser toute la chaîne de fabrication en France, Gerbe offre donc la possibilité de créer des produits à la demande. Et si le lancement du coloris sur mesure n’a « pas eu le résultat escompté », selon le directeur général, une cliente a toutefois passé commande d’un collant du même beige que le blason de sa maison. Une demande « compliquée » : « il n’y a rien de plus délicat que de répondre à la demande d’une personne et que celle-ci soit déçue – et il n’y a rien de plus délicat à réaliser qu’une teinture couleur chair ».


 


« L’avenir dépend du marché asiatique »


En France, Gerbe se développe dans les grands magasins, un réseau de 250 détaillants, mais aussi les market places : pour Philippe Genoulaz, « la mutation digitale a également été un challenge à relever ».


Depuis 2015, l’actionnaire de Gerbe a une vision claire : vendre à Paris pour faire reconnaître la marque, se rapprocher des grandes maisons de couture, et, en parallèle, développer des canaux de distribution en Chine et vendre là-bas. « Ce qui importe aux clientes chinoises, c’est que le produit soit fabriqué en France en conservant toutes ses caractéristiques : l’élégance à la française, la durabilité, le confort, ce côté romantique et séducteur de la mode Parisienne. EIles peuvent mettre un prix plus élevé si le produit est français et répond aux critères haut de gamme », rapporte Philippe Genoulaz.


Une gouvernance par les Chinois, vers les Chinois : aujourd’hui, huit points de vente sont ouverts dans de grandes villes chinoises, mais l’objectif est désormais de développer les ventes via Internet.


En attendant, la part de l’Asie (Japon, Chine, Taiwan, Corée) atteint désormais 40 % du chiffre d’affaires de Gerbe. Son avenir dépend donc du marché asiatique, appuie Philippe Genoulaz :
« Si on enlève le marché asiatique aux entreprises du haut de gamme et du luxe, je ne sais pas où elles vont ».


 


Bérengère Margaritelli



 


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