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Irresponsabilité pénale : la loi « Halimi », inutilisable ?


jeudi 10 novembre 202211 min
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Si le texte n’a pas réellement changé la donne pour restreindre l’irresponsabilité pénale en cas de trouble mental résultant de la consommation de produits psychoactifs, il risque en revanche d’avoir des incidences sur la durée des instructions et des enquêtes, préviennent les spécialistes intervenus lors d’une table ronde au Conseil national des barreaux.

 

Face à l’émotion suscitée chez une partie de la société civile par l’absence de procès dans l’affaire Halimi, la loi du 24 janvier 2022, commandée par Emmanuel Macron, est venue limiter l’irresponsabilité pénale en cas de trouble mental résultant de la consommation de produits psychoactifs. Le 20 octobre dernier, un colloque organisé par l’École nationale de la magistrature et la Compagnie nationale des experts médecins de justice, en partenariat avec le Conseil national des barreaux, a consacré une table ronde à l’origine et aux incidences de ce texte. « Quand le pouvoir est démuni, il prend une loi. C’est un fonctionnement auquel on sera de plus en plus confrontés », observe à cette occasion l’avocat Jérôme Dirou, ancien bâtonnier du barreau de Bordeaux.

 

Devant l’incompréhension, « légiférer, c’est agir »

 

Pour rappel, en avril 2021, la Cour de cassation avait confirmé la décision judiciaire qui déclarait Kobili Traoré irresponsable pénalement du meurtre de la sexagénaire juive Sarah Halimi, à Paris, en 2017, en raison d’une bouffée délirante aiguë à la suite d’une forte consommation de cannabis. Dans cette affaire, la colère et l’incompréhension ont été fortes du côté de l’opinion publique, car « la société a besoin d’avoir un responsable, un puni. Le procès permet à chacun d’exprimer son ressenti – le rôle de l’audience tend à prendre cette dimension », estime Valérie Dervieux, présidente de chambre de l’instruction à la cour d’appel de Paris. Pour le psychiatre et expert honoraire Jean-Claude Pénochet, un élément a particulièrement mis le feu aux poudres : les juridictions ont retenu que le meurtrier était antisémite mais qu’il était aboli dans son discernement, ce qui n’est pas forcément « lisible ni compréhensible » par les citoyens. « Comment le meurtrier peut-il être l’un et l’autre à la fois ; sachant qu’être antisémite, c’est avoir une construction de sa haine dirigée ? » Le psychiatre juge que ce paradoxe a été mal expliqué. Autre point de tension, les positions différenciées des experts sur la notion d’altération ou d’abolition du discernement ont elles aussi nourri un scepticisme important. « Que des experts puissent ne pas être d’accord est compliqué à entendre », souligne Jean-Claude Pénochet. « S’il y avait eu unanimité sur l’abolition du discernement, peut-être que l’affaire aurait moins enflé », remarque-t-il.

 

En réaction à la décision de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire, 25 000 manifestants avaient réclamé justice en France : quelques jours plus tard, le gouvernement annonçait un projet de nouvelle loi sur l’irresponsabilité pénale, faisant fi des conclusions du rapport Belloubet, lequel indiquait qu’il n’était pas nécessaire de modifier le Code pénal. Pour Valérie Dervieux, l’exécutif a choisi de faire évoluer la loi « car légiférer, c’est agir. On ne se demande qu’après comment mettre en exécution », affirme la magistrate. De son côté, l’avocat Boris Kessel, vice-président de la commission Libertés et droits de l’Homme au CNB, estime qu’il ne s’agit pas seulement d’un instrument politique, mais qu’il y avait « une nécessité de clarifier » : « L’affaire est remontée jusqu’à la Cour de cassation, qui a rendu un communiqué pour expliciter sa décision, interprété comme appel du pied au législateur pour prendre position. » Par ailleurs, l’avocat considère qu’il y a eu « un vrai travail de fond », le rapport Houillon sur le projet de loi ayant été rendu après 18 mois de travaux.

 

Une loi circonscrite à des cas d’école

 

Quant au contenu même du texte, Boris Kessel propose de le décortiquer. Il précise que l’article 122-1 du Code pénal, qui consacre la double possibilité d’abolition du discernement ou de l’altération, n’a pas été modifié, mais que sont venus s’adjoindre deux articles introduisant des restrictions à l’irresponsabilité pénale. Le nouvel article 122-1-1 concerne ainsi l’abolition et indique que pour qu’exception soit faite à l’irresponsabilité, il faut une consommation de « substance psychoactive » – toutefois, il n’en donne pas de définition, laissant se référer aux textes internationaux –, une ingestion de cette substance dans un « temps très voisin de l’action » – notion que, là encore, la loi ne définit pas, mais que l’on retrouve dans le Code de procédure pénale, appliquée à l’enquête de flagrance –, une abolition temporaire du discernement, une causalité entre la consommation de substances et l’abolition, et, critère « original », commente Boris Kessel, ces substances doivent avoir été consommées « volontairement et dans le dessein de commettre l’infraction ou de la faciliter ». C’est finalement le cas de figure où une personne a pris une substance illicite pour se « donner du courage » et passer à l’acte. « Je n’ai pas connaissance, dans la jurisprudence, de juges qui se sont posé la question de comment condamner dans cette hypothèse », nuance toutefois l’avocat, qui parle de pur « cas d’école ». À son sens, « le texte est ici circonscrit à des cas extrêmement réduits. On voit peu comment il pourrait recevoir une application.»

 

Deuxième limite, le nouvel article 122-1-2 porte pour sa part sur l’altération du discernement. On y retrouve la nécessité d’une altération temporaire, d’une consommation volontaire de substances, mais disparaît la finalité (« dans le dessein de »), examine l’avocat. « Ici, un simple lien de causalité suffit. On imagine qu’on peut avoir plus souvent recours à cet article, mais nous sommes uniquement sur l’altération ». Par ailleurs, la consommation doit avoir été faite de façon illicite ou manifestement excessive, cependant, aucun seuil n’est précisé : ce sera donc au juge de statuer, fait remarquer Boris Kessel. Selon lui, se pose notamment la question des consommations modérées mais aux conséquences disproportionnées du fait de la physiologie des individus : là encore, le magistrat devra trancher.

 

Du flou dans les nouveaux délits d’intoxication volontaire

 

« Le recours à ces articles sera donc très limité, augure Boris Kessel. Le législateur en avait conscience car il a créé de nouvelles infractions qui viennent réprimer non une infraction finale mais la prise de produits à l’origine de l’abolition du discernement qui conduit l’auteur à réaliser une infraction. » En effet, le chapitre relatif aux atteintes à la vie est dorénavant assorti d’une section 1 bis intitulée « De l’atteinte à la vie résultant d’une intoxication volontaire » contenant trois nouveaux délits d’intoxication volontaire, expression que l’avocat juge « intéressante dans le Code pénal ». Ces textes répriment « le fait pour une personne d’avoir consommé volontairement, de façon illicite ou manifestement excessive, des substances psychoactives en ayant connaissance du fait que cette consommation est susceptible de la conduire à mettre délibérément autrui en danger, lorsque cette consommation a entraîné un trouble psychique ou neuropsychique temporaire sous l’empire duquel elle a commis » un homicide volontaire, ou des tortures et actes de barbarie ou des violences volontaires, ou un viol.



D.R.

 

L’auteur doit donc avoir la « connaissance du fait que la consommation est susceptible de le conduire à mettre délibérément autrui en danger », une formule « mal écrite », au goût de Boris Keller, et qui pose, affirme-t-il, « une myriade de questions » : quelle est la nature de ce danger ? Parle-t-on du danger de réaliser l’infraction ou de mettre en danger l’individu de façon globale ? Comment évaluer la connaissance du danger par l’auteur ? Est-ce une connaissance que tout citoyen peut avoir du danger ou une appréciation in concreto ? « Il faudra aller vérifier ce que chaque personne peut avoir compris, or la preuve est quasiment impossible à rapporter. En pratique, ce sera donc une interprétation in abstracto qui sera retenue pour condamner les auteurs de ces infractions », prédit l’avocat. Ce dernier met également en exergue que les peines prévues par ces nouvelles infractions sont réduites par rapport aux infractions classiques : « Si on considère que la personne a des troubles du comportement ayant abouti à sa responsabilité pénale, alors elle encourt une peine d’un tiers de la peine prévue normalement.»

 

Dernière difficulté : le texte crée un premier terme de récidive, relève Boris Keller. Dans l’alinéa 2 de chacun des articles, il est indiqué que si la personne a précédemment été déclarée responsable d’un homicide volontaire – l’avocat se demande d’ailleurs pourquoi uniquement l’homicide volontaire, et si ce n’est pas un « loupé de la loi » – provoqué par les substances, les peines maximales seront supérieures. Il y a là une contradiction, de l’avis de l’avocat : « On reconnaît l’irresponsabilité, mais on admet que cela peut malgré tout constituer un premier terme d’une récidive, même si le mot n’apparaît pas.» Valérie Dervieux pointe que cette récidive d’irresponsabilité vient se heurter aux libertés fondamentales, surtout car les déclarations d’irresponsabilité qui pourraient constituer le premier terme ne sont pas encadrées par le temps. La magistrate pense que des questions prioritaires de constitutionnalité seront « certainement présentées » sur ce point. « Je serai surpris si le Conseil constitutionnel n’est pas saisi », abonde Boris Kessel.

 

Un impact sur la durée des instructions

 

Dans son ensemble, la loi est « complexe et difficile de lecture, comme souvent », argue Jérôme Dirou, pointant la technicité du texte, susceptible de semer la confusion chez les avocats non spécialisés, d’autant que ce sont « des dossiers que l’on a qu’une fois dans une carrière ». « Les avocats vont devoir s’habituer à plaider et à interpréter », prévient-il. Et de dénoncer une tendance générale : « Avant, ils avaient un choix binaire entre plaider coupable et non coupable. Maintenant, ils doivent choisir entre plaider coupable, non coupable et irresponsable. » Ce qui peut être source de tensions dans les rapports avec les clients, surtout lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec le choix opéré, pourtant dans leur intérêt. Jérôme Dirou appelle néanmoins à la prudence et à la prise de recul : « Si l’on refait un colloque sur ce sujet dans cinq ans, nos questionnements ne seront sûrement plus du tout les mêmes. Comme pour beaucoup de lois nouvelles et anxiogènes, le temps saura gommer ces difficultés, et nous aurons une loi qui ne posera pas plus de problèmes que d’autres.»

 

De son côté en revanche, Valérie Dervieux craint que la loi n’ait des conséquences sur toutes les procédures où l’irresponsabilité pénale est susceptible d’être interrogée. « Elle aura un impact sur la durée de l’instruction et des enquêtes », s’inquiète-t-elle. « On va avoir des raisonnements in abstracto qu’on va ensuite appliquer à des personnes. On veut trouver un moment où quelqu’un peut être responsable de quelque chose pour être jugé et condamné.»

 

La magistrate ajoute que le législateur s’est fondé sur les conclusions publiques de l’avocate générale dans l’affaire Halimi pour rédiger le texte. Pourtant, celle-ci n’a pas conclu qu’il était impossible de condamner Kobili Traoré. En effet, précise Valérie Dervieux, l’auteur du crime aurait pu être condamné sur le fondement de l’homicide involontaire – mais ce choix n’a pas été fait car il ne fait pas encourir une peine assez importante – ou bien de l’homicide involontaire aggravé. « Cette loi est donc une réponse à un problème de société à un moment T. Qui se satisfait de ce texte, finalement ? », lance-t-elle, invitant au débat.

 

De son côté, Jean-Claude Pénochet soulève que l’irresponsabilité prononcée au stade de l’enquête est en augmentation : 20 000 affaires ont ainsi été classées sans suite en 2020 en raison d’une déficience mentale évidente. En effet, « il y a beaucoup plus d’expertises en garde à vue et au stade de l’enquête qu’au stade de l’instruction », renseigne-t-il. Mais alors, « si la majorité des irresponsabilités sont prononcées au stade du classement sans suite, est-ce que les parquets ne vont pas se dire qu’il y a matière à creuser, que des dossiers sont susceptibles de voir la loi trouver application ? » alerte Jérôme Dirou. Peut-être que cette dernière ne restera pas lettre morte, tout compte fait…

 

L’abolition, une question de subjectivité

 

Jean-Claude Pénochet revient en outre longuement sur la notion d’abolition, tout en soulignant la « pression médiatique et sociale qui peut s’exercer sur les experts », chargés de décider si le discernement est aboli ou non. « Qu’est-ce que l’abolition ? Au niveau juridique, les marges et les contours sont flous. Au niveau psychiatrique, à un moment, on a une certaine correspondance qui nous fait penser qu’il s’agit à tous les coups d’abolition. Sauf qu’il y a aussi tout une zone où la détermination de l’abolition ne va pas être pensée en termes rationnels mais en fonction d’autres critères : l’expérience, la position du psychiatre, son obédience. » Les sociologues montrent d’ailleurs qu’il y a deux catégories d’experts : ceux qui pensent qu’il faut responsabiliser (le sujet doit être confronté à son acte) et ceux qui pensent qu’il faut protéger le malade de l’incarcération. De nombreuses dissensions d’experts viennent de là, explique Jean-Claude Pénochet.

 

Dans l’affaire Halimi, c’est autour de la consommation de cannabis que les dissensions se sont produites, et qu’une certaine subjectivité était à l’œuvre, note le psychiatre. En effet, le premier expert a indiqué que l’abolition du discernement ne pouvait être retenue « du fait de la prise consciente et volontaire régulière du cannabis en très grande quantité », condamnant en filigrane le comportement illégal et contraire aux bonnes mœurs de l’auteur. À l’inverse, le troisième groupe d’experts ne s’est pas focalisé sur cet aspect, et a souligné que la bouffée délirante après la prise de cannabis était très rare – de l’ordre de 1 %. Par conséquent, Kobili Traoré ne pouvait pas savoir qu’il allait se mettre à délirer, et c’est pour cette raison que l’abolition a été retenue : l’auteur ne pouvait pas savoir à quoi il s’exposait. « Le premier psychiatre a anticipé la position du juge » en se focalisant sur le côté illicite de la substance prise, estime par ailleurs Jean-Claude Pénochet. Ce dernier fait ici allusion aux rapports de pouvoir en lien avec l’expertise psychiatrique. « Généralement, le juge a son idée, mais il ne peut pas l’utiliser, car on le lui reprocherait. Il a besoin de l’asseoir par une position scientifique, et le psychiatre est content de cette reconnaissance de la justice, qu’il va médiatiser. Un deal se produit entre la position du psychiatre et celle du juge. C’est une situation donnant-donnant. »

 

Jean-Claude Pénochet souligne que dans le rapport de la Cour de cassation, a été rappelée la nécessité que l’expert reste à sa place, et que le juge tienne bien son rôle aussi. « Le juge a un pouvoir d’appréciation : il peut suivre ou ne pas suivre l’expert », souligne la magistrate Valérie Dervieux. En écho, Boris Kessel rappelle que « peu importe le nombre d’experts qui se prononcent, c’est au juge de trancher. » De quoi remettre les pendules à l’heure.

 

Bérengère Margaritelli



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