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Les opérateurs titulaires de droits exclusifs pour l’exploitation de jeux d’argent et de hasard doivent trouver un équilibre entre la viabilité économique de leur activité et leur obligation de ne pas inciter les consommateurs au jeu excessif. Alors que l’Autorité nationale des jeux, qui veille au respect de cette obligation, était accusée d’excès de pouvoir par la Française des jeux, le Conseil d’État a finalement réaffirmé son pouvoir de régulation.
Le 11 février 2025, le
Conseil d'État a publié deux décisions donnant suite à de multiples recours
formulés par la Française des jeux (FDJ). L’opérateur de droits exclusifs remettait
en cause plusieurs décisions de restriction de ses offres de jeux prises par l’Autorité
nationale des jeux (ANJ). Avec ces deux décisions, le Conseil d’État confirme
que l’ANJ est en droit de tenir compte d’indicateurs de jeu excessif ou
d’intensification des pratiques de jeux au sein des nouveaux programmes de la
FDJ. La plus haute juridiction administrative a également confirmé les
décisions de restriction de l’ANJ sur l’offre de jeux de la FDJ, pour l’année
2024 ainsi que ses interdictions de promotion de certaines gammes de jeux.
En 2021, le marché des jeux
d’argent et de hasard en France représentait 49 milliards d’euros de mises et
un produit brut des jeux de 10,7 milliards d’euros, selon l’ANJ. Mais ce juteux
marché nécessite une attention particulière du régulateur puisque ces activités
récréatives comportent un important risque de dérives (telles que le
surendettement) et sur la santé publique, avec des problématiques d’addiction
et d’isolement des joueurs, notamment. Selon une étude réalisée par
l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), 1
million de Français sont des joueurs à risque modéré, tandis que 370 000
Français sont des joueurs excessifs. Rattaché à la population française, le jeu
problématique est présent chez 2,9% des Français adultes et chez 12,1% des
jeunes Français âgés de 15 à 17 ans, selon l’association SEDAP.
C’est pourquoi, depuis 2020,
l’ANJ est chargée de réguler l’ensemble des jeux d’argent et de hasard, tels
que les jeux de tirage et de grattage, dont le monopole d’exploitation est
détenu par la FDJ. Son objectif est de mettre en œuvre une régulation
unifiée du secteur en jouissant de pouvoirs renforcés pour assurer la
protection des joueurs. Ses missions ont été définies par la loi du 12 mai
2010. Celles-ci sont principalement de prévenir le jeu excessif et d’assurer la
protection des mineurs, de prévenir les activités frauduleuses (telles que le
blanchiment de capitaux, les sites de jeux illégaux), d’assurer l’intégrité des
opérations de jeu (et donc de lutter contre les manipulations sportives) et de
veiller à l’équilibre entre les différentes filières de jeu.
Pour mener à bien ses
missions d’encadrement, l’ANJ peut exiger le retrait d’une communication
commerciale comportant une incitation excessive au jeu. Enfin, s’agissant de
l’encadrement des opérateurs détenant des droits exclusifs (tels que la FDJ), l’autorité
est chargée d’autoriser ou non les offres de jeux et d’étudier les stratégies promotionnelles
et les plans d’actions prévus en matière de lutte contre la fraude, le
blanchiment et pour la prévention du jeu excessif et la protection des mineurs.
C’est dans ce cadre de validation du programme de jeux de la FDJ pour l’année
2024 que l’ANJ l’a approuvé sous conditions lors de sa décision n°2023-165 du
22 juin 2023. Des conditions soumises à la FDJ, « afin d’éviter
l’exploitation de jeux susceptibles de provoquer le développement de pratiques
excessives », a expliqué l’Autorité.
L’autorité a, par exemple, demandé
à la FDJ de « limiter la part du produit brut des jeux généré en
ligne », c’est-à-dire de limiter le montant des sommes dépensées et donc perdues
par les joueurs « dont le statut « Playscan » est
jaune ou rouge ». Il s’agit d’un outil numérique d’évaluation du
niveau de risque associé aux pratiques de jeu d’un joueur. Il prend la forme
d’une échelle graduée et colorée, allant du vert (pour les pratiques de jeu à
faible risque) au rouge vif (pour les risques très élevés). L’ANJ a également
demandé la limitation du nombre de jeux de grattage commercialisés pour 2024,
dont la mise est fixée à partir de cinq euros, ainsi que les jeux à mise
variable exclusivement commercialisés sur internet. Par ailleurs, l’autorité a
demandé à la FDJ de « procéder à une évaluation » de ces
offres de jeux sur internet « afin de mesurer » leur impact
« sur le jeu excessif », en plus d’interdire l’exploitation de nouvelles
gammes de paris. En réaction à ces décisions de restriction, la Française des
jeux avait demandé au Conseil d’État de les « annuler pour excès de
pouvoir », en novembre 2023, septembre et novembre 2024.
Par sa première décision, la
suprême juridiction administrative a réaffirmé la compétence de l’ANJ
d’apprécier les programmes de jeux qui lui sont soumis « s’il y a lieu
de les approuver » ou « en assortissant son approbation de
conditions de mise en œuvre, lesquelles peuvent se traduire par des
restrictions ou limitations », comme le prévoit le décret du 17 octobre
2019. Le Conseil d’État a également rappelé que l’autorité est compétente pour
fixer « des conditions supplémentaires, applicables aux jeux proposés
pour une année donnée, afin de limiter la part du produit brut des jeux ou
celle des mises faites par des joueurs considérés comme problématiques ».
Il a par ailleurs précisé que les conditions apposées par l’ANJ à la société de
la FDJ font judicieusement suite à une évaluation « d'un risque
d'intensification des pratiques de jeux […]
comme suffisamment établi ». En effet, l’autorité avait
étudié, en amont de sa décision, l’évolution moyenne des mises et la stabilité
du bassin de joueurs, afin de mesurer les risques de jeux excessifs et
pathologiques des programmes en cause. Ainsi, le Conseil d’État a validé les
restrictions de l’ANJ sur l’offre numérique de jeux pour l’année 2024.
Concernant l’offre de jeux de
grattage, la haute juridiction administrative a rappelé qu’environ « un
tiers des joueurs excessifs » en « sont adeptes ». Elle a
également précisé que ces types de jeux présentent des signes d’intensification
des pratiques par l’augmentation de la mise moyenne, supérieure aux mises
moyennes des autres types de jeux, et l’accroissement du produit brut des jeux alors
que le bassin de joueurs est stable. Ce sont donc autant de raisons qui
traduisent une pratique plus intensive et à risque addictif élevé. Face à ce
constat, le Conseil d’État a décidé que « les limitations imposées par
l'ANJ en ce qui concerne ces jeux […] ne sont pas
disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis ». Il
en est d’ailleurs de même pour l’offre de jeux instantanés commercialisés
exclusivement sur internet, puisqu’une augmentation des mises et du bassin de
joueurs a aussi été observée par l’autorité.
Le Conseil d’État a
d’ailleurs rappelé, dans sa décision, que les conditions de l’ANJ intervenaient
« dans un contexte de croissance générale de l'activité de la
FDJ ». En effet, le chiffre d’affaires produit en 2023 par ses
activités de loterie était en légère hausse par rapport à l’année
précédente et s’établissait à 1,9 milliard d’euros. De plus, le bassin de
joueurs de la société était passé de 24 à 27 millions entre 2019 et 2023, alors
que les droits exclusifs confiés à la FDJ obligent cette dernière à ne pas
pratiquer de politique économiquement expansionniste. D’ailleurs, dans une
précédente décision en date du mois d’avril 2023, la haute juridiction
administrative avait rappelé que l’attribution des droits exclusifs à la FDJ « permet
de protéger la santé et l’ordre public en luttant contre le risque de jeu
excessif et la fraude, par un circuit contrôlé et une progression limitée du
nombre de jeux proposés ».
La FDJ avait aussi déposé deux
recours auprès du Conseil d’État afin de demander l’annulation de plusieurs
articles dans le cadre des décisions n°2023-158 et n°2023-198 de l’ANJ. La
société accusait, une seconde fois, l’autorité régulatrice de faire preuve d’« excès
de pouvoir » à son égard. Par ces deux décisions citées, l’ANJ autorisait
l’exploitation en réseau physique de distribution du jeu de loterie sous droits
exclusifs « Mission Patrimoine », en plus des tirages du Loto
dédiés au patrimoine. En revanche, elle demandait que soient limités les canaux
de communication de ces gammes de jeux, conformément au Code de la sécurité
intérieure. Ce dernier prévoit que l’offre de jeux des opérateurs et leur
promotion doivent uniquement contribuer « à canaliser la demande de
jeux dans un circuit contrôlé par l’autorité publique et à prévenir le
développement d’une offre illégale de jeux d’argent ». Par sa décision
de limitation des canaux de communication, l’ANJ entendait veiller à ce que l’équilibre
soit trouvé entre les objectifs de canalisation de la demande des opérateurs, en
les autorisant à proposer des offres de jeux légales telles que « Mission
Patrimoine », et l’interdiction d’encourager le jeu excessif.
Opposée aux décisions de
restriction de la campagne promotionnelle prévue pour le jeu « Mission Patrimoine »,
la FDJ invoquait, quant à elle, les articles 56 et 62 du Traitement sur le
fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), relatifs à la libre prestation de
services. Elle accusait également les décisions de l’ANJ de porter atteinte aux
libertés de commerce, de l’industrie, d’entreprendre et au droit de propriété. Mais
pour le Conseil d’État, les restrictions de la stratégie promotionnelle de la
FDJ sont légales, au regard de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union
européenne (CJUE) du 15 septembre 2011, contre Jochen Dickinger et Franz Ömer.
L’arrêt stipule que « la publicité éventuellement mise en œuvre par le
titulaire de droits exclusifs doit demeurer mesurée et strictement limitée à ce
qui est nécessaire pour canaliser les consommateurs vers les réseaux de jeu
contrôlés et ne saurait viser à encourager la propension naturelle au jeu des
consommateurs en stimulant leur participation active à celui-ci, notamment en
banalisant le jeu ou en donnant une image positive ».
Le Conseil d’État valide par
ailleurs le fait que l’ANJ ait conditionné son approbation du programme
promotionnel « à ce que la société se borne à la délivrance de messages
purement informatifs s'abstenant d'établir un lien direct entre l'acte de jeu
et une cause d'intérêt général dans ses communications commerciales ».
Et pour cause, le programme de loterie « Mission Patrimoine »
est présenté par la FDJ comme un jeu ayant permis de collecter « plus
de 150 millions d’euros » afin de « soutenir le patrimoine en
péril » français en reversant, depuis 2028, des fonds à la Fondation
du patrimoine. Conformément à l’arrêt de la CJUE, le Conseil d’État a donc
considéré que l’ANJ « a pu légalement interdire que la publicité
relative aux jeux en cause fasse référence aux causes d'intérêt général
auxquelles une partie de leur produit est affectée ». Dès le 14
février, l’ANJ s’est félicitée des deux décisions de la suprême
juridiction administrative, dans un communiqué de presse. « Ces deux
décisions confortent les choix de régulation adoptés par l’ANJ qui a fait de la
protection des mineurs et de la réduction drastique de la part du jeu excessif
au sein du marché français du jeu d’argent une priorité absolue de son action pour
les mois et années à venir », a-t-elle notamment écrit. Contactée par
la rédaction, la FDJ a, quant à elle, précisé qu’elle « prend acte des
décisions du Conseil d’État du 11 février 2025 qui confirment le cadre de
régulation actuel ».
Inès
Guiza
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