Justice

Jeux d'argent et de hasard : le Conseil d'État réaffirme le pouvoir d'encadrement de l'autorité nationale des jeux


mardi 25 février8 min
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Les opérateurs titulaires de droits exclusifs pour l’exploitation de jeux d’argent et de hasard doivent trouver un équilibre entre la viabilité économique de leur activité et leur obligation de ne pas inciter les consommateurs au jeu excessif. Alors que l’Autorité nationale des jeux, qui veille au respect de cette obligation, était accusée d’excès de pouvoir par la Française des jeux, le Conseil d’État a finalement réaffirmé son pouvoir de régulation.

Le 11 février 2025, le Conseil d'État a publié deux décisions donnant suite à de multiples recours formulés par la Française des jeux (FDJ). L’opérateur de droits exclusifs remettait en cause plusieurs décisions de restriction de ses offres de jeux prises par l’Autorité nationale des jeux (ANJ). Avec ces deux décisions, le Conseil d’État confirme que l’ANJ est en droit de tenir compte d’indicateurs de jeu excessif ou d’intensification des pratiques de jeux au sein des nouveaux programmes de la FDJ. La plus haute juridiction administrative a également confirmé les décisions de restriction de l’ANJ sur l’offre de jeux de la FDJ, pour l’année 2024 ainsi que ses interdictions de promotion de certaines gammes de jeux.

En 2021, le marché des jeux d’argent et de hasard en France représentait 49 milliards d’euros de mises et un produit brut des jeux de 10,7 milliards d’euros, selon l’ANJ. Mais ce juteux marché nécessite une attention particulière du régulateur puisque ces activités récréatives comportent un important risque de dérives (telles que le surendettement) et sur la santé publique, avec des problématiques d’addiction et d’isolement des joueurs, notamment. Selon une étude réalisée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), 1 million de Français sont des joueurs à risque modéré, tandis que 370 000 Français sont des joueurs excessifs. Rattaché à la population française, le jeu problématique est présent chez 2,9% des Français adultes et chez 12,1% des jeunes Français âgés de 15 à 17 ans, selon l’association SEDAP.

C’est pourquoi, depuis 2020, l’ANJ est chargée de réguler l’ensemble des jeux d’argent et de hasard, tels que les jeux de tirage et de grattage, dont le monopole d’exploitation est détenu par la FDJ. Son objectif est de mettre en œuvre une régulation unifiée du secteur en jouissant de pouvoirs renforcés pour assurer la protection des joueurs. Ses missions ont été définies par la loi du 12 mai 2010. Celles-ci sont principalement de prévenir le jeu excessif et d’assurer la protection des mineurs, de prévenir les activités frauduleuses (telles que le blanchiment de capitaux, les sites de jeux illégaux), d’assurer l’intégrité des opérations de jeu (et donc de lutter contre les manipulations sportives) et de veiller à l’équilibre entre les différentes filières de jeu.

La FDJ accuse l’ANJ d’excès de pouvoir

Pour mener à bien ses missions d’encadrement, l’ANJ peut exiger le retrait d’une communication commerciale comportant une incitation excessive au jeu. Enfin, s’agissant de l’encadrement des opérateurs détenant des droits exclusifs (tels que la FDJ), l’autorité est chargée d’autoriser ou non les offres de jeux et d’étudier les stratégies promotionnelles et les plans d’actions prévus en matière de lutte contre la fraude, le blanchiment et pour la prévention du jeu excessif et la protection des mineurs. C’est dans ce cadre de validation du programme de jeux de la FDJ pour l’année 2024 que l’ANJ l’a approuvé sous conditions lors de sa décision n°2023-165 du 22 juin 2023. Des conditions soumises à la FDJ, « afin d’éviter l’exploitation de jeux susceptibles de provoquer le développement de pratiques excessives », a expliqué l’Autorité.

L’autorité a, par exemple, demandé à la FDJ de « limiter la part du produit brut des jeux généré en ligne », c’est-à-dire de limiter le montant des sommes dépensées et donc perdues par les joueurs « dont le statut « Playscan » est jaune ou rouge ». Il s’agit d’un outil numérique d’évaluation du niveau de risque associé aux pratiques de jeu d’un joueur. Il prend la forme d’une échelle graduée et colorée, allant du vert (pour les pratiques de jeu à faible risque) au rouge vif (pour les risques très élevés). L’ANJ a également demandé la limitation du nombre de jeux de grattage commercialisés pour 2024, dont la mise est fixée à partir de cinq euros, ainsi que les jeux à mise variable exclusivement commercialisés sur internet. Par ailleurs, l’autorité a demandé à la FDJ de « procéder à une évaluation » de ces offres de jeux sur internet « afin de mesurer » leur impact « sur le jeu excessif », en plus d’interdire l’exploitation de nouvelles gammes de paris. En réaction à ces décisions de restriction, la Française des jeux avait demandé au Conseil d’État de les « annuler pour excès de pouvoir », en novembre 2023, septembre et novembre 2024.

Le Conseil d’État valide les restrictions relatives au programme de jeux 2024 de la FDJ

Par sa première décision, la suprême juridiction administrative a réaffirmé la compétence de l’ANJ d’apprécier les programmes de jeux qui lui sont soumis « s’il y a lieu de les approuver » ou « en assortissant son approbation de conditions de mise en œuvre, lesquelles peuvent se traduire par des restrictions ou limitations », comme le prévoit le décret du 17 octobre 2019. Le Conseil d’État a également rappelé que l’autorité est compétente pour fixer « des conditions supplémentaires, applicables aux jeux proposés pour une année donnée, afin de limiter la part du produit brut des jeux ou celle des mises faites par des joueurs considérés comme problématiques ». Il a par ailleurs précisé que les conditions apposées par l’ANJ à la société de la FDJ font judicieusement suite à une évaluation « d'un risque d'intensification des pratiques de jeux [] comme suffisamment établi ». En effet, l’autorité avait étudié, en amont de sa décision, l’évolution moyenne des mises et la stabilité du bassin de joueurs, afin de mesurer les risques de jeux excessifs et pathologiques des programmes en cause. Ainsi, le Conseil d’État a validé les restrictions de l’ANJ sur l’offre numérique de jeux pour l’année 2024.

Concernant l’offre de jeux de grattage, la haute juridiction administrative a rappelé qu’environ « un tiers des joueurs excessifs » en « sont adeptes ». Elle a également précisé que ces types de jeux présentent des signes d’intensification des pratiques par l’augmentation de la mise moyenne, supérieure aux mises moyennes des autres types de jeux, et l’accroissement du produit brut des jeux alors que le bassin de joueurs est stable. Ce sont donc autant de raisons qui traduisent une pratique plus intensive et à risque addictif élevé. Face à ce constat, le Conseil d’État a décidé que « les limitations imposées par l'ANJ en ce qui concerne ces jeux [] ne sont pas disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis ». Il en est d’ailleurs de même pour l’offre de jeux instantanés commercialisés exclusivement sur internet, puisqu’une augmentation des mises et du bassin de joueurs a aussi été observée par l’autorité.

Le Conseil d’État a d’ailleurs rappelé, dans sa décision, que les conditions de l’ANJ intervenaient « dans un contexte de croissance générale de l'activité de la FDJ ». En effet, le chiffre d’affaires produit en 2023 par ses activités de loterie était en légère hausse par rapport à l’année précédente et s’établissait à 1,9 milliard d’euros. De plus, le bassin de joueurs de la société était passé de 24 à 27 millions entre 2019 et 2023, alors que les droits exclusifs confiés à la FDJ obligent cette dernière à ne pas pratiquer de politique économiquement expansionniste. D’ailleurs, dans une précédente décision en date du mois d’avril 2023, la haute juridiction administrative avait rappelé que l’attribution des droits exclusifs à la FDJ « permet de protéger la santé et l’ordre public en luttant contre le risque de jeu excessif et la fraude, par un circuit contrôlé et une progression limitée du nombre de jeux proposés ».

Le Conseil d’État rappelle que l’ANJ jouit d’un droit de regard sur les stratégies promotionnelles des opérateurs

La FDJ avait aussi déposé deux recours auprès du Conseil d’État afin de demander l’annulation de plusieurs articles dans le cadre des décisions n°2023-158 et n°2023-198 de l’ANJ. La société accusait, une seconde fois, l’autorité régulatrice de faire preuve d’« excès de pouvoir » à son égard. Par ces deux décisions citées, l’ANJ autorisait l’exploitation en réseau physique de distribution du jeu de loterie sous droits exclusifs « Mission Patrimoine », en plus des tirages du Loto dédiés au patrimoine. En revanche, elle demandait que soient limités les canaux de communication de ces gammes de jeux, conformément au Code de la sécurité intérieure. Ce dernier prévoit que l’offre de jeux des opérateurs et leur promotion doivent uniquement contribuer « à canaliser la demande de jeux dans un circuit contrôlé par l’autorité publique et à prévenir le développement d’une offre illégale de jeux d’argent ». Par sa décision de limitation des canaux de communication, l’ANJ entendait veiller à ce que l’équilibre soit trouvé entre les objectifs de canalisation de la demande des opérateurs, en les autorisant à proposer des offres de jeux légales telles que « Mission Patrimoine », et l’interdiction d’encourager le jeu excessif.

Opposée aux décisions de restriction de la campagne promotionnelle prévue pour le jeu « Mission Patrimoine », la FDJ invoquait, quant à elle, les articles 56 et 62 du Traitement sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), relatifs à la libre prestation de services. Elle accusait également les décisions de l’ANJ de porter atteinte aux libertés de commerce, de l’industrie, d’entreprendre et au droit de propriété. Mais pour le Conseil d’État, les restrictions de la stratégie promotionnelle de la FDJ sont légales, au regard de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 15 septembre 2011, contre Jochen Dickinger et Franz Ömer. L’arrêt stipule que « la publicité éventuellement mise en œuvre par le titulaire de droits exclusifs doit demeurer mesurée et strictement limitée à ce qui est nécessaire pour canaliser les consommateurs vers les réseaux de jeu contrôlés et ne saurait viser à encourager la propension naturelle au jeu des consommateurs en stimulant leur participation active à celui-ci, notamment en banalisant le jeu ou en donnant une image positive ».

Le Conseil d’État valide par ailleurs le fait que l’ANJ ait conditionné son approbation du programme promotionnel « à ce que la société se borne à la délivrance de messages purement informatifs s'abstenant d'établir un lien direct entre l'acte de jeu et une cause d'intérêt général dans ses communications commerciales ». Et pour cause, le programme de loterie « Mission Patrimoine » est présenté par la FDJ comme un jeu ayant permis de collecter « plus de 150 millions d’euros » afin de « soutenir le patrimoine en péril » français en reversant, depuis 2028, des fonds à la Fondation du patrimoine. Conformément à l’arrêt de la CJUE, le Conseil d’État a donc considéré que l’ANJ « a pu légalement interdire que la publicité relative aux jeux en cause fasse référence aux causes d'intérêt général auxquelles une partie de leur produit est affectée ». Dès le 14 février, l’ANJ s’est félicitée des deux décisions de la suprême juridiction administrative, dans un communiqué de presse. « Ces deux décisions confortent les choix de régulation adoptés par l’ANJ qui a fait de la protection des mineurs et de la réduction drastique de la part du jeu excessif au sein du marché français du jeu d’argent une priorité absolue de son action pour les mois et années à venir », a-t-elle notamment écrit. Contactée par la rédaction, la FDJ a, quant à elle, précisé qu’elle « prend acte des décisions du Conseil d’État du 11 février 2025 qui confirment le cadre de régulation actuel ».

Inès Guiza

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