Journalistes visés à Gaza : Reporters sans frontières tire la sonnette d’alarme


mercredi 11 juin11 min
Écouter l'article

Lors d’une conférence organisée par l’Institut d’études de droit public de Paris-Saclay, la rédactrice en chef d’Orient XXI et deux représentants de RSF ont dénoncé une stratégie de blackout médiatique orchestrée par l’armée israélienne.

« Israël cible les journalistes à Gaza ! » Le ton était sans équivoque, ce mercredi de mai, à la faculté Jean Monnet de l’Université Paris-Saclay, à Sceaux, lors d’une conférence organisée par l’Institut d’études de droit public (IEDP).

Devant une cinquantaine d’étudiants venus pour l’occasion, Jonathan Dagher et Paul Pouchoux, respectivement responsable du bureau Moyen-Orient et chargé de plaidoyer chez Reporters sans frontières (RSF), étaient accompagnés de Sarra Grira, rédactrice en chef du média en ligne Orient XXI,  spécialisé dans le décryptage du monde arabo-musulman. Tous trois ont dressé un constat alarmant : « Il y a une volonté de s’attaquer à la presse pour que plus aucune information ne sorte de Gaza. »

Depuis le début de la guerre, près de 200 journalistes ont été tués dans la bande de Gaza, selon les chiffres de RSF en date du 7 mai, dont au moins 44 alors qu’ils exerçaient clairement leur métier de journaliste.

Malgré quatre plaintes déposées auprès de la Cour pénale internationale (CPI) depuis octobre 2023, visant des crimes de guerre contre des journalistes palestiniens, la situation demeure inchangée. La présence de la presse se fait de plus en plus rare sur le terrain.

Un blackout médiatique à Gaza

« Ces crimes de guerre s’inscrivent dans le génocide de Gaza », a affirmé d’emblée Rafaëlle Maison, professeure de droit public et organisatrice de la conférence. « Car les journalistes palestiniens sont les premiers témoins et les premiers analystes de ce qui est réellement en train de se passer. Ils documentent les faits, et c’est précisément pour cela qu’Israël les assassine. »

Aux côtés de Jonathan Dagher, l’enseignante a dénoncé une stratégie concertée visant à imposer un « blackout médiatique sur la région ». Mais celui-ci ne passe pas seulement par les bombes. Il s’accompagne, selon Rafaëlle Maison, d’une vaste entreprise de discrédit. « C’est pourquoi les journalistes sont discrédités. Et ce discrédit est largement relayé dans l’espace médiatique occidental. »

L’exemple d’Honest Reporting, une organisation pro-israélienne qui traque les supposés biais anti-Israël dans les médias, est particulièrement révélateur, d’après elle. L’organisation a publiquement justifié le ciblage et la mort du photojournaliste Hassan Eslaiah, tué le 13 mai dernier par une frappe israélienne alors qu’il était hospitalisé à Khan Younès, en l’accusant d’être un membre du Hamas. Une « communication répugnante », selon la professeure, qui démontre à ses yeux la volonté de rendre inaudibles ceux qui témoignent du conflit depuis Gaza.

Bien qu’aucune preuve tangible ne corrobore les accusations d’Israël, le cas d’Hassan Eslaiah illustre bien les zones grises de cette guerre de l’information. Aux dires de l’armée israélienne, l’homme aurait eu connaissance à l’avance du plan d’attaque mortifère du Hamas en date du 7 octobre - une organisation qualifiée de terroriste par les États-Unis et l’Union européenne mais pas par les Nations Unies -, ce qui lui aurait permis de filmer les exactions. Une accusation qu’Hassan Eslaiah a toujours niée, affirmant avoir découvert l’offensive le jour même.

Mais l’affaire a pris une autre tournure lorsqu’une photo ancienne a refait surface : on y voit Yahya Sinwar, l’ex-leader du Hamas, embrasser le journaliste sur la joue. Ce dernier s’est défendu en expliquant que le cliché datait de 2018. Néanmoins, cela n’a pas empêché Associated Press (AP) et CNN, pour lesquels il travaillait, de rompre immédiatement toute collaboration. Puis, le 18 mai 2025, l’armée israélienne avait diffusé une vidéo et des documents internes supposément issus du Hamas, selon lesquels Hassan Eslaiah aurait disposé d’un matricule militaire et exercé la fonction de photographe au sein du groupe dès 2019. Des éléments que le média CheckNews, qui a consulté les pièces, n’a toutefois pas pu authentifier.

« Dans tous les cas, être membre du Hamas, ça veut dire quoi ? Il y a une branche armée, certes, mais aussi un parti politique. Et on a le droit d’être journaliste et membre d’un parti, a souligné Sarra Grira à Paris-Saclay. Même en supposant qu’ils fassent partie du Hamas, est-ce que cela justifie qu’on les tue ? Cette désignation ne peut pas servir de prétexte à l’élimination d’une personne. Il ne faut pas entrer dans le narratif israélien. » La question demeure : les autres 199 journalistes tués étaient-ils aussi membres du Hamas ?

« Les journalistes sont des civils »

Pour Rafaëlle Maison également, les accusations ne doivent pas faire oublier une règle fondamentale : « Les journalistes sont des civils ». Leur protection est en effet expressément garantie par le droit international humanitaire, et notamment par l’article 79 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977. Ce texte prévoit que les journalistes accomplissant des missions professionnelles dangereuses dans les zones de conflit armé sont considérés comme des personnes civiles.

À ce titre, ils ne peuvent être assimilés à des combattants et bénéficient des mêmes protections que les autres civils, à condition de ne pas participer directement aux hostilités. Leur meurtre constitue donc, en vertu du droit international, un crime de guerre.

« En vertu du Statut de Rome, qui fonde la compétence de la Cour pénale internationale, les journalistes peuvent constituer un groupe spécifique visé en tant que tel, a par ailleurs ajouté Paul Pouchoux. L’article 8 définit les crimes de guerre, et son alinéa 2(b) interdit toute attaque intentionnelle causant des pertes humaines parmi les civils en connaissance de cause. »

En principe, le droit international devrait garantir la protection des journalistes en zone de guerre. Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. À Gaza, les frappes ciblées de l’armée israélienne se poursuivent à un tel rythme que, selon Sarra Grira, les habitants eux-mêmes refusent désormais de parler à la presse par crainte d’être pris pour cibles.

Et Jonathan Dagher de compléter : « Être journaliste est devenu le métier le plus dangereux à Gaza. Beaucoup refusent désormais de porter les gilets pare-balles ou les casques estampillés presse, parce qu’ils estiment que ces signes les désignent comme des cibles aux yeux des Israéliens. »

Sarra Grira est également revenue sur le cas d’Abubaker Abed, jeune journaliste palestinien aujourd’hui installé à Dublin, en Irlande. Dans un témoignage intitulé The Unbearable Pain of Leaving Gaza, publié le 12 mai 2025, ce dernier raconte les circonstances déchirantes de son départ.

Sa mère, rongée par la peur de voir son fils mourir, l’avait supplié de quitter Gaza lui faisant comprendre que tant qu’il resterait auprès de sa famille, il les exposerait à un danger constant. « Le seul moyen qu’elle a trouvé pour le faire partir, c’était de lui dire que sa présence mettait en péril la vie de ses proches » a résumé Sarra Grirra. « Il avait le choix entre soit mourir et avoir la culpabilité de voir les siens mourir soit partir ».

Face à cette hécatombe, Reporters Sans Frontières dit rester en alerte constante. « Depuis le 7 octobre, nous recevons presque chaque matin des signalements de journalistes tués ou blessés à Gaza. À chaque fois, nous mettons nos autres activités en pause pour enquêter sur les circonstances et les auteurs de ces crimes », a déploré le responsable du bureau Moyen-Orient de l’ONG face aux étudiants de Paris-Saclay. Pourtant, les journalistes étrangers restent largement exclus de la zone. Israël a formellement interdit l’accès à Gaza à la presse internationale.

Quelques rares exceptions existent : début novembre 2023, Agnès Vahramian, correspondante de France Télévisions au Proche-Orient, a pu pénétrer dans le nord de la bande de Gaza - mais uniquement sous escorte militaire israélienne. Des conditions d’accès extrêmement restreintes, alors même que le conflit s’enlise depuis plus de vingt mois.

« La plupart des rédactions ont été détruites »

Parmi les rares regards encore présents à Gaza, mais également pris pour cible par Tsahal - l’armée israélienne - on compte notamment les bureaux de AP et ceux de l’Agence France-Presse (AFP). « La salle des serveurs de l’AFP a été visée et touchée à deux reprises par des tirs de chars israéliens. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que cela arrive : la plupart des rédactions présentes à Gaza ont été détruites », a déploré Jonathan Dagher.

Face à cette réalité, le responsable du bureau Moyen-Orient a précisé que les journalistes sur place tentent de s’adapter tant bien que mal : « Beaucoup logent dans des tentes installées près des hôpitaux, où ils ont accès à l’électricité et à une connexion internet. Cela leur permet aussi d’observer l’arrivée des blessés et de comprendre qui a été ciblé, ce qui est crucial pour leur travail. Malheureusement, ces lieux - tentes comme hôpitaux - sont eux aussi la cible d’attaques. »

Jonathan Dagher a également dévoilé un phénomène nouveau qui permet de maintenir une forme de couverture médiatique dans la région malgré les restrictions d’accès : celui des « journalistes citoyens ». Il s’agit de Gazaouis qui, face au vide laissé par l’interdiction d’entrée des médias internationaux, ont décidé de prendre eux-mêmes une caméra pour documenter leur quotidien et ainsi continuer de couvrir la guerre.

C’est le cas de Rami Abou Jamous. Fixeur de profession - un métier sans réel cadre juridique, qui consiste à accompagner les journalistes étrangers en zone de conflit en jouant tour à tour les rôles d’interprète, de guide, d’éclaireur et d’assistant - il est devenu, à la suite des interdictions israéliennes, correspondant pour plusieurs médias et groupes francophones, parmi lesquels Orient XXI, France 24, France Télévisions et Radio France.

Étant l’un des rares journalistes encore en capacité d’informer le reste du monde sur ce qui se passe à Gaza, Rami Abou Jamous vit un quotidien d’une extrême précarité, qui inquiète profondément la rédaction du média Orient XXI, comme le raconte Sarra Grirra.

« Trois mois après qu’il a commencé à travailler avec nous, une incursion militaire israélienne a eu lieu à Rafah - cette fameuse ligne rouge que le président Emmanuel Macron avait averti Israël de ne pas franchir -, forçant Rami à fuir avec toute sa famille. Ce soir-là, nous avons passé près de 24 heures sans nouvelles de lui. C’est une peur avec laquelle nous avons appris à vivre. À deux heures près, ils auraient été tués. D’ailleurs, leurs voisins ont péri ce jour-là. »

 « Pendant les six premiers mois du génocide palestinien, à chaque soirée de massacre, les coupures d’internet rendaient l’attente insupportable, a poursuivi la rédactrice en chef. On devait patienter jusqu’au matin pour espérer avoir des nouvelles. Et même après qu’ils ont planté leurs tentes dans un camp de déplacés, quelques jours avant le cessez-le-feu conclu le 15 janvier, censé entrer en vigueur le 19, Israël a intensifié les bombardements. Ces tentes ont alors été directement visées. »

Depuis, Rami et sa famille sont retournés vivre à Gaza-ville. « De toute façon, nous a-t-il confié, il n’y a plus aucun endroit sûr. Quitte à mourir, autant être chez soi. » Tous ont donc réintégré leur appartement « situé au neuvième étage d’une tour, sans ascenseur, sans eau, sans électricité. Ils en sont réduits à chercher du bois, du plastique ou tout ce qui peut servir de combustible, afin de cuisiner un peu de riz ou de lentilles. Une situation aggravée par la famine » a rappelé Sarra Grira ; famine provoquée par le blocus total de l’aide humanitaire imposé pendant près de onze semaines.

Malgré les portes de sortie qui se sont offertes à lui pour quitter la zone de guerre, Rami Abou Jamous a toujours refusé  car « sa façon de résister, c’est de rester en Palestine ». Le correspondant estime que s’il partait, il ne resterait plus de journalistes francophones sur place ce qui participerait au blackout médiatique souhaité par Tsahal. « [Pour lui], la dignité vaut beaucoup plus que la vie ».

« Celui qui a tué un journaliste [ne doit pas] rester impuni »

Pour que les journalistes tués à Gaza ne disparaissent pas dans l’indifférence générale, Jonathan Dagher, refuse de rester les bras croisés. « Reporters Sans Frontières entreprend toutes les démarches juridiques et politiques possibles. On fait du bruit pour que celui qui a tué un journaliste ne reste pas impuni. Et cela fait maintenant vingt mois que nous le faisons, presque quotidiennement. »

Paul Pouchoux précise que RSF a d’ores et déjà saisi la Cour pénale internationale (CPI). Même si ces actions n’ont pas encore abouti, il en souligne l’importance symbolique et juridique : « Nous avons reçu la confirmation que nos plaintes pour crimes de guerre visant les journalistes ont bien été intégrées dans l’enquête sur la situation en Palestine ouverte par le procureur de la CPI. C’est peu, peut-être, mais le fait que les crimes commis contre les journalistes soient officiellement pris en compte, c’est déjà un premier pas. »

Une avancée d’autant plus précieuse que, selon un rapport de l’UNESCO daté du 31 octobre 2024, 85 % des meurtres de journalistes dans le monde demeurent impunis. D’où la nécessité pour RSF de poursuivre ses actions. L’organisation avait également envisagé de saisir les juridictions israéliennes, mais cette piste a été rapidement abandonnée : « Même si l’impunité des soldats israéliens n’est pas totale, elle est écrasante. Les condamnations sont extrêmement rares, et lorsqu’il y en a, elles se traduisent généralement par quelques mois de prison. »

Plusieurs affaires emblématiques illustrent cette difficulté à obtenir justice. En octobre 2000, Jacques-Marie Bourget, alors journaliste à Paris Match, avait été grièvement blessé par un tir de sniper israélien à Ramallah, en Cisjordanie, lors de la seconde Intifada – période de tensions entre Israël et la Palestine. Après une interminable bataille judiciaire, il avait finalement obtenu gain de cause en 2018 : la cour d’appel de Paris avait jugé sa demande d’indemnisation recevable, contredisant la position du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme (FGTI). Le soldat responsable, en revanche, n’avait jamais été inquiété.

« Encore faut-il que les plaintes aboutissent »

Une question demeure : les responsables israéliens, et en particulier le Premier ministre Benyamin Netanyahou, pourraient-ils être inquiétés par la justice internationale ? Ce dernier fait l’objet, depuis le 21 novembre 2024, d’un mandat d’arrêt délivré par la CPI dans le cadre d’une enquête pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Mais, selon Paul Pouchoux, un tel scénario reste très improbable. Israël n’a jamais ratifié le Statut de Rome et n’est donc pas tenu de coopérer avec la Cour ce qui renforce l’impunité. « Concrètement quels sont les résultats ? C’est bien beau de déposer des plaintes, encore faut-il que cela aboutisse. Or, aujourd’hui, il n’y a pratiquement aucune chance, ni sur le plan juridique ni sur le plan politique, pour que les responsables de ces crimes soient effectivement déférés devant la CPI et jugés. »

De surcroît, « la CPI ne dispose d’aucun moyen coercitif propre. Elle dépend entièrement de la bonne volonté des États parties pour procéder à des arrestations. » En théorie, des pays comme la France ou le Japon, signataires du traité, sont tenus d’arrêter toute personne visée par un mandat de la Cour si elle se trouve sur leur territoire. En pratique, Netanyahou s’est rendu en avril 2025 en Hongrie - pourtant État partie - sans être inquiété, Viktor Orbán ayant alors annoncé le retrait de son pays du Statut de Rome.

Faut-il alors envisager une réforme du Statut pour permettre des procès in absentia ? C’est notamment ce qu’avait suggéré Bruno Cotte, ancien juge à la CPI ainsi que la magistrate Aurélia Devos.

Une idée face à laquelle Paul Pouchoux s’est montré sceptique, ce mercredi de mai, à Paris-Saclay : « Personnellement, je n’en vois pas l’intérêt. Cela ne ferait que du bruit. Modifier le Statut de Rome est un processus extrêmement complexe, et je crains qu’encore moins d’États n’acceptent un nouveau texte dans ce sens ». « Etant donné que l’existence même de la CPI est un miracle, il vaut mieux ne pas compliquer davantage les choses ».

Romain Tardino

Partager l'article


0 Commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Abonnez-vous à la Newsletter !

Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.