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Lors d’une conférence organisée par l’Institut d’études de droit public de Paris-Saclay, la rédactrice en chef d’Orient XXI et deux représentants de RSF ont dénoncé une stratégie de blackout médiatique orchestrée par l’armée israélienne.
« Israël cible les
journalistes à Gaza ! » Le ton était sans équivoque, ce mercredi
de mai, à la faculté Jean Monnet de l’Université Paris-Saclay, à Sceaux, lors
d’une conférence organisée par l’Institut d’études de droit public (IEDP).
Devant une cinquantaine
d’étudiants venus pour l’occasion, Jonathan Dagher et Paul Pouchoux,
respectivement responsable du bureau Moyen-Orient et chargé de plaidoyer chez
Reporters sans frontières (RSF), étaient accompagnés de Sarra Grira, rédactrice
en chef du média en ligne Orient XXI, spécialisé dans le décryptage du monde
arabo-musulman. Tous trois ont dressé un constat alarmant : « Il y a une
volonté de s’attaquer à la presse pour que plus aucune information ne sorte de
Gaza. »
Depuis le début de la guerre,
près de 200 journalistes ont été tués dans la bande de Gaza, selon les chiffres
de RSF en date du 7 mai, dont au moins 44 alors qu’ils exerçaient clairement
leur métier de journaliste.
Malgré quatre plaintes
déposées auprès de la Cour pénale internationale (CPI) depuis octobre 2023,
visant des crimes de guerre contre des journalistes palestiniens, la situation
demeure inchangée. La présence de la presse se fait de plus en plus rare sur le
terrain.
Un blackout médiatique à Gaza
« Ces crimes de guerre
s’inscrivent dans le génocide de Gaza », a affirmé d’emblée Rafaëlle
Maison, professeure de droit public et organisatrice de la conférence. « Car
les journalistes palestiniens sont les premiers témoins et les premiers
analystes de ce qui est réellement en train de se passer. Ils documentent les
faits, et c’est précisément pour cela qu’Israël les assassine. »
Aux côtés de Jonathan Dagher,
l’enseignante a dénoncé une stratégie concertée visant à imposer un «
blackout médiatique sur la région ». Mais celui-ci ne passe pas seulement
par les bombes. Il s’accompagne, selon Rafaëlle Maison, d’une vaste entreprise
de discrédit. « C’est pourquoi les journalistes sont discrédités. Et ce
discrédit est largement relayé dans l’espace médiatique occidental. »
L’exemple d’Honest
Reporting, une organisation pro-israélienne qui traque les supposés biais
anti-Israël dans les médias, est particulièrement révélateur, d’après elle.
L’organisation a publiquement justifié le ciblage et la mort du
photojournaliste Hassan Eslaiah, tué le 13 mai dernier par une frappe
israélienne alors qu’il était hospitalisé à Khan Younès,
en l’accusant d’être un membre du Hamas. Une
« communication répugnante », selon la professeure, qui démontre à ses
yeux la volonté de rendre inaudibles ceux qui témoignent du conflit depuis
Gaza.
Bien qu’aucune preuve
tangible ne corrobore les accusations d’Israël, le cas d’Hassan Eslaiah
illustre bien les zones grises de cette guerre de l’information. Aux dires de
l’armée israélienne, l’homme aurait eu connaissance à l’avance du plan
d’attaque mortifère du Hamas en date du 7 octobre - une organisation qualifiée
de terroriste par les États-Unis et l’Union européenne mais pas par les Nations
Unies -, ce qui lui aurait permis de filmer les exactions. Une accusation qu’Hassan
Eslaiah a toujours niée, affirmant avoir découvert l’offensive le jour même.
Mais l’affaire a pris une
autre tournure lorsqu’une photo ancienne a refait surface : on y voit Yahya
Sinwar, l’ex-leader du Hamas, embrasser le journaliste sur la joue. Ce dernier
s’est défendu en expliquant que le cliché datait de 2018. Néanmoins, cela n’a
pas empêché Associated Press (AP) et CNN, pour lesquels il travaillait, de
rompre immédiatement toute collaboration. Puis, le 18 mai 2025, l’armée
israélienne avait diffusé une vidéo et des documents internes supposément issus
du Hamas, selon lesquels Hassan Eslaiah aurait disposé d’un matricule militaire
et exercé la fonction de photographe au sein du groupe dès 2019. Des éléments
que le média CheckNews, qui a consulté les pièces, n’a toutefois pas pu
authentifier.
« Dans tous les cas, être
membre du Hamas, ça veut dire quoi ? Il y a une branche armée, certes, mais
aussi un parti politique. Et on a le droit d’être journaliste et membre d’un
parti, a souligné Sarra Grira à Paris-Saclay. Même en supposant
qu’ils fassent partie du Hamas, est-ce que cela justifie qu’on les tue ? Cette
désignation ne peut pas servir de prétexte à l’élimination d’une personne. Il
ne faut pas entrer dans le narratif israélien. » La question demeure : les autres
199 journalistes tués étaient-ils aussi membres du Hamas ?
« Les journalistes sont
des civils »
Pour Rafaëlle Maison
également, les accusations ne doivent pas faire oublier une règle fondamentale
: « Les journalistes sont des civils ». Leur protection est en
effet expressément garantie par le droit international humanitaire, et
notamment par l’article 79 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève
de 1977. Ce texte prévoit que les journalistes accomplissant des missions
professionnelles dangereuses dans les zones de conflit armé sont considérés
comme des personnes civiles.
À ce titre, ils ne peuvent
être assimilés à des combattants et bénéficient des mêmes protections que les
autres civils, à condition de ne pas participer directement aux hostilités.
Leur meurtre constitue donc, en vertu du droit international, un crime de
guerre.
« En vertu du Statut de
Rome, qui fonde la compétence de la Cour pénale internationale, les
journalistes peuvent constituer un groupe spécifique visé en tant que tel, a
par ailleurs ajouté Paul Pouchoux. L’article 8 définit les crimes de guerre,
et son alinéa 2(b) interdit toute attaque intentionnelle causant des pertes
humaines parmi les civils en connaissance de cause. »
En principe, le droit
international devrait garantir la protection des journalistes en zone de
guerre. Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. À Gaza, les frappes
ciblées de l’armée israélienne se poursuivent à un tel rythme que, selon Sarra
Grira, les habitants eux-mêmes refusent désormais de parler à la presse par
crainte d’être pris pour cibles.
Et Jonathan Dagher de
compléter : « Être journaliste est devenu le métier le plus dangereux à
Gaza. Beaucoup refusent désormais de porter les gilets pare-balles ou les
casques estampillés presse, parce qu’ils estiment que ces signes les désignent
comme des cibles aux yeux des Israéliens. »
Sarra Grira est également
revenue sur le cas d’Abubaker Abed, jeune journaliste palestinien aujourd’hui
installé à Dublin, en Irlande. Dans un témoignage intitulé The Unbearable Pain of Leaving
Gaza, publié le 12 mai 2025, ce dernier raconte les
circonstances déchirantes de son départ.
Sa mère, rongée par la peur
de voir son fils mourir, l’avait supplié de quitter Gaza lui faisant comprendre
que tant qu’il resterait auprès de sa famille, il les exposerait à un danger
constant. « Le seul moyen qu’elle a trouvé pour le faire partir, c’était de lui
dire que sa présence mettait en péril la vie de ses proches » a résumé Sarra
Grirra. « Il avait le choix entre soit mourir et avoir la culpabilité de
voir les siens mourir soit partir ».
Face à cette hécatombe,
Reporters Sans Frontières dit rester en alerte constante. « Depuis le 7
octobre, nous recevons presque chaque matin des signalements de journalistes
tués ou blessés à Gaza. À chaque fois, nous mettons nos autres activités en
pause pour enquêter sur les circonstances et les auteurs de ces crimes », a
déploré le responsable du bureau Moyen-Orient de l’ONG face aux étudiants de Paris-Saclay.
Pourtant, les journalistes étrangers restent largement exclus de la zone.
Israël a formellement interdit l’accès à Gaza à la presse internationale.
Quelques rares exceptions
existent : début novembre 2023, Agnès Vahramian, correspondante de France
Télévisions au Proche-Orient, a pu pénétrer dans le nord de la bande de Gaza -
mais uniquement sous escorte militaire israélienne. Des conditions d’accès
extrêmement restreintes, alors même que le conflit s’enlise depuis plus de
vingt mois.
« La plupart des
rédactions ont été détruites »
Parmi les rares regards
encore présents à Gaza, mais également pris pour cible par Tsahal - l’armée
israélienne - on compte notamment les bureaux de AP et ceux de l’Agence
France-Presse (AFP). « La salle des serveurs de l’AFP a été visée et touchée
à deux reprises par des tirs de chars israéliens. Ce n’est ni la première, ni
la dernière fois que cela arrive : la plupart des rédactions présentes à Gaza
ont été détruites », a déploré Jonathan Dagher.
Face à cette réalité, le responsable
du bureau Moyen-Orient a précisé que les journalistes sur place tentent de
s’adapter tant bien que mal : « Beaucoup logent dans des tentes installées
près des hôpitaux, où ils ont accès à l’électricité et à une connexion
internet. Cela leur permet aussi d’observer l’arrivée des blessés et de
comprendre qui a été ciblé, ce qui est crucial pour leur travail. Malheureusement,
ces lieux - tentes comme hôpitaux - sont eux aussi la cible d’attaques. »
Jonathan Dagher a également dévoilé
un phénomène nouveau qui permet de maintenir une forme de couverture médiatique
dans la région malgré les restrictions d’accès : celui des « journalistes
citoyens ». Il s’agit de Gazaouis qui, face au vide laissé par l’interdiction
d’entrée des médias internationaux, ont décidé de prendre eux-mêmes une caméra
pour documenter leur quotidien et ainsi continuer de couvrir la guerre.
C’est le cas de Rami Abou
Jamous. Fixeur de profession - un métier sans réel cadre juridique, qui
consiste à accompagner les journalistes étrangers en zone de conflit en jouant
tour à tour les rôles d’interprète, de guide, d’éclaireur et d’assistant - il
est devenu, à la suite des interdictions israéliennes, correspondant pour
plusieurs médias et groupes francophones, parmi lesquels Orient XXI, France 24,
France Télévisions et Radio France.
Étant l’un des rares
journalistes encore en capacité d’informer le reste du monde sur ce qui se
passe à Gaza, Rami Abou Jamous vit un quotidien d’une extrême précarité, qui
inquiète profondément la rédaction du média Orient XXI, comme le raconte
Sarra Grirra.
« Trois mois après qu’il a
commencé à travailler avec nous, une incursion militaire israélienne a eu lieu
à Rafah - cette fameuse ligne rouge que le président Emmanuel Macron avait
averti Israël de ne pas franchir -, forçant Rami à fuir avec toute sa famille.
Ce soir-là, nous avons passé près de 24 heures sans nouvelles de lui. C’est une
peur avec laquelle nous avons appris à vivre. À deux heures près, ils auraient
été tués. D’ailleurs, leurs voisins ont péri ce jour-là. »
« Pendant les six premiers mois
du génocide palestinien, à chaque soirée de massacre, les coupures
d’internet rendaient l’attente insupportable, a poursuivi la rédactrice en
chef. On devait patienter jusqu’au matin pour espérer avoir des nouvelles.
Et même après qu’ils ont planté leurs tentes dans un camp de déplacés, quelques
jours avant le cessez-le-feu conclu le 15 janvier, censé entrer en vigueur le
19, Israël a intensifié les bombardements. Ces tentes ont alors été directement
visées. »
Depuis, Rami et sa famille
sont retournés vivre à Gaza-ville. « De toute façon, nous a-t-il confié, il
n’y a plus aucun endroit sûr. Quitte à mourir, autant être chez soi. » Tous
ont donc réintégré leur appartement « situé au neuvième étage d’une
tour, sans ascenseur, sans eau, sans électricité. Ils en sont réduits à
chercher du bois, du plastique ou tout ce qui peut servir de combustible, afin
de cuisiner un peu de riz ou de lentilles. Une situation aggravée par la famine »
a rappelé Sarra Grira ; famine provoquée par le blocus
total de l’aide humanitaire imposé pendant près de onze semaines.
Malgré les portes de sortie
qui se sont offertes à lui pour quitter la zone de guerre, Rami Abou Jamous a
toujours refusé car «
sa façon de résister, c’est de rester en Palestine ». Le
correspondant estime que s’il partait, il ne resterait plus de journalistes
francophones sur place ce qui participerait au blackout médiatique souhaité par
Tsahal. « [Pour lui], la dignité vaut beaucoup plus que la vie ».
« Celui qui a tué un
journaliste [ne doit pas] rester impuni »
Pour que les journalistes
tués à Gaza ne disparaissent pas dans l’indifférence générale, Jonathan Dagher,
refuse de rester les bras croisés. « Reporters Sans Frontières entreprend
toutes les démarches juridiques et politiques possibles. On fait du bruit pour
que celui qui a tué un journaliste ne reste pas impuni. Et cela fait maintenant
vingt mois que nous le faisons, presque quotidiennement. »
Paul Pouchoux précise que RSF
a d’ores et déjà saisi la Cour pénale internationale (CPI). Même si ces actions
n’ont pas encore abouti, il en souligne l’importance symbolique et juridique : «
Nous avons reçu la confirmation que nos plaintes pour crimes de guerre visant
les journalistes ont bien été intégrées dans l’enquête sur la situation en
Palestine ouverte par le procureur de la CPI. C’est peu, peut-être, mais le
fait que les crimes commis contre les journalistes soient officiellement pris
en compte, c’est déjà un premier pas. »
Une avancée d’autant plus
précieuse que, selon un rapport de l’UNESCO daté du 31 octobre 2024, 85 % des
meurtres de journalistes dans le monde demeurent impunis.
D’où la nécessité pour RSF de poursuivre ses actions. L’organisation avait
également envisagé de saisir les juridictions israéliennes, mais cette piste a
été rapidement abandonnée : « Même si l’impunité des soldats israéliens n’est
pas totale, elle est écrasante. Les condamnations sont extrêmement rares, et
lorsqu’il y en a, elles se traduisent généralement par quelques mois de prison.
»
Plusieurs affaires
emblématiques illustrent cette difficulté à obtenir justice. En octobre 2000,
Jacques-Marie Bourget, alors journaliste à Paris Match, avait été
grièvement blessé par un tir de sniper israélien à Ramallah, en Cisjordanie,
lors de la seconde Intifada – période de tensions entre Israël et la Palestine.
Après une interminable bataille judiciaire, il avait finalement obtenu gain de
cause en 2018 : la cour d’appel de Paris avait jugé sa demande d’indemnisation
recevable, contredisant la position du Fonds de garantie des victimes des actes
de terrorisme (FGTI). Le soldat responsable, en revanche, n’avait jamais été
inquiété.
« Encore faut-il que les
plaintes aboutissent »
Une question demeure : les
responsables israéliens, et en particulier le Premier ministre Benyamin
Netanyahou, pourraient-ils être inquiétés par la justice internationale ? Ce
dernier fait l’objet, depuis le 21 novembre 2024, d’un mandat d’arrêt délivré
par la CPI dans le cadre d’une enquête pour crimes de guerre et crimes contre
l’humanité.
Mais, selon Paul Pouchoux, un
tel scénario reste très improbable. Israël n’a jamais ratifié le Statut de Rome
et n’est donc pas tenu de coopérer avec la Cour ce qui renforce l’impunité. « Concrètement
quels sont les résultats ? C’est bien beau de déposer des plaintes, encore
faut-il que cela aboutisse. Or, aujourd’hui, il n’y a pratiquement aucune
chance, ni sur le plan juridique ni sur le plan politique, pour que les
responsables de ces crimes soient effectivement déférés devant la CPI et jugés.
»
De surcroît, « la CPI ne
dispose d’aucun moyen coercitif propre. Elle dépend entièrement de la bonne
volonté des États parties pour procéder à des arrestations. » En théorie,
des pays comme la France ou le Japon, signataires du traité, sont tenus
d’arrêter toute personne visée par un mandat de la Cour si elle se trouve sur
leur territoire. En pratique, Netanyahou s’est rendu en avril 2025 en Hongrie -
pourtant État partie - sans être inquiété, Viktor Orbán ayant alors annoncé le
retrait de son pays du Statut de Rome.
Faut-il alors
envisager une réforme du Statut pour permettre des procès in absentia ?
C’est notamment ce qu’avait suggéré Bruno Cotte, ancien juge à la CPI ainsi que
la magistrate Aurélia Devos.
Une idée face à laquelle Paul
Pouchoux s’est montré sceptique, ce mercredi de mai, à Paris-Saclay : « Personnellement, je n’en vois
pas l’intérêt. Cela ne ferait que du bruit. Modifier le Statut de Rome est un
processus extrêmement complexe, et je crains qu’encore moins d’États
n’acceptent un nouveau texte dans ce sens ». « Etant donné que l’existence
même de la CPI est un miracle, il vaut mieux ne pas compliquer davantage les
choses ».
Romain
Tardino
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