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À l’heure où l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur a provoqué la colère de nombreux agriculteurs français, la société civile s’organise pour repenser le secteur. Elle explore les pistes pour une agriculture moins émettrice de gaz à effet de serre, plus respectueuse de la biodiversité et de l’indépendance alimentaire du pays.
Dans son rapport, publié le
28 novembre dernier et intitulé « Pour une agriculture bas carbone,
résiliente et prospère », le think tank écologiste The Shift Project
présente ses pistes de réflexion. Ce rapport voit le jour après 18 mois de
discussions auxquelles 300 personnes ont participé, toutes issues
d’organisations professionnelles, d’instituts et d’associations. L’élaboration
de ce rapport a été appuyée par un conseil scientifique et un collège
d’agriculteurs. Les co-auteurs de ce document de plus de 230 pages sont
majoritairement des ingénieurs, des agronomes et des experts en agroécologie.
Ils écrivent le besoin d’une « transformation du secteur » afin
d’améliorer « sa résilience et la souveraineté agricole nationale » afin
de préserver « sa capacité à nourrir la population, tout en assurant la
viabilité économique des exploitations ».
Avec une surface agricole
représentant près de la moitié du territoire national français, le secteur est
l’un des cœurs battants de l’économie du pays et de son rayonnement à
l’international. La France se hisse à la première place des plus gros exportateurs
de vin, à la quatrième place des plus gros exportateurs de produits laitiers et
à la sixième place pour les exportations de céréales et de produits
agroalimentaires. Alors que l’agriculture fait partie intégrante de l’ADN
française, elle est également le deuxième secteur le plus émetteur de gaz à
effet de serre (GES), en générant 19% des émissions du pays, selon le ministère
de la Transition écologique. En plus de l’enjeu environnemental auquel le
secteur doit faire face et dont il est vulnérable, les co-auteurs du rapport
rappellent que l’agriculture est plus que jamais fragilisée par un avenir
incertain : 390 000 exploitations seront à reprendre au cours de la prochaine
décennie. Et ces reprises sont compromises par le vieillissement de la
population française et par la précarité de la profession d’agriculteur. Ainsi,
la France compte 100 000 exploitations de moins qu’en 2010, selon l’INSEE. The
Shift Project tente donc de décrypter et d’apporter des solutions à ces
enjeux sociaux, environnementaux et économiques auxquels le secteur agricole
est actuellement confronté.
La vulnérabilité du secteur
agricole se caractérise par ses multiples dépendances. D’abord aux énergies
fossiles, le rendant vulnérable aux risques de chocs énergétiques et de
l’augmentation des prix du pétrole. Le secteur utilise ce type d’énergies non renouvelables
pour alimenter en carburant ses tracteurs et ses machines, mais aussi pour
assurer les importations et les exportations d’intrants, utilisés pour
améliorer les rendements du secteur. L’énergie fossile est aussi utilisée lors
de la production d’engrais azotés minéraux (à base de nitrate et d’ammoniac).
L’autre vulnérabilité du secteur réside justement dans sa dépendance aux
intrants agricoles en provenance de l’étranger. Par exemple, 75 % des engrais
azotés minéraux utilisés par l’agriculture française sont importés, selon
l’Ademe, tandis que les protéines végétales à destination de l’alimentation
animale, telles que le soja, proviennent de pays peu règlementés. En 2023, le
pays a importé 2,7 millions de tonnes de tourteaux de soja, dont les deux tiers
provenaient du Brésil. Mais, selon le rapport, certaines cultures de soja
brésilien sont responsables de la déforestation, en plus des GES émis lors de
son transport. Pour les co-auteurs, cette dépendance pose « des questions
géopolitiques et un enjeu fort de souveraineté » en matière d’alimentation
animale et donc, d’alimentation humaine.
L’agriculture française doit
également faire face à un autre défi de taille : la gestion et la préservation
des eaux et des sols, deux ressources stratégiques pour le secteur. En effet,
il consomme 58% de la production en eau douce du pays, selon l’INRAE. Pourtant,
ces deux ressources sont mises à mal par la pollution des produits
phytosanitaires et par le réchauffement climatique. Les besoins en eau
augmentent peu à peu face à l’accumulation des périodes de sécheresse, tandis
que les sols contiennent de moins en moins de matière organique, provoquant
leur érosion. Aussi, l’artificialisation massive des sols limite leur capacité
d’absorption des excès de pluie. Autant de dangers qui compromettent « les
rendements, la qualité et la stabilité de production » du secteur, selon
les co-auteurs du rapport.
L’agriculture est vulnérable
au changement climatique, mais elle en est, en partie, responsable. Au sein du
secteur, 60% des émissions de GES (tels que le méthane) provient des élevages
de ruminants, 27% est issu des cultures traitées aux engrais azotés (à
l’origine des émissions de protoxyde d’azote) et 13% provient des engins
agricoles (tels que le dioxyde de carbone). Ces chiffres ont été révélés, en
2023, dans le rapport du Haut Conseil pour le climat. Au total, les émissions
annuelles directes de gaz à effet de serre du secteur représentaient, en 2019,
85 Mt CO2, selon le ministère de la Transition écologique.
Afin de répondre à l’urgence
climatique, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC2), inscrite dans la loi de
2019, relative à l’énergie et au climat, fixe des objectifs de réduction des
émissions de GES, par secteur d’activité. Elle vise leur neutralité carbone
d'ici à 2050, avec des niveaux de réduction des émissions de GES à respecter
pour chacun d’entre eux. S’agissant du secteur agricole, la SNBC2 prévoit une
réduction de ses émissions de 19%, d'ici à 2030 et de 46%, d'ici à 2050, par
rapport à 2015. Cette réduction est déjà amorcée, selon les auteurs du rapport
de The Shift Project. En effet, les émissions de GES du secteur ont, en
moyenne, baissé de 1,8%, chaque année. Un processus que les auteurs du rapport
jugent « en phase avec les budgets de la SNBC2, à l’horizon 2030 ».
Selon eux, ce ralentissement s’explique par la « diminution tendancielle des
effectifs du cheptel bovin » et par la « moindre utilisation de
fertilisants azotés minéraux ».
En revanche, les auteurs
regrettent que les objectifs de la SNBC2 ne prennent pas en compte « les émissions
indirectes, pourtant significatives ». En effet, elles proviennent des
productions d’engrais azotés, de produits phytosanitaires, d’énergie et des
importations d’alimentations animales. Selon le CITEPA, le SGPE, l’Ademe et
l’IDDRI, les émissions de GES indirectes représentent, chaque année en France,
24,2 Mt CO2e.
À l’aune de ces observations,
les co-auteurs insistent sur l’urgence d’aller plus loin et plus vite dans la
décarbonation du secteur. Pour le think tank, ce processus doit se réaliser à
travers la transformation des pratiques agricoles. Ainsi, selon le rapport, les
modes de fertilisation doivent être repensés, en limitant l’usage d’engrais
azotés, grands émetteurs de protoxyde d’azote. Pour ce faire, The Shift
Project propose de relocaliser et de décarboner la production de ces
fertilisants, tout en réduisant leur consommation. Dans cette lignée, ils
défendent l’utilisation de fertilisants de substitution grâce au redéploiement
de cultures de légumineuses à graines, divisées par trois depuis les années
1980. Celles-ci ne nécessitent pas d’apport en engrais azotés et se chargent
d’assurer ces apports en azote dans les sols, nécessaires à d’autres cultures.
En plus de son intérêt fertilisant, les légumineuses sont riches en protéines.
Et même si le pays en est le deuxième producteur européen, « la France reste
toujours déficitaire en protéines végétales », regrettent les co-auteurs.
Un accroissement de ces types de cultures permettrait donc une «
amélioration de l’autonomie protéique des filières d’élevage françaises »,
en s’affranchissant du soja importé.
En parallèle des cultures,
une profonde transformation des pratiques est conseillée du côté des élevages.
Le rapport préconise la mise en œuvre d’une indépendance de la filière
d’aliments destinés aux animaux monogastriques (tels que les porcs et les volailles),
dépendante du soja importé. Pour répondre à cet enjeu, les co-auteurs proposent
une décarbonation de l’alimentation animale grâce à l’usage de soja local et
d’autres légumineuses « non déforestantes ». S’agissant des élevages de
ruminants, ceux-ci produisent une importante quantité de GES, provenant de leur
processus naturel de digestion et de leurs déjections. D’ailleurs, en 2022, le
méthane représentait 56% des émissions totales de GES du secteur agricole
français, selon l’Inventaire national des émissions de gaz à effet de serre.
Pour répondre à cette problématique, The Shift Project préconise le
développement d’exploitations en système herbager ou en polyculture-élevage, au
sein desquelles l’élevage a lieu au plus près des cultures. Ainsi, le pâturage
des ruminants permet « une valorisation sobre en énergie (récolte de l’herbe
par l’animal) et de la fertilisation (restitution directement au champ des
déjections) », détaillent les co-auteurs. De plus, le rapport rappelle la
nécessité d’amorcer une réduction « mesurée » des cheptels de ruminants
et d’animaux monogastriques.
Enfin, le secteur agricole
est « l’un des rares secteurs à pouvoir stocker naturellement du carbone,
dans les sols et la biomasse ligneuse, via le processus naturel de la
photosynthèse », détaille le rapport. Selon deux études de l’INRAE, le
potentiel de stockage carbone dans les sols et la biomasse agricole oscillerait
entre 29,9 Mt CO2e et 53,5 Mt CO2e, sur une période de 30 ans. Mais malgré cet
avantage, les auteurs regrettent que ce stockage additionnel « ne compense
pas les émissions globales du secteur ». Pour y remédier, ces derniers
défendent le développement des conversions de cultures en prairies, la
préservation des prairies permanentes, le maintien des haies et des arbres
isolés sur les parcelles et la lutte contre l’artificialisation des sols.
Au terme de ces différentes
analyses, les auteurs envisagent trois « scénarios » possibles à mettre
en œuvre pour la décarbonation du secteur agricole. Un quatrième scénario, dit «
de conciliation » entre les trois premières propositions, permettrait
d’atteindre « le plus bas niveau d’émissions indirectes » de GES grâce,
notamment, à la baisse des usages d’engrais azotés (-70%) et à une production
trois fois plus élevée de bioénergies (biocarburants et biogaz). Une hausse de
la production des protéines végétales, avec un triplement des surfaces des
cultures de légumineuses, est également prévue. Ainsi, les auteurs défendent
une transformation des pratiques de fertilisation, une évolution des systèmes
d’élevage et le développement du stockage de carbone dans les sols et la
biomasse. Selon The Shift Project, ce quatrième scénario permettrait une
diminution des émissions de GES des élevages de 12 Mt CO2e, si les cheptels de
ruminants étaient réduits de 27%. Un tel scénario permettrait, par ailleurs,
d’atteindre la neutralité carbone, à l'horizon 2050, conformément aux objectifs
prévus par la SNBC2.
Les auteurs recommandent
également un accompagnement des acteurs de cette transition, tout en
garantissant la sécurité économique des agriculteurs et une anticipation de
leurs besoins en compétences. Ils préconisent aussi une mobilisation accrue des
acteurs territoriaux, tels que les filières et les collectivités. En guise de
conclusion, les co-auteurs concèdent que « les arbitrages sont délicats »
et que « les contreparties ont des conséquences lourdes, quelle que soit la
voie retenue ». En revanche, ils précisent que « ne pas arbitrer dès
aujourd’hui est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre ». Une urgence
d’autant plus croissante du côté des agriculteurs puisque 86% des
professionnels du secteur interrogés demandent que les objectifs nationaux pour
le secteur agricole leur soient clarifiés, selon « la Grande consultation
des agriculteurs », réalisée par le think tank.
Inès
Guiza
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