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Alors
que les magistrats sont encore rarement issus des classes populaires, le
premier vice-président adjoint au tribunal judiciaire de Bobigny, Youssef Badr,
invite à plus de diversité pour une magistrature qui soit « le reflet
de la société ». Une demande d’autant plus pressante que le corps
s’apprête à agrandir ses rangs, apportant son lot de challenges pour l’ENM,
comme le confirme sa directrice, Nathalie Roret.
Dans
leur ouvrage Sociologie de la magistrature, Yoann Demoli et Laurent
Willemez soulignent que « les magistrats se recrutent très largement
parmi les groupes sociaux les plus favorisés » et sont « très
rarement issus des classes populaires ». En réaction, Youssef Badr,
premier vice-président adjoint au tribunal judiciaire de Bobigny, a récemment partagé
ce constat sur les réseaux sociaux, et dénoncé que sur 100 magistrats, 70
viennent des catégories socioprofessionnelles les plus dotées en
capitaux.
« C’est
un système qui se perpétue et qui n’est pas nouveau, ni propre à l’École
nationale de la magistrature (ENM) », nuance toutefois le magistrat. « À
Sciences Po, par exemple, il a fallu signer des conventions pour amener de la
diversité. Sans cela, les dés sont pipés ». En effet, nous
explique-t-il, les magistrats ont tendance, comme c’est le cas ailleurs, à
reproduire le schéma familial. Un enfant de magistrat ou de parents travaillant
dans le milieu du droit a ainsi un pourcentage de chances plus élevé que
d’autres d’intégrer une profession juridique.
« Il
y a des codes qui se reproduisent par mimétisme, poursuit-il. Quand
vos parents invitent à dîner des individus qui exercent des fonctions
importantes, vous apprenez à les côtoyer, à baigner dans leur univers. Quand
vos parents sont ouvriers, la justice, c’est un domaine qui vous est totalement
étranger. » Youssef Badr observe ainsi que ce n’est que lorsqu’ils
réussissent à décrocher un stage que les étudiants issus des milieux
défavorisés se rendent réellement compte de la réalité du métier. « Généralement,
ils n’ont pas de connaissances préalables. »
Un manque de diversité à
relativiser
« L’ouvrage
de Yoann Demoli et Laurent Willemez montre néanmoins que les choses se sont
décalées : si auparavant, les enfants de magistrats étaient nombreux au sein de
la magistrature, aujourd’hui, c’est moins le cas. Les nouveaux magistrats
restent cependant majoritairement issus des catégories privilégiées ».
Les choses bougent donc lentement. Pour Youssef Badr, cela explique en partie
la défiance à l’égard de l’institution, qui reste encore peu diversifiée et,
bien souvent, dans le prolongement, peu racisée : « Beaucoup de
personnes me confient qu’elles n’ont pas confiance dans la justice car elle ne
leur ressemble pas. Or, elle devrait être le reflet de la société : il faut des
asiatiques, il faut des maghrébins. »
À noter en revanche que les magistrats sont
aujourd’hui beaucoup moins nombreux à être issus du premier concours - ce qui a
souvent été reproché à la magistrature, taxée d’être trop « uniforme »
en la matière. En effet, à ce jour, plus de 40% des promotions d’élèves
magistrats sont constituées de personnes en reconversion professionnelle, ce
dont se félicite la directrice de l’École nationale de la magistrature, avocate
de profession, Nathalie Roret : « Étant la première femme non
magistrate à diriger l’ENM, il me semble essentiel de contribuer à la
diversification de la magistrature. Une évolution des recrutements reposant sur
une valorisation des expériences professionnelles antérieures me semble aller
dans la bonne direction », affirme-t-elle.
Par ailleurs, la directrice souligne que « depuis
un certain nombre d’années, l’ENM se distingue par son taux de boursiers admis
de 37%, loin devant un certain nombre d’autres grandes écoles de la République ».
Nathalie Roret assure en outre que « les perspectives de mise en
place d’un concours talents dans les prochaines années devraient accentuer
cette politique dans laquelle l’École est
pleinement engagée ».
Des professionnels en
soutien
Reste
que ceux qui n’ont pas les mêmes codes que d’autres camarades, s’ils souhaitent
percer dans la magistrature - et bousculer un peu plus l’image qu’elle renvoie
-, doivent « encore plus travailler pour faire partie des
meilleurs », et « s’accrocher », martèle Youssef
Badr. Afin d’y parvenir, certains peuvent compter sur l’aide de professionnels
(professeurs, magistrats…) dévoués qui ne comptent pas leur temps.
Le
premier vice-président adjoint au tribunal judiciaire de Bobigny, lui-même issu
d’une famille modeste d’immigrés marocains, s’estime aujourd’hui redevable de « toute
l’aide » qu’il a reçue. C’est pourquoi, à son tour, il encadre autant
de jeunes qu’il peut, à travers l’association La Courte Échelle, qui met en
relation des étudiants de la filière juridique avec des mentors bénévoles, mais
également en prenant plusieurs étudiants en stage à Bobigny. « J’ai
notamment trois stagiaires de Villetaneuse qui découvrent ce qu’est la
magistrature, et qui trouvent cela génial d’aller à l’audience tous les
jours. »
Un soutien extrêmement énergivore, reconnaît-il. « Aujourd’hui,
j’ai l’impression d’essayer de vider l’intégralité de la mer avec une paille.
Je ne peux pas aider tous les étudiants, mais si j’arrive à en aider au moins
quelques-uns, je suis déjà content. Quand je vois le nombre de professeurs et
de personnes qui m’ont aidé pour arriver là où je suis aujourd’hui, je me dis
que l’énergie que l’on doit déployer pour aider une personne est effrayante.
C’est ce qui est rageant : malgré toute la bonne volonté de l’étudiant, qui va
s’engager, se battre, le résultat n’est même pas assuré. Cela vaut vraiment le
coup, mais c’est compliqué », admet le magistrat.
Youssef Badr considère également que l’aide apportée
aux étudiants ne doit pas se limiter aux succès : si l’on parle beaucoup des
réussites, on parle peu des échecs, regrette-t-il. « Or, c’est tout
aussi important de les prendre en considération, de les explorer et d’en
comprendre la raison. L’échec est monstrueux en termes de conséquences sur les
personnes et sur le message qu’il véhicule, car la conclusion à laquelle on
arrive, c’est que ce n’est pas un métier fait pour elles. Même si ce n’est pas
vrai, malheureusement, le raccourci consiste souvent à dire que la personne a
échoué car elle n’est pas issue du ‘bon’ milieu. ».
Vers
plus d’égalité des chances
Pour donner toutes leurs chances aux étudiants quelle
que soit leur origine, l’université doit « mettre les moyens »,
affirme Youssef Badr. « Aujourd’hui, la fac, c’est le tiers monde : il
y a peu de budget, et les professeurs qui essaient de s’investir butent sur bon
nombre de limites. » Le magistrat plaide pour l’instauration de
services individualisés autour de la construction de projets dès l’entrée en
licence. « En première année, il faudrait dresser un bilan avec
l’étudiant et poser les premiers jalons de son parcours. »
De son côté, lors de la dernière audience solennelle
de la cour d’appel de Versailles, le premier président Jean-François Beynel a
appelé au début de l’année à ce que les modalités de sélection et de
recrutement des magistrats soient « accélérées, facilitées », et
qu’elles « prennent en compte
la recherche de la diversité et l’égalité des chances ».
La directrice de l’ENM se dit par ailleurs très
engagée dans les parcours égalité des chances. En octobre 2020, lors de sa
prise de fonctions, l’établissement disposait depuis 2008 de trois classes
préparatoires égalité des chances permettant à des étudiants boursiers de
bénéficier d’un cycle préparatoire au premier concours d’accès à l’école.
Aujourd’hui, cinq classes prépa talents sont réparties sur le territoire
national. Une sixième et, sous réserve de l’avis du conseil d’administration de
l’école, une septième pourraient voir le jour dès cette année, se
félicite-t-elle.
« Sous cette impulsion, j’ai demandé à mon
directeur adjoint, Samuel Lainé, de développer une démarche partenariale
intitulée « cordées de la réussite » autour des métiers du droit avec
l’école des avocats de Bordeaux, l’université et l’école du notariat. Chaque
année, des élèves magistrats, avocats, notaires, et des étudiants en droit se
déplacent dans des zones rurales au sein d’établissements scolaires pour
décrire leurs parcours et leurs métiers”, développe Nathalie Roret.
De quoi certainement expliquer que l’attractivité de
la profession de magistrat, pourtant souvent remise en question, ne faiblit
pas. Au contraire : malgré la crise que traverse la justice, 4612 candidats se
sont inscrits aux concours en 2021, un record depuis 2003. « Au sein
d’une fonction publique qui connaît une problématique d’attractivité, la
magistrature continue d’attirer, confirme la directrice. Je
pense que cela s’explique largement
par le sens fort attaché aux fonctions assurées par les magistrats. L’exigence éthique et déontologique que ces fonctions
impliquent, la lourdeur des responsabilités qu’elles
emportent, et l’importance de la
place de la justice dans un État de droit sont probablement au cœur des motivations
de celles et ceux qui souhaitent embrasser cette profession. »
L’ENM
face au défi des nouveaux recrutements
Une bonne nouvelle, donc, au regard des recrutements
massifs annoncés par le ministre de la Justice. Si L’ENM se réjouit de cet « effort
inédit », l’École va être confrontée
à un certain nombre de défis, avoue-t-elle, et, en premier lieu, « l’augmentation
très significative du nombre de magistrats à recruter et former » - 1
500 magistrats à installer en juridiction sur une échéance quinquennale -
qui « ne doit pas se traduire par une baisse de la qualité »,
alerte Nathalie Roret.
Cette
hausse du nombre de magistrats s’accompagne en effet d’une évolution de sa
formation qui doit permettre de répondre aux enjeux de l’institution judiciaire
« tels qu’ils ont été notamment définis par la réflexion menée dans le
cadre des États généraux de la justice : le management, notamment pour animer
l’équipe juridictionnelle, la mise en œuvre de la politique de l’amiable dans
les procédures civiles, le renforcement des méthodes de communication
judiciaire avec le souci d’une meilleure intégration du justiciable et de ses
attentes dans les actions juridictionnelles ». Par ailleurs, la
formation des futurs magistrats s’effectuant majoritairement en stage, un « travail
est en cours » pour permettre le maintien de la qualité de la
formation en stage face à l’augmentation des élèves.
Un autre
défi de taille, c’est le cas de le dire, concerne l’ENM en elle-même,
aujourd’hui articulée autour de deux sites aux capacités d’accueil limitées.
Raison pour laquelle Nathalie Roret a, en fin d’année dernière, signé un bail
en l’état futur d’achèvement pour un nouveau site à Bordeaux, à une vingtaine
de minutes du site bordelais historique. « Nous nous acheminons en
effet vers des promotions annuelles d’élèves de l’ordre de 500. Je rappelle que
le site bordelais de l’ENM a été conçu pour en accueillir 150. Cette question
des capacités d’accueil se pose également par anticipation sur le site parisien
de l’école qui assure notamment la formation continue obligatoire de tous les
magistrats en exercice », indique Nathalie Roret. Reste donc à voir
comment fonctionnera l’École ainsi agrandie.
Bérengère Margaritelli
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