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En dépit des réticences de certains magistrats, la visioaudience se banalise dans la justice pénale. A l’inverse, elle est au point mort en matière civile, quand bien même elle pourrait représenter, selon certains, un remède efficace à la disparition progressive de l’oralité des débats.
Le 29 avril 2025, l’Assemblée
nationale a définitivement adopté la proposition de loi « visant à sortir la
France du piège du narcotrafic ». Dans ce texte figure notamment la
systématisation des comparutions par visioconférence devant le juge, pour les «
narcotrafiquants les plus dangereux », détenus dans les prisons
de haute sécurité nouvellement créées par Gérald Darmanin. L’objectif, pour
le ministre : limiter au maximum les extractions judiciaires, à la suite de
l’évasion meurtrière d’Incarville (Eure) en mai 2024.
Le recours à la visioaudience
en matière pénale ne date pas d’hier. Son développement a commencé avec la loi
du 15 novembre 2001 et la pratique s’est progressivement développée depuis. Aujourd’hui,
elle est applicable à toutes les phases de la procédure pénale, et la tendance
est à sa généralisation. En matière civile, à l’inverse, si la
visioconférence est devenue la règle pendant la crise sanitaire de Covid-19 et
qu’un cadre juridique a ensuite été mis en place par la loi pour la confiance
dans les institutions judiciaires de 2021, elle peine à se développer, et est
aujourd’hui au point mort.
Une généralisation au pénal
Les pratiques ont beau être
assez hétérogènes selon les juridictions et les ressorts, la visioaudience se
banalise en matière pénale, et est devenue quasiment systématique pour le
traitement des demandes de mise en liberté. Les interrogatoires devant les
juges d'instruction, les comparutions devant les tribunaux correctionnels pour
des mesures de sûreté et leur prolongation ou pour des comparutions au fond
sont aussi de plus en plus fréquentes.
Pour Judith Allenbach,
magistrate au Tribunal judiciaire de Paris et présidente du Syndicat de la
Magistrature, « la visio est devenue une alternative qui concurrence
sérieusement la comparution en présentiel. Au regard des dispositions
introduites par la loi narcotrafic, qui montent encore d'un cran dans cette
tendance, ce que l'on craint et ce vers quoi on s'achemine dans certaines
juridictions, c'est l'inversion du principe du présentiel et de la visio.
Aujourd’hui, on craint fortement le fait d'arriver à des
procès qui pourront avoir lieu partiellement en visio », estime la
magistrate.
De fait, dans la loi «
narcotrafic », la visioaudience devient la règle et la comparution physique
l’exception, mais en théorie, elle peut toujours avoir lieu si le juge l’exige.
Pour la magistrate, c’est un « très très gros problème » qui
détériore la qualité d’un processus juridictionnel dépendant principalement de
l’oralité des débats.
Dans les dossiers qui
impliquent le « haut du spectre » de la criminalité organisée, les mis en
examen s’expriment moins que dans d’autres contentieux, mais il arrive tout de
même que ceux-ci le fassent. Et quand ils le font, c’est en présidentiel. «
Le drame des dispositions de la loi narcotrafic à cet égard, c'est que l’on se
prive d'informations qui auraient pu être données par des mis en examen qui veulent
pouvoir avoir accès à leur juge. On craint donc aussi une perte de chance sur
le plan du recueil d'informations nécessaires à la poursuite des
investigations, et in fine à la manifestation de la vérité », poursuit
Judith Allenbach.
« On risque une
embolie accrue des dossiers d'instruction »
Le déploiement de la
téléaudience pendant la crise du Covid-19 n’a pas laissé que des bons souvenirs
à Ludovic Friat, premier vice-président adjoint au Tribunal judiciaire et président
de l’Union syndicale des magistrats. « On ne peut pas dire que le Covid a
été, pour nous tous, un moment, de francs accomplissements professionnels. Notamment
à l'instruction, les dossiers ont pris pas mal de retard en ce qui concerne
l’investigation pure. » Pour le magistrat, une des principales difficultés
réside dans la réalisation de l’interrogatoire, acte central de l’instruction.
La systématisation de la
visio pendant l’instruction pourrait aussi entraîner des conséquences délétères
sur la durée de traitement des dossiers, notamment pour la signature du
procès-verbal à l’issue d’une comparution. « On risque une embolie
accrue des dossiers d'instruction qui risquent d’avancer encore moins vite
qu’aujourd’hui, juge Ludovic Friat. Ça peut paraître contre-intuitif,
mais pour le juge d'instruction et son greffier, c'est plus long qu'un acte
effectué dans un tribunal ». De plus, selon lui, certains
interrogatoires se prêtent moins à la visioconférence que d’autres. « Ce
n'est pas la même chose de faire un interrogatoire en visio ou dans un bureau
dans lequel vous pouvez mieux estimer le langage corporel, les regards, etc. »,
explique Ludovic Friat.
A terme, le magistrat redoute
que ce régime puisse devenir le droit commun pour l’ensemble des actes
d’instruction concernant des personnes détenues. « Le
risque existe aussi pour la phase de jugement, même si pour l'instant ça n’est
pas envisagé, parce que ça se heurte quand même au principe de la publicité »,
estime Ludovic Friat. Tout comme Judith Allenbach, le magistrat le sait :
le système est aussi conçu pour limiter l’exposition des agents pénitentiaires
notamment au risque du transfèrement entre un établissement pénitentiaire et le
palais de justice.
La visioaudience :
« une mesure indispensable »
L’administration
pénitentiaire, en charge des extractions judiciaires – qui se font souvent dans
des conditions de sécurité peu optimales -, milite, par le biais des syndicats,
pour un recours accru à la visioaudience. Avant l’adoption définitive de la
proposition de loi narcotrafic, FO Justice demandait par exemple que la règle
de la comparution par visioaudience puisse concerner les 17 000 personnes
actuellement détenues pour des faits de trafic de stupéfiants et en lien avec
la criminalité organisée.
« Les extractions
judiciaires exposent nos collègues à des risques importants. […] La
généralisation des visioaudiences, pour l’ensemble des détenus en lien avec la
criminalité organisée, est une mesure indispensable pour réduire ces dangers »,
plaidait le syndicat dans un communiqué, le 17 mars 2025.
L’UFAP UNSa de son côté appelait,
en mars dernier, à « l’augmentation et la mise à niveau de l’ensemble
du matériel de visioconférence, aussi bien en établissement pénitentiaire que
dans les juridictions », ainsi qu’à l’instauration d’un agenda partagé
« entre l’administration pénitentiaire et les services judiciaires,
afin d’améliorer la gestion des audiences et d’augmenter le nombre de
visioconférences grâce à une meilleure visibilité des créneaux ».
Le CNB défavorable à la
visioaudience
Trois mois après le drame
d’Incarville, en août 2024, le Garde des sceaux de l’époque, Éric Dupond-Moretti,
avait émis une circulaire, qui affirmait notamment que le recours à la
visioconférence devait « s’inscrire durablement au cœur des
pratiques juridictionnelles ». Le Conseil national des barreaux
(CNB) avait réagi avec un communiqué, s’inquiétant d’une « atteinte grave
aux droits de la défense et à l’indépendance des magistrats du siège ».
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substitutions d'avocats
L’organisation
maintenait également son opposition « à tout déploiement de la
visioaudience, dérogatoire au droit commun, en dehors de circonstances
absolument exceptionnelles ». La résolution du Conseil faisait suite
à la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire.
Cette loi posait un premier jalon du cadre juridique permettant le recours à la
visioconférence devant les juridictions non répressives avant d’être complétée
par un décret et un arrêté.
Au
civil, un dispositif « prometteur »
Au
moment de l’entrée en vigueur du mécanisme, en mai 2022, Corinne Bléry,
professeur de droit privé à l'Université Polytechnique Hauts-de-France
(Valenciennes) et directrice du master Justice, procès et procédures, est « assez
optimiste » : « L’oral était battu en brèche, les juges n'avaient
plus tellement envie d'entendre les avocats : peut-être que le recours à
la visioconférence pouvait assouplir leurs échanges », explique le
professeur. La visioaudience pourrait éviter aux avocats de se déplacer et
surtout d’attendre leur tour, parfois très longtemps en fonction du rôle du
jour. « Le cadre juridique présent paraissait assez prometteur »,
selon Corinne Bléry.
Dans
les faits pourtant, le recours à la visioaudience en matière civile est au
point mort : personne ne s’est véritablement saisi de cette option,
mobilisable par une partie, un témoin, un expert ou tout autre personne
convoquée et qui en a fait expressément la demande. Il n’y a donc pas de jurisprudence
sur la notion de « motif légitime » avancé par la personne qui
demande à être entendue à distance.
« C'est
dommage, parce que cela pourrait être utile, pour des audiences de mise en
état, pour entendre des experts, pour entendre des témoins, par exemple. Mais
il y a des réticences. Les tribunaux de commerce semblent y avoir renoncé. Et pour
l’instant, le ministère de la Justice aussi », constate Corinne
Bléry, qui entrevoit dans la visioaudience une alternative intéressante à
mi-chemin entre la plaidoirie et le dépôt de dossier.
Un aller-retour à Bastia
Les problématiques
rencontrées par les avocats civilistes sont bien différentes des craintes des
pénalistes pour les droits de leurs clients. « Au civil, personne n'est
en prison. Et c'est nous qui prenons nos petites jambes pour aller voir le juge
qui se fiche de savoir comment on se débrouille », déplore Maître
Charles Simon, avocat au barreau de Paris. Des journées de travail entières
peuvent parfois être perdues. « Une fois, je suis descendu à Bastia.
L’audience était à 8h30 et j’avais pris l’avion la veille. La juge nous a dit
qu'il y avait un problème dans le dossier d’appel et qu’il faudrait revenir un
mois plus tard. » Des histoires comme celle-là, « on en a tous »,
affirme l’avocat.
Attaché à la plaidoirie et au
contact avec les magistrats, y compris à l’occasion d’audiences de mise en état
qu’il juge particulièrement formatrices en début de carrière, Maître Simon n’est
pas enchanté par la disparition des audiences de procédure. C’est pourquoi,
pour les « petits dossiers » dans lesquels il y a « une
ou deux questions » auxquelles il faut répondre, « peut-être
qu’il vaut mieux faire de la visio plutôt que de ne rien faire du tout, avance
Me Simon. Par exemple, ça pourrait permettre de voir le magistrat et de lui
demander de ne pas renvoyer trois mois plus tard car le client est pressé ».
Que ce soit au pénal ou au
civil, le Syndicat des avocats de France (SAF) est « farouchement
opposé aux audiences en visio », pose Judith Krivine, présidente du
syndicat. Entre les dysfonctionnements techniques qui ne permettent pas
toujours de s’entendre, l’aspect déshumanisant du procédé, le fait de ne pas
pouvoir croiser les confrères des autres parties ou entendre la petite phrase
du magistrat au moment de dire au revoir, le SAF estime que l’utilisation
de la visio nuit au bon fonctionnement
de la justice, à l'accès aux juges et à l'intérêt des justiciables.
L’organisation redoute aussi un effet « tâche d’huile » : « J'appelle
ça des chevaux de Troie. C'est toujours expérimental au début et puis, ça se
déploie », explique Judith Krivine, pour qui le délaissement actuel de
la visio au civil s’explique par le fait qu’il serait rarement « dans l'intérêt des parties ».
Marion
Durand
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