Visioaudiences au civil et au pénal : une justice en distanciel à deux vitesses ?


mardi 13 mai8 min
Écouter l'article

En dépit des réticences de certains magistrats, la visioaudience se banalise dans la justice pénale. A l’inverse, elle est au point mort en matière civile, quand bien même elle pourrait représenter, selon certains, un remède efficace à la disparition progressive de l’oralité des débats.

Le 29 avril 2025, l’Assemblée nationale a définitivement adopté la proposition de loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic ». Dans ce texte figure notamment la systématisation des comparutions par visioconférence devant le juge, pour les « narcotrafiquants les plus dangereux », détenus dans les prisons de haute sécurité nouvellement créées par Gérald Darmanin. L’objectif, pour le ministre : limiter au maximum les extractions judiciaires, à la suite de l’évasion meurtrière d’Incarville (Eure) en mai 2024.

Le recours à la visioaudience en matière pénale ne date pas d’hier. Son développement a commencé avec la loi du 15 novembre 2001 et la pratique s’est progressivement développée depuis. Aujourd’hui, elle est applicable à toutes les phases de la procédure pénale, et la tendance est à sa généralisation. En matière civile, à l’inverse, si la visioconférence est devenue la règle pendant la crise sanitaire de Covid-19 et qu’un cadre juridique a ensuite été mis en place par la loi pour la confiance dans les institutions judiciaires de 2021, elle peine à se développer, et est aujourd’hui au point mort.

Une généralisation au pénal

Les pratiques ont beau être assez hétérogènes selon les juridictions et les ressorts, la visioaudience se banalise en matière pénale, et est devenue quasiment systématique pour le traitement des demandes de mise en liberté. Les interrogatoires devant les juges d'instruction, les comparutions devant les tribunaux correctionnels pour des mesures de sûreté et leur prolongation ou pour des comparutions au fond sont aussi de plus en plus fréquentes.

Pour Judith Allenbach, magistrate au Tribunal judiciaire de Paris et présidente du Syndicat de la Magistrature, « la visio est devenue une alternative qui concurrence sérieusement la comparution en présentiel. Au regard des dispositions introduites par la loi narcotrafic, qui montent encore d'un cran dans cette tendance, ce que l'on craint et ce vers quoi on s'achemine dans certaines juridictions, c'est l'inversion du principe du présentiel et de la visio. Aujourd’hui, on craint fortement le fait d'arriver à des procès qui pourront avoir lieu partiellement en visio », estime la magistrate.

De fait, dans la loi « narcotrafic », la visioaudience devient la règle et la comparution physique l’exception, mais en théorie, elle peut toujours avoir lieu si le juge l’exige. Pour la magistrate, c’est un « très très gros problème » qui détériore la qualité d’un processus juridictionnel dépendant principalement de l’oralité des débats.

Dans les dossiers qui impliquent le « haut du spectre » de la criminalité organisée, les mis en examen s’expriment moins que dans d’autres contentieux, mais il arrive tout de même que ceux-ci le fassent. Et quand ils le font, c’est en présidentiel. « Le drame des dispositions de la loi narcotrafic à cet égard, c'est que l’on se prive d'informations qui auraient pu être données par des mis en examen qui veulent pouvoir avoir accès à leur juge. On craint donc aussi une perte de chance sur le plan du recueil d'informations nécessaires à la poursuite des investigations, et in fine à la manifestation de la vérité », poursuit Judith Allenbach.

« On risque une embolie accrue des dossiers d'instruction »

Le déploiement de la téléaudience pendant la crise du Covid-19 n’a pas laissé que des bons souvenirs à Ludovic Friat, premier vice-président adjoint au Tribunal judiciaire et président de l’Union syndicale des magistrats. « On ne peut pas dire que le Covid a été, pour nous tous, un moment, de francs accomplissements professionnels. Notamment à l'instruction, les dossiers ont pris pas mal de retard en ce qui concerne l’investigation pure. » Pour le magistrat, une des principales difficultés réside dans la réalisation de l’interrogatoire, acte central de l’instruction.

La systématisation de la visio pendant l’instruction pourrait aussi entraîner des conséquences délétères sur la durée de traitement des dossiers, notamment pour la signature du procès-verbal à l’issue d’une comparution. « On risque une embolie accrue des dossiers d'instruction qui risquent d’avancer encore moins vite qu’aujourd’hui, juge Ludovic Friat. Ça peut paraître contre-intuitif, mais pour le juge d'instruction et son greffier, c'est plus long qu'un acte effectué dans un tribunal ». De plus, selon lui, certains interrogatoires se prêtent moins à la visioconférence que d’autres. « Ce n'est pas la même chose de faire un interrogatoire en visio ou dans un bureau dans lequel vous pouvez mieux estimer le langage corporel, les regards, etc. », explique Ludovic Friat.

A terme, le magistrat redoute que ce régime puisse devenir le droit commun pour l’ensemble des actes d’instruction concernant des personnes détenues. « Le risque existe aussi pour la phase de jugement, même si pour l'instant ça n’est pas envisagé, parce que ça se heurte quand même au principe de la publicité », estime Ludovic Friat. Tout comme Judith Allenbach, le magistrat le sait : le système est aussi conçu pour limiter l’exposition des agents pénitentiaires notamment au risque du transfèrement entre un établissement pénitentiaire et le palais de justice. 

La visioaudience : « une mesure indispensable »

L’administration pénitentiaire, en charge des extractions judiciaires – qui se font souvent dans des conditions de sécurité peu optimales -, milite, par le biais des syndicats, pour un recours accru à la visioaudience. Avant l’adoption définitive de la proposition de loi narcotrafic, FO Justice demandait par exemple que la règle de la comparution par visioaudience puisse concerner les 17 000 personnes actuellement détenues pour des faits de trafic de stupéfiants et en lien avec la criminalité organisée.

« Les extractions judiciaires exposent nos collègues à des risques importants. […] La généralisation des visioaudiences, pour l’ensemble des détenus en lien avec la criminalité organisée, est une mesure indispensable pour réduire ces dangers », plaidait le syndicat dans un communiqué, le 17 mars 2025. 

L’UFAP UNSa de son côté appelait, en mars dernier, à « l’augmentation et la mise à niveau de l’ensemble du matériel de visioconférence, aussi bien en établissement pénitentiaire que dans les juridictions », ainsi qu’à l’instauration d’un agenda partagé « entre l’administration pénitentiaire et les services judiciaires, afin d’améliorer la gestion des audiences et d’augmenter le nombre de visioconférences grâce à une meilleure visibilité des créneaux ».

Le CNB défavorable à la visioaudience

Trois mois après le drame d’Incarville, en août 2024, le Garde des sceaux de l’époque, Éric Dupond-Moretti, avait émis une circulaire, qui affirmait notamment que le recours à la visioconférence devait « s’inscrire durablement au cœur des pratiques juridictionnelles ». Le Conseil national des barreaux (CNB) avait réagi avec un communiqué, s’inquiétant d’une « atteinte grave aux droits de la défense et à l’indépendance des magistrats du siège ».

Déjà en avril 2023, le CNB avait adopté une résolution portant sur la visioaudience, en matière non pénale cette fois. Dans son texte, le Conseil rappelait le caractère essentiel de l’audience physique pour « garantir une justice de qualité et de proximité », et qu’en matière civile, « la comparution personnelle [devait] demeurer la règle afin de ne pas faire obstacle au respect des garanties fondamentales inhérentes au droit des parties dans le procès civil ».

L’organisation maintenait également son opposition « à tout déploiement de la visioaudience, dérogatoire au droit commun, en dehors de circonstances absolument exceptionnelles ». La résolution du Conseil faisait suite à la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire. Cette loi posait un premier jalon du cadre juridique permettant le recours à la visioconférence devant les juridictions non répressives avant d’être complétée par un décret et un arrêté.

Au civil, un dispositif « prometteur »

Au moment de l’entrée en vigueur du mécanisme, en mai 2022, Corinne Bléry, professeur de droit privé à l'Université Polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes) et directrice du master Justice, procès et procédures, est « assez optimiste » : « L’oral était battu en brèche, les juges n'avaient plus tellement envie d'entendre les avocats : peut-être que le recours à la visioconférence pouvait assouplir leurs échanges », explique le professeur. La visioaudience pourrait éviter aux avocats de se déplacer et surtout d’attendre leur tour, parfois très longtemps en fonction du rôle du jour. « Le cadre juridique présent paraissait assez prometteur », selon Corinne Bléry.

Dans les faits pourtant, le recours à la visioaudience en matière civile est au point mort : personne ne s’est véritablement saisi de cette option, mobilisable par une partie, un témoin, un expert ou tout autre personne convoquée et qui en a fait expressément la demande. Il n’y a donc pas de jurisprudence sur la notion de « motif légitime » avancé par la personne qui demande à être entendue à distance.

« C'est dommage, parce que cela pourrait être utile, pour des audiences de mise en état, pour entendre des experts, pour entendre des témoins, par exemple. Mais il y a des réticences. Les tribunaux de commerce semblent y avoir renoncé. Et pour l’instant, le ministère de la Justice aussi », constate Corinne Bléry, qui entrevoit dans la visioaudience une alternative intéressante à mi-chemin entre la plaidoirie et le dépôt de dossier.

Un aller-retour à Bastia

Les problématiques rencontrées par les avocats civilistes sont bien différentes des craintes des pénalistes pour les droits de leurs clients. « Au civil, personne n'est en prison. Et c'est nous qui prenons nos petites jambes pour aller voir le juge qui se fiche de savoir comment on se débrouille », déplore Maître Charles Simon, avocat au barreau de Paris. Des journées de travail entières peuvent parfois être perdues. « Une fois, je suis descendu à Bastia. L’audience était à 8h30 et j’avais pris l’avion la veille. La juge nous a dit qu'il y avait un problème dans le dossier d’appel et qu’il faudrait revenir un mois plus tard. » Des histoires comme celle-là, « on en a tous », affirme l’avocat. 

Attaché à la plaidoirie et au contact avec les magistrats, y compris à l’occasion d’audiences de mise en état qu’il juge particulièrement formatrices en début de carrière, Maître Simon n’est pas enchanté par la disparition des audiences de procédure. C’est pourquoi, pour les « petits dossiers » dans lesquels il y a « une ou deux questions » auxquelles il faut répondre, « peut-être qu’il vaut mieux faire de la visio plutôt que de ne rien faire du tout, avance Me Simon. Par exemple, ça pourrait permettre de voir le magistrat et de lui demander de ne pas renvoyer trois mois plus tard car le client est pressé ».

Que ce soit au pénal ou au civil, le Syndicat des avocats de France (SAF) est « farouchement opposé aux audiences en visio », pose Judith Krivine, présidente du syndicat. Entre les dysfonctionnements techniques qui ne permettent pas toujours de s’entendre, l’aspect déshumanisant du procédé, le fait de ne pas pouvoir croiser les confrères des autres parties ou entendre la petite phrase du magistrat au moment de dire au revoir, le SAF estime que l’utilisation de la visio nuit au bon fonctionnement de la justice, à l'accès aux juges et à l'intérêt des justiciables. L’organisation redoute aussi un effet « tâche d’huile » : « J'appelle ça des chevaux de Troie. C'est toujours expérimental au début et puis, ça se déploie », explique Judith Krivine, pour qui le délaissement actuel de la visio au civil s’explique par le fait qu’il serait rarement « dans l'intérêt des parties ».

Marion Durand


Partager l'article


0 Commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Abonnez-vous à la Newsletter !

Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.