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L’événement du mercredi 17 septembre a offert à l’économiste l’occasion de défendre sa mesure. Tout en admettant certaines limites, il a martelé que, pour rétablir une forme d’égalité, les ultra-riches devaient contribuer à l’effort national.
Gabriel Zucman a enfilé les gants et choisi de descendre dans l’arène. Mercredi 17 septembre, l’économiste, invité de dernière minute, a pris part au FDDAY, véritable messe de la tech française organisée par France Digitale au Musée des Arts forains. Face à un auditoire composé de parlementaires, de curieux, mais surtout d’entrepreneurs, il est venu défendre, lors d’un débat, sa proposition controversée : une taxe de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, qui concerne environ 1 800 des Français les plus fortunés. Dans la salle, l’attente était palpable, notamment après l’intervention de Yahya Fallah, président de la commission IA de la CPME, qui avait qualifié un peu plus tôt la mesure de « dystopie ». Tous attendaient donc la riposte de celui qui semble désormais incarner l’un des nouveaux visages de la gauche française.
Face à Gabriel Zucman, son confrère du Collège de France, Philippe Aghion, ne mâche pas ses mots. Visiblement révolté, il coupe court au suspense en lançant frontalement : « Tu vas transformer la France en prison fiscale ! » Une attaque que l’économiste n’a pas laissée sans réponse. À ses yeux, la taxe qu’il défend n’a rien d’une rupture, mais s’inscrit dans la continuité de l’impôt sur le revenu. « Je comprends les craintes qui s’expriment sur les effets possibles en matière de croissance et d’innovation. Mais il s’agit d’un impôt minimum ciblant uniquement des personnes, et non des entreprises : environ 1 800 contribuables. On a eu exactement les mêmes débats il y a 120 ans lors de la création de l’impôt sur le revenu, le projet de Joseph Caillaux. Tout le monde annonçait alors la catastrophe. Or, non seulement le désastre n’a pas eu lieu, mais la productivité a été multipliée par dix depuis 1914, et la croissance comme l’innovation ont explosé. Et pourquoi cela a-t-il été possible ? Parce que l’impôt sur le revenu a permis de bâtir une fiscalité moderne, finançant le moteur de la croissance : l’accès à l’éducation. »
Et de marteler son idée : « Ce que je propose, c’est simplement de parachever l’impôt sur le revenu afin que les milliardaires qui aujourd’hui échappent en grande partie à l’impôt contribuent, eux aussi, à l’effort national. Si vous payez déjà suffisamment, vous n’avez rien de plus à verser. En revanche, si vous contribuez trop peu, vous devez combler la différence pour atteindre ce seuil de 2 %. »
Philippe Aghion se dit favorable au principe de taxer les ultra-riches, mais pour lui, le projet de Gabriel Zucman soulève de sérieuses limites. « Le problème avec cette taxe, c’est qu’elle inclut l’outil de travail. Or, est-il juste de taxer un patrimoine professionnel dont la valorisation est à la fois très volatile et non réalisée ? » interroge-t-il. Et d’ajouter : « Si l’objectif est vraiment de contrer l’optimisation fiscale, qui repose en grande partie sur le cantonnement des profits dans des holdings patrimoniales, pourquoi alors viser des start-up à forte valorisation mais pas encore profitables ? »
Une inquiétude qui prend, selon lui, une dimension stratégique : celle du risque de la fuite des talents. « Je ne voudrais pas que la France manque la révolution de l’IA parce que nous décourageons des entrepreneurs comme Arthur Mensch (Mistral AI), qui créent aujourd’hui de la valeur encore largement virtuelle. Je veux un impôt distributif, je veux mettre à contribution les plus fortunés, mais je ne veux pas que ceux qui portent la révolution de l’IA en France partent ailleurs ! » insiste-t-il.
Un argument qui ne convainc pas Gabriel Zucman. L’économiste admet que « nous avons besoin de créateurs d’entreprises et d’encourager l’innovation », mais il refuse d’en tirer des exemptions. « On ne peut pas créer une hiérarchie du mérite qui permettrait aux fortunes de plus d’un milliard d’échapper à la solidarité nationale. Cela reviendrait à nier nos idéaux méritocratiques et démocratiques les plus fondamentaux, ceux qui figurent dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et qui posent le principe d’égalité devant l’impôt. »
Pour lui, le sens de la mesure dépasse la seule question de l’entrepreneuriat. « L’objectif n’est pas de décourager l’innovation ou de faire payer les riches pour le principe. C’est de mettre notre droit fiscal en conformité avec le principe d’égalité, qui impose que les plus grandes fortunes ne contribuent pas moins que le reste de la société. Or, aujourd’hui, les ultra-riches s’acquittent de très peu d’impôt sur le revenu. D’où la nécessité d’un mécanisme correctif de taux minimum. » Il concède, enfin, qu’il reste ouvert aux discussions « sur les modalités concrètes », notamment dans les situations rares mais bien réelles « où des patrimoines colossaux sont constitués d’actions non liquidables parce que l’entreprise ne génère pas encore de bénéfices. Comment s’assurer dans ces cas-là que l’impôt puisse être payé ? C’est un vrai sujet, et il existe plusieurs pistes qui méritent d’être débattues. »
Au-delà de la question des modalités, Gabriel Zucman estime qu’il n’existe aucun risque que l’instauration de sa taxe freine l’investissement et la croissance. Pour étayer son propos, il convoque l’expérience américaine et interpelle l’auditoire : « Est-ce que vous savez quand Bill Gates a fondé Microsoft ? » lance-t-il. Une voix dans la salle répond aussitôt : « En 1975. » L’économiste rebondit : « Et connaissez-vous la fiscalité des États-Unis à la même époque ? L’impôt sur les sociétés atteignait 50 %, l’impôt sur les hauts revenus 70 %, et celui sur les successions pouvait grimper jusqu’à 77 %. Cela n’a pas tué le capitalisme américain ni l’esprit entrepreneurial. C’est même tout l’inverse : la croissance et les taux d’investissement étaient plus élevés qu’aujourd’hui. »
De plus, pour lui, l’argument d’un décrochage de l’Europe face aux États-Unis relève du mythe. « On nous répète que l’écart de croissance se creuse, mais c’est une fable. Si vous calculez le revenu par adulte ajusté en parité de pouvoir d’achat, il est simplement faux d’affirmer que l’Europe décroche. Pire encore : les inégalités ont explosé aux États-Unis », martèle-t-il.
Un raisonnement qui ne convainc pas Philippe Aghion, prompt à rectifier. « Oui, les États-Unis ont connu des taux marginaux d’imposition très élevés, jusqu’à 90 %, mais il s’agissait d’impôts sur le revenu, pas sur le patrimoine », objecte-t-il. Et de poursuivre : « Ce qui existe depuis longtemps outre-Atlantique, ce sont des taxes sur les holdings financières. Moi, je suis favorable à ce que nous nous alignions sur ce modèle, car les holdings familiales et patrimoniales servent trop souvent à contourner l’impôt sur le revenu. Là, il y a un vrai sujet. Mais les États-Unis n’ont jamais mis en place la taxe que tu proposes. Et puis, dans les années 1970, ils disposaient de niches fiscales massives, qui compensaient ces taux très élevés et qui ont disparu au moment où les impôts ont été abaissés. C’était une configuration très différente de celle de la France. »
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Le professeur du Collège de France insiste ensuite sur les conséquences qu’aurait, selon lui, une telle taxe si elle restait cantonnée à l’échelle hexagonale. « Tu ne peux pas imposer la taxe Zucman en France seulement, il faut l’appliquer au niveau européen ! Si la France agit isolément, elle passera pour un pays trop « gaulois », décalé par rapport à ses voisins. Ces dernières années, notre attractivité auprès des investisseurs étrangers a progressé, et tu risques de tout compromettre. C’est tellement facile de quitter la France pour la Belgique ou Milan. Tu vas transformer la France en prison fiscale », alerte-t-il. Avant d’enfoncer le clou : « Dès que des entrepreneurs inventent quelque chose en Europe, et on en a, ils partent aux États-Unis. Nous devons créer un écosystème qui permette à nos licornes de croître ici. C’est possible, comme on le voit en Scandinavie, où les pays sont à la fois plus égalitaires et plus innovants que nous. »
Sur ce point, Gabriel Zucman se montre plus ouvert : « Je suis pour que cette taxe soit européenne, et même mondiale. Et je suis convaincu que si la France l’adoptait, elle ferait rapidement école, à l’image de la TVA instaurée chez nous en 1954, que le reste du monde a fini par suivre, à l’exception notable des États-Unis », avance-t-il. Tout en admettant cette dimension internationale, l’économiste défend une vision plus large : « La tech européenne doit inventer son propre modèle. Pas un modèle calqué sur celui des États-Unis, où l’on voit aujourd’hui une dérive oligarchique inquiétante. Il faut un modèle fondé sur la souveraineté et la coopération. Et cela commence par une évidence : que les plus riches paient, comme tous les autres Français, un peu d’impôts. Je demande simplement à parachever ce que nous avons entamé il y a plus d’un siècle ! »
Par la suite, Gabriel Zucman interpelle de nouveau son auditoire : « Est-ce qu’un entrepreneur de vingt ou trente ans renonce vraiment à créer une entreprise parce qu’il craint de payer des impôts une fois milliardaire ? » « Oui ! », rétorque une large partie de la salle. Réponse immédiate de l’économiste : « En dix ans à Berkeley, je n’ai jamais entendu un étudiant dire qu’il renonçait à créer pour des raisons fiscales. Si c’est votre cas, alors vous adoptez une posture de sécession vis-à-vis de la solidarité nationale – plus extrême encore que celle de la Silicon Valley. »
L’économiste a ensuite évoqué l’idée de s’acquitter de la taxe en actions, pour éviter aux entrepreneurs de liquider leurs parts. Une suggestion accueillie par un rire général, lorsqu’un participant ironise : « Bonjour la solution ! » La piste fait surtout bondir Philippe Aghion : « Je veux garder mes actions, pas les vendre aux Chinois ou aux Américains ! Je veux rester propriétaire de mon entreprise. Je n’ai pas de cash flow, ni de valeur immédiatement mobilisable. »
Réplique cinglante de son confrère : « Si vous avez un milliard, vous avez une capacité contributive. Regardez Elon Musk : on disait sa fortune virtuelle, sans liquidité. Et puis, du jour au lendemain, il rachète Twitter. Des dizaines de milliards surgis en un claquement de doigts, pour transformer une plateforme en outil au service de Trump et même soutenir l’extrême droite allemande. La grande richesse, c’est donc un grand pouvoir. Et quand elle devient trop extrême, elle menace nos démocraties. »
Et Philippe Aghion de calmer le jeu : « Je suis d’accord que les revenus et les richesses accumulées doivent être taxés. Mais je refuse qu’on pénalise des entrepreneurs dont la fortune n’est pas réalisée et qui réinvestissent leur cash flow pour grandir. Sinon, on manquera la révolution de l’IA. Toi, tu proposes l’inverse du rapport Draghi qui appelle à stimuler l’innovation européenne. Avec le Danemark et le Luxembourg, nous taxons déjà le capital plus que partout ailleurs. Si la France va plus loin, elle se tire une balle dans le pied ! » Cette tirade déclenche une salve d’applaudissements.
« Mais il ne s’agit que d’un impôt minimum », insiste Gabriel Zucman. « Il ne concernerait que 1 800 personnes disposant de plus de 100 millions d’euros. Pas une surtaxe, un plancher. Oui, des cas particuliers existent, et il faudra réfléchir aux modalités. Mais il ne faut pas que quelques exceptions servent d’alibi pour éviter de taxer les giga-milliardaires. Parce qu’aujourd’hui, ce ne sont pas eux qui paient réellement des impôts en masse. Et tout le monde sait qui sont ceux qui en paient .» Des mots également salués par des applaudissements.
Plutôt que de poursuivre avec la « taxe Zucman », Philippe Aghion avance d’autres pistes fiscales, qu’il juge plus adaptées : rétablir l’ISF – « c’était très mauvais », tranche Zucman -, instaurer une contribution différentielle sur les hauts patrimoines hors outil de travail, taxer les ressources non productives placées dans les holdings… ou encore revisiter la taxe Zucman, mais abaissée à 0,5 % et exonérant les entreprises de moins de dix ans.
« Nous sommes un pays redistributif, pas comme les États-Unis. On ne part pas du même point de départ. Bien sûr, on peut faire mieux », plaide Philippe Aghion. « Mais c’est pour ça que je ne propose pas une révolution fiscale, juste une toute petite réforme de rien du tout », le coupe aussitôt son contradicteur, mi-sérieux, mi-amusé.
Le débat, lui, est loin d’être clos : Gabriel Zucman accepte, d’un geste, l’invitation de Maya Noël, directrice générale de France Digitale, à poursuivre l’échange avec les entrepreneurs français lors d’une prochaine rencontre.
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