L’inflation législative (de nouveau) accusée d’avoir « largement contribué à l’embolie de l’institution judiciaire »


mercredi 11 octobre 20239 min
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Un reproche formulé par l’ancien procureur général près la Cour de cassation, François Molins, lors de la table ronde « Trop de droit tue le droit » organisée à l’occasion de la grande rentrée des avocats, le 28 septembre dernier. Mais puisque cette inflation n’est pas près de s’arrêter, les intervenants estiment qu’il convient de mieux inclure les professionnels du droit dans l’élaboration des textes nouveaux, afin de faciliter leur application et limiter leur production.

« Selon le dernier suivi de l’activité normative, 1 042 lois ont été publiées au Journal Officiel depuis 20 ans » a indiqué la rédactrice en chef de la Gazette du Palais et modératrice Laurence Garnerie, en ouverture de la table ronde « Trop de droit tue le droit », organisée à l’occasion de la rentrée des avocats le 28 septembre dernier, à la Maison de la Chimie. Un nombre « vertigineux » a-t-elle estimé, à l’instar des chiffres avancés par Légifrance pour 2022, avec 43 lois promulguées (soit 1 142 articles), auxquels s’ajoutent 45 ordonnances, 1 786 décrets, 8 077 arrêtés, 66 actes de transposition de directives, 104 circulaires, soit 71 293 pages dans le JO, a-t-elle complété.

Le nombre « croissant » de normes juridiques produites annuellement n’est pas en reste, comme l’a rapporté le président de la Commission des lois au Sénat François-Noël Buffet. En effet, les données du secrétariat général du gouvernement d’avril 2023 dénombre 93 899 articles législatifs, 253 118 actes réglementaires et 10 069 circulaires. Le poids des ordonnances « n’est pas à méconnaitre non plus » a-t-il précisé, avec 91 ordonnances prises rien qu’en 2021.

Et si les textes sont de plus en plus nombreux, le volume de ceux existants ne cesse de croître, les codes et les lois en sont un parfait exemple. En 20 ans, le Code de commerce a connu une augmentation de 824 000 mots, le Code de l’urbanisme 537 000, le Code civil environ 58 600 et le Code pénal 45 000, a-t-il poursuivi. Côté lois, celle sur la décentralisation est passée de 78 articles dans sa rédaction initiale à 271 au moment de sa promulgation, entraînant un effet de « démultiplication des textes » qui contribue au phénomène d’inflation normative.

Le gouvernement, premier générateur de normes

« Alors, avons-nous un problème avec la norme ? » a questionné François-Noël Buffet. Le président de la commission des lois, qui est aux premières loges de cette situation, y « contribue très directement, avec 40-50 % inscrites à l’ordre du jour au Sénat » a-t-il admis, avant de s’avouer « impuissant » pour lutter contre ce phénomène de l’inflation normative qu’il explique par d’autres raisons.

Parmi les causes identifiées, le président de la commission des lois du Sénat a pointé du doigt le gouvernement qui « ajoute de la loi en déposant régulièrement, via des parlementaires proches (amis), des propositions de lois variées », et voit là une forme de « sous-traitance ».

Autre explication liée, selon lui, à cette inflation : la forte demande sociale de légiférer, qui s’est traduite par un nombre de pétitions croissant dans l’espace public. Depuis 2020, environ 700 pétitions ont été déposées au Sénat, entraînant par la suite la mise en vigueur de textes pour compléter le paysage normatif déjà conséquent.

Mais les parlementaires ont eux aussi une part de responsabilité. « Nous sommes culturellement un pays qui adore administrer et prévoir toutes les situations et décide de tout mettre dans la loi, car la loi c’est le graal absolu » a déploré François-Noël Buffet.

Un constat partagé par la professeure agrégée des facultés de droit Soraya Amrani Mekki : « On préfère la sécurité juridique de règles même si elles ne sont pas très claires et contestables plutôt que de vouloir réparer ce qui ne va pas et ajouter une difficulté. »

En outre, selon la professeure, cette inflation prend également source dans la conception même de ces textes et dans leurs vices de « fabrication », parmi lesquels un manque d’anticipation et un problème d’accompagnement des textes doublé d’un problème de codification : « On ajoute des textes qui répètent d’autres textes, on intègre des textes sans valeur normative. » Et puis « il y a ce que demandent les avocats et les décisions rendues qui tombent à côté, venant alourdir le paysage normatif ».

« En raffinant les normes, cela entraîne plus de complexité »

Autant de nouveaux textes qui viennent complexifier ceux déjà existants en plus de les rallonger, a complété le président de la commission des lois au Sénat.

La professeure agréée a notamment pris pour exemple l’annexe de la déclaration d’appel du Code de procédure civile ; exemple qui n’a pas manqué de faire réagir l’audience. « Sur le sujet, nous avons eu un décret en 2017 pas vraiment clair, une circulaire d’interprétation du 4 août 2017, un arrêt de la Cour de cassation du 13 janvier 2022 puis une réaction ministérielle un mois après qui offrait une réponse avec une rédaction qui ne règle pas la difficulté ».

Pour le président de l’Université Paris Panthéon-Assas Stéphane Braconnier, cela relève finalement du paradoxe. « Le secteur juridique cherche à donner plus de flexibilité, mais en raffinant les normes, cela entraine finalement plus de complexités », a-t-il relevé, estimant par là-même que si « le droit a longtemps été perçu comme un facteur de progrès, il est aujourd’hui perçu comme un facteur de régression ».

En effet, a-t-il renchéri, légiférer ou modifier la constitution se faisait au profit d’une modernisation de la société et du progrès, or aujourd’hui, cela abouti à « une perte de confiance généralisée » que les juristes ressentent bien, puisqu’ils contribuent à l’alimenter. « Le droit est devenu un objet de contestation alors qu’il devrait être un objet d’attention voire de passion pour les juristes », a-t-il argué.

Autre paradoxe d’après lui : notre société conteste de plus en plus le droit, mais est, dans le même temps, demandeuse de lois. En effet, toute contestation de nouveaux droits est « inévitablement productive de normes » : « revendiquer des droits c’est accepter la contrainte collective, et donc accepter qu’un certain nombre de normes soient adoptées pour consacrer ces droits » a tempêté Stéphane Braconnier. « Et finalement, on se retrouve avec des textes nouveaux dont personne ne sait quoi faire malgré les fiches pratiques, les FAQ etc. » a regretté pour sa part Soraya Amrani Mekki.

Un surplus de normes qui fragilise les professionnels du droit

Et ce surcroît de normes n’est pas sans conséquences sur les professionnels du droit, comme l'a illustré l'ancien procureur général près la Cour de cassation François Molins, qui a expliqué que les magistrats y sont confrontés aussi bien de « façon personnelle que structurelle ».

En effet, « plus on a de textes à absorber, plus on a du mal à suivre l’évolution législative », et donc de se tromper, a indiqué François Molins. Un pullulement de textes au détriment de l’application de la loi, a-t-il estimé, et qui, selon Soraya Amrani Mekki, « pose énormément de problèmes », à l’instar de l’inflation jurisprudentielle, elle aussi difficile à lire et à interpréter.

Sur le plan structurel, l’ajout de nouvelles formalités et leur multiplication particulièrement en cycle pénal et en procédure civile n’ont fait que ralentir les décisions de justice et « ont largement contribué à l’embolie de l’institution judiciaire » a expliqué l’ancien procureur. « Entre 2005 et 2020, le délai d’écoulement du stock pénal est passé de 8 à 14 mois. Plus frappant encore, en matière de procédure civile, le délai de jugement est passé de 6,7 mois à 13,9 mois ».

De son côté, Laurence Junod-Fanget, Présidente de la commission Règles et Usages du Conseil national des barreaux, a fait part des inquiétudes des professionnels à chaque nouvelle parution de textes. En procédure d’appel par exemple, « quand une nouvelle loi arrive, on se demande à quel pépin on va être confronté », et de compléter que cela génère « un stress énorme » car si « l’absorption et la prévisibilité des textes » sont nécessaires, « parfois, ce n’est pas le cas ».

Par ailleurs, la procédure d’appel devenant de plus en plus complexe, les avocats sont parfois contraints de faire appel à des confrères spécialisés. « [Or], qui paye cela ? C’est le justiciable » qui, constate Laurence Junod-Fanget, « n’existe même plus devant nos juridictions ». En outre, davantage de textes à assimiler est bien souvent synonyme de moins de temps consacré aux justiciables, lesquels pâtissent donc directement de cette inflation normative, alors même qu’une très large majorité d’entre eux estiment déjà la justice trop lointaine et peu accessible.

Mais plus préoccupantes encore, selon François Molins, sont les conditions dans lesquelles sont appliqués ces textes de loi. Le Président de la Commission des lois au Sénat François-Noël Buffet l’a rappelé, tout nouveau texte doit être accompagné d’une étude d’impact, ce qui, selon l’ancien procureur, constitue une difficulté majeure. Sauf que lorsqu’elle n’est pas incomplète parce que rédigée à la dernière minute, l’étude d’impact est parfois inexistante. « La mauvaise qualité législative tient au fait que la procédure est faite dans l’urgence », a déploré François Molins. « Au final, on prend des textes sans avoir suffisamment réfléchi aux moyens qui seraient nécessaires pour la mise en œuvre des professionnels ».

Vers une réforme des formations universitaires ?

Mais qu’en est-il de cette inflation normative sur les écoles qui forment ces avocats et magistrats en devenir ? Car si la profession se heurte à des difficultés, « il y a [aussi] très clairement un impact sur les universités, et en particulier les facultés de droit qui ne peuvent pas rester à l’écart de ces phénomènes », a pointé Stéphane Braconnier.

Ainsi, afin que les juristes puissent correctement s’insérer, ils doivent intégrer ces contraintes en évolution, et donc, les universités doivent être en capacité d’anticiper les besoins des professionnels de la justice, qui de surcroit amène à modifier les formations. À ce sujet, le président de l’Université Paris Panthéon-Assas voit là un triple défi pour les universités.

Le premier défi est de savoir où placer le curseur de la spécialisation face à un corpus juridique de plus en plus pointilleux. « Une complexité qui appelle nécessairement à une formation de juristes capables de comprendre les difficultés du secteur de plus en plus précis » a argué le Président de l’Université. Car si aujourd’hui les juristes reçoivent une culture juridique générale, se pose désormais la question suivante : les formations doivent-elles être plus spécifiques afin qu’ils comprennent tous les paradoxes de cette inflation « délétère » ?

Le second défi est celui de la professionnalisation. En ce sens, se demande Stéphane Braconnier, faut-il « réduire les facultés à la formation de professionnels connus ou au contraire faire en sorte qu’elles répondent aux nouveaux besoins spécifiques des avocats, comme la nécessité de suivre les procédures d’appel ? ». Une chose est sûre, selon lui, il faut « revoir le cursus juridique ».

Le dernier défi qualifié par le président de l’université de « considérable » est le défi technologique et l’intelligence artificielle. En effet, tous les risques liés n’ont pas encore été identifiés, et « il faut donc être en capacité de préparer les juristes qui entrent à l’université », la technologie évoluant très vite. Il s’agit-là d’un « enjeu majeur qui entre en résonnance sur la perception de la norme » a-t-il complété.

Les utilisateurs finals des textes doivent être consultés en amont de leur mise en vigueur

Alors, quelles parades pour moins légiférer, limiter la production de textes et éviter tous ces écueils auprès des professionnels et des écoles qui les forment ?

Pour parer les difficultés que rencontre la profession, François-Noël Buffet préconise dans un premier temps d’être particulièrement vigilant au moment de la rédaction d’une norme, car un texte trop compliqué à interpréter a « inévitablement des conséquences sur la vie des affaires ». Il faut également redonner plus de crédit aux études d’impact actuellement délaissées voire bâclées, pourtant indispensables pour améliorer un texte en voie d’adoption.

Si selon la professeur agrégée des facultés de droit Soraya Amrani Mekkin, qui milite pour une sobriété textuelle, on ne peut pas légiférer moins, il convient de légiférer mieux. En ce sens, il faut favoriser la participation des utilisateurs finals qui doivent faire partie des groupes de réflexion sur les textes : « on gagnerait à consulter les praticiens concernés pour la rédaction de textes et qui de surcroît éviterait les doublons, les répétitions et un gain de texte à assimiler » a-t-elle martelé. « Si on en arrive là avec l’annexe [de la déclaration d’appel du Code de procédure civile], c’est que les greffiers n’ont pas été consultés », rappelle-t-elle.

En outre, il faudrait selon elle mieux accompagner les travaux législatifs pour que l’informatique anticipe les nouvelles normes pour une meilleure mise en œuvre et application des textes par les professionnels.

Des efforts au niveau de la formation des parlementaires ont également été souhaités par François-Noël Buffet, qui a observé des lacunes dans les connaissance des commissaires. À ce titre, des initiatives ont été prises de les envoyer en stage dans des juridictions afin de constater la réalité du terrain : « certains reviennent étonnés de voir comment ça fonctionne » a-t-il confié dans un sourire. Une initiative qui devra donc se poursuivre selon lui.

Alors est-ce que trop de droit tue le droit ? Pour Laurence Junod-Fanget, en tout cas, « trop de droit tue les droits ». Et si « on ne pourra pas fondamentalement changer les choses », a expliqué François-Noël Buffet, « il s’agit désormais d’évoluer », « le monde étant en perpétuelle mutation ».

Allison Vaslin

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