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Gwenola Joly-Coz, présidente du tribunal de grande
instance de Pontoise, a découvert « par hasard »,
explique-t-elle, le nom de la première femme magistrate française. Devenue
passionnée par l’histoire de Charlotte Béquignon-Lagarde, elle demande que la
mémoire des femmes symboles de notre Histoire judiciaire soit davantage
transmise. Entretien.
Pourquoi vous êtes-vous
intéressée de près à Charlotte Béquignon-Lagarde ?
Le sujet des femmes magistrates
m’intéresse, car les femmes sont souvent invisibles, ou plutôt, invisibilisées
par les institutions. C’est pourquoi il me semble particulièrement important de
faire émerger leur mémoire. Mais à vrai dire, je suis tombée sur le nom de
Charlotte Béquignon-Lagarde (retrouvez son portrait, réalisé par Gwenola Joly-Coz ici, ndlr) complètement par hasard, au détour d’un article
d’Anne Boigeol, plus précisément dans une note de bas de page. Je me suis dit qu’il
y avait là un fil qu’il fallait que je tire ! D’ailleurs, tomber sur un
nom presque camouflé me paraît, à cet égard, éloquent, car en 25 ans de
magistrature, je n’avais jamais entendu parler d’elle ! C’était donc le
constat éclairant que la mémoire de cette femme, grande figure de la
magistrature, ne m’avait pas été transmise.
Justement, comment l’expliquez-vous ?
Je ne saurais l’expliquer, mais cela
m’interroge. Comment se fait-il qu’un corps ne transmette pas la mémoire de
ceux – et notamment celles – qui représentent un symbole pour sa
profession ? Comme je le dis dans mon article, ce qui est paradoxal est
que lorsque l’on interroge les avocats au sujet de la première femme avocate,
on s’aperçoit qu’ils connaissent tous le nom de Jeanne Chauvin. Son combat est
connu. Il y a des articles, des livres à son sujet, des photos d’elle, alors
que de Charlotte Béquignon-Lagarde, qui a pourtant prêté serment un demi-siècle
après, on ne sait rien. Tout juste est-elle citée, mais de sa vie, de son
parcours, rien ne nous est parvenu ! Les traces qu’elle a laissées sont
très modestes. D’ailleurs, je n’ai trouvé qu’une seule photo d’elle, issue du
magazine Life, qui n’est même pas français, c’est dire !
Face à ce vide, comment êtes-vous parvenue
à reconstituer sa mémoire ?
Il fallait aller chercher cette mémoire,
cela n’était pas naturel, pas spontané. On peut donc dire que j’ai mené ma
petite enquête ! Même s’il y a très peu de documents sur Charlotte
Béquignon-Lagarde, j’ai remarqué qu’elle avait écrit des notices pour l’Encyclopædia
Universalis. En les consultant, j’ai pu constater qu’elle était citée comme
« conseiller », ou qu’il y avait simplement ses initiales, « CBL » :
aucun moyen donc de savoir qu’il s’agissait d’une femme. En revanche, j’ai fini
par trouver une notice qui la concernait dans le Dictionnaire historique des
juristes français, et en consultant l’auteur de l’article, j’ai lu la signature
« P. Lagarde », qui s’est avéré être son fils ! Je l’ai donc
contacté pour aller chercher l’information « au plus proche ».
Qu’est-ce qui vous inspire chez cette
femme ?
Ce qui m’a le plus marquée, c’est qu’elle
est extraordinairement libre. Elle est passée au-delà de tous les préjugés, de
tous les obstacles rencontrés. D’abord, en devenant agrégée. C’était unique,
exceptionnel, nouveau ! Elle est une véritable pionnière, elle me fait
penser à ces femmes qui osent pour la première fois. Elle ne s’est pas arrêtée
à ce qu’on lui a imposé : elle a persévéré. Et quand on lui a proposé d’être
magistrate, c’était courageux d’accepter, étant donné qu’elle ouvrait la voie.
D’ailleurs, on est venu la chercher, ce qui est assez extraordinaire !
Cela prouve à quel point elle a su se démarquer. C’était véritablement une
femme atypique pour son époque, on ne pouvait que la repérer.
Quel changement majeur a été opéré depuis
l’époque de sa prestation de serment ?
Avec Charlotte Béquignon-Lagarde, les
femmes sont entrées dans la magistrature il y a 70 ans, ce qui constitue à
mon sens le plus grand événement sociologique qui soit arrivé à notre corps.
Malgré une lente évolution, les femmes ont fini par massivement intégrer la
magistrature : aujourd’hui, elles sont même 65 % du corps. Cela
n’aurait sûrement pas été pareil sans elle, et d’ailleurs, elle-même n’aurait
sûrement jamais imaginé une telle révolution ! Aujourd’hui, on a des
femmes magistrates qui sont nos grands modèles. Pour moi, il est fondamental
d’avoir des modèles identificatoires – bien qu’il y ait encore trop peu de
femmes aux postes les plus élevés. Cela permet aux femmes issues des nouvelles
générations de magistrats de se projeter plus facilement, car si à la
sortie de la magistrature, à 25-30 ans, elles ne voient pas de femmes
occuper ces fonctions, elles peuvent se dire que ce n’est pas pour elles,
qu’elles n’y arriveront pas. Là-dessus, on a déjà bien progressé, même s’il
reste encore du chemin à faire.
A-t-on progressé à tous les niveaux en la
matière ?
Malheureusement non, car ce qui n’a pas
changé, c’est ce manque de visibilité. Ce n’est qu’un exemple, mais prenez le
Palais de Justice. Toutes les salles du Palais portent des noms d’hommes – sauf
une, la salle Simone Rozès (retrouvez son portrait réalisé par Gwenola Joly-Coz ici, ndlr), unique Première présidente à la Cour de cassation.
Même chose à l’ENM, qui dispose d’un seul amphithéâtre portant un nom de
femme : l’amphithéâtre Simone Veil, rebaptisé ainsi en décembre 2017.
J’applaudis l’initiative, d’ailleurs, mais cela reste insuffisant !
Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz
Que peut-on faire pour redonner de la
visibilité à ces femmes ?
Baptiser plus de lieux de justice au nom
de femmes pour faire réémerger ces grandes figures emblématiques. J’aimerais
aussi qu’on organise plus de colloques sur elles, pour parler de leur parcours,
de leur vie, de leur apport, mais il faudrait que les hommes se sentent
concernés et aient envie de venir, car bien souvent, les colloques sur les
femmes n’attirent qu’un public féminin. Pour ma part, j’aimerais que soit
organisé un beau colloque sur Charlotte Béquignon-Lagarde, avec un public
féminin ET masculin, particulièrement à la Cour de cassation, puisque c’est la
première d’entre eux.
Propos recueillis par Bérengère
Margaritelli
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