« Une Justice pour l’environnement » : vers la protection du patrimoine vivant


mardi 16 novembre 20218 min
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Au début de l’année 2019, le conseil général de l’environnement et du développement durable et l’Inspection générale de la justice reçoivent une commande commune des ministres de la Justice et de la Transition écologique afin de disposer d’un diagnostic multidimensionnel des relations que la justice judiciaire entretient avec la question écologique.

La question écologique, centrale pour nos concitoyens, réclame justice, et la pandémie a accéléré les prises de conscience. Des décisions judiciaires emblématiques sont intervenues ces derniers temps qui marquent un rôle accru du juge, sollicité par la société civile. Les citoyens réunis dans la Convention citoyenne pour le climat élaborent 147 propositions pour inverser le cours des choses, débouchant sur la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021. Celle-ci comporte un titre VI « de la protection judiciaire de l’environnement ». Tout ceci paradoxalement, alors que de nombreux secteurs de la société résistent, demandent du temps ou contestent même la réalité de cette nécessaire transition. Les termes de désaccords majeurs entre citoyens, acteurs économiques, société civile et puissance publique sont posés et demandent des arbitrages au nom du droit.

 


 

Un exercice de prospective


Les éléments implicites de notre lettre de mission appelaient donc, dès 2019, avec une certaine intuition, à un véritable exercice de prospective. Il nous était demandé de dessiner un chemin possible pour que l’institution judiciaire trouve sa pleine place dans la résolution des différends environnementaux.

Les constats de départ étaient désastreux et ne se sont pas encore incurvés. En matière pénale, la répression des atteintes à l’environnement représente un contentieux invisible, environ 1 % des affaires. Les maximums légaux des pénalités ne sont jamais atteints et les personnes morales échappent largement à la répression. Si les textes abondants existaient, leur application effective était proche du néant. Comment le juge, régulateur naturel des conflits majeurs dans un État de droit, pouvait être autant absent sur un contentieux aux tels enjeux sociétaux ? Comment placer le juge judiciaire au cœur de la prévention et de la réparation des atteintes à l’environnement afin de tracer une trajectoire permettant de changer de paradigme ? Seules des solutions audacieuses devaient être envisagées pour inverser le cours des choses.

Par une démarche novatrice, pour approcher la dimension systémique du sujet et poser un diagnostic partagé avec toutes les parties prenantes, nous avons tenté de réapprécier la place que devait tenir l’institution judiciaire. Il fallait disposer d’une vision panoptique des constats, des enjeux et des conceptions en cours.

L’approche s’est faite par cercles concentriques, associant des entretiens dans les territoires judiciaires et administratifs avec la société civile et les acteurs économiques, et des tables rondes organisées avec la mission de recherche droit et justice (1). Nous avons voulu réunir l’ensemble des porteurs de connaissance sur le sujet, acteurs impliqués, chercheurs et praticiens, services ministériels. Il fallait aussi aller à la source de normes essentielles du droit environnemental, appréhender la dimension européenne et internationale, auprès des institutions européennes et des secrétariats de quelques conventions majeures. Et compléter ce regard par un parangonnage, auprès de quelques pays ayant posé des jalons d’une juridictionnalisation des litiges environnementaux.

 

 

21 propositions pour donner un rôle majeur à l’institution judiciaire


De cette investigation à 360°, en est sortie une approche intégrée de 21 propositions liant l’ensemble des mécanismes susceptibles de donner à l’institution judiciaire un rôle majeur de régulateur des différends écologiques. Ce processus nécessite de coordonner les préfets, généralement pilotes des polices administratives, et les autorités judiciaires. Il implique la formation d’un véritable écosystème engageant l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale, de l’enquête jusqu’au jugement et à son exécution.
Il doit s’attacher à faciliter l’accès au juge par des démarches territorialisées. Il exige enfin de réviser le fond du droit et d’adapter les règles procédurales.

C’est ainsi que nous avons abouti à un agenda 21 d’une justice protectrice de l’environnement, et plus largement des patrimoines vivants.

Sans revenir dans le détail de ces propositions, il nous semble utile, deux ans après la remise de ce rapport, de mettre en lumière quelques aspects saillants.

Dans une circulaire du 11 mai 2021 visant à consolider le rôle de la justice en matière environnementale, le ministre de la Justice insiste sur la nécessité de « constituer de nouvelles synergies dans le traitement des procédures pénales ». Des travaux en cours entre la Chancellerie et le ministère de lIntérieur cherchent à construire des coordinations dès le stade des enquêtes, en dépassant le dualisme des polices administratives et judiciaires. Cette discussion donnera une consistance à la proposition du rapport de mettre en place dans chaque département des comités opérationnels de défense écologique co-présidés par le préfet et le procureur pour mieux articuler actions et procédures, et éviter que la poursuite n’arrive trop tard.

Si la proposition de constituer un service d’enquêtes judiciaires environnementales agissant sous mandat judiciaire n’a pas encore débouché, celle, plus opérationnelle, de la mise à disposition d’assistants spécialisés issus du ministère de la Transition écologique au profit des juridictions est en voie de réalisation.

L’axe majeur de notre construction réside dans la spécialisation du juge et des juridictions à un niveau proche des problèmes. Pour être efficace, la protection de l’environnement a besoin d’un juge qui prévient les atteintes et ordonne leurs réparations. Cette protection n’est pas qu’une affaire de poursuites pénales. Sur ce fondement, la mission a recommandé de créer à partir des territoires judiciaires de chaque cour d’appel, des juridictions spécialisées dans la protection pénale et civile de l’environnement, avec des parquets et des juges spécialisés.

La loi du 24 décembre 20202 a donné corps à cette recommandation cruciale en créant dans chaque cour d’appel des pôles spécialisés dans les atteintes complexes de nature pénale à l’environnement et compétents pour trancher les actions civiles en matière de réparation du préjudice écologique. Le décret du 16 mars 2021 a désigné les tribunaux judiciaires, sièges de ces 35 pôles (3). La circulaire précitée propose des critères de répartition entre les différentes juridictions pouvant avoir à connaître d’un litige environnemental, pénal ou civil.

La mission proposait aussi la création d’une Convention judiciaire d’intérêt public en matière environnementale  (CJIPE) par une adaptation au contentieux des atteintes à l’environnement du dispositif de justice négociée existant dans la lutte contre la fraude et la corruption. Cette recommandation, soutenue par la doctrine, a également été retenue par le législateur. La loi a conféré aux services du ministère de la Transition écologique le contrôle de la réalisation de la convention. Nous croyons aux vertus de cette disposition, tenant compte pour les personnes morales de leur responsabilité et de leur nécessaire accompagnement, sous le contrôle du juge, vers des mesures correctrices.

La mission d’inspection avait également conseillé la création d’une autorité indépendante en charge de la défense des biens communs et des intérêts des générations futures. Cécile Muschiotti, députée en mission, a remis un rapport qui examine la faisabilité de la création d’une ombudsperson chargée de l’Environnement (4).

Enfin, pour que cette nouvelle justice dédiée assure pleinement son office, il est indispensable de disposer d’un droit pénal de l’environnement plus visible, plus efficace et plus clair. La CJIP y participe à côté d’une refonte du droit substantiel. La loi du 22 août 2021 « climat et résilience » a, outre un rehaussement sensible des pénalités encourues, introduit dans le Code de l’environnement un délit de mise en danger de l’environnement, et un délit général de pollution des milieux et d’écocide.

Pour aider au pilotage de ce nouvel édifice judiciaire, le ministre de la Justice a confié à l’Inspection générale de la Justice une mission d’appui auprès des différentes directions de la Chancellerie et de trois pôles régionaux de lutte contre les atteintes à l’environnement, jouant le rôle d’une forme d’avant-garde. Cette mission accompagne l’ensemble des acteurs judiciaires, administratifs et associatifs, pour que, chacun dans son rôle, ils veillent au développement harmonieux de ces nouvelles juridictions.

Soulignons que ces nouvelles organisations sont porteuses d’une promesse forte que, par l’intervention du juge, nous évitions que la crise climatique n’emporte pas l’État de droit. Pratiquement, l’enjeu aujourd’hui est de créer des espaces de dialogues entre juges administratifs et judiciaires, de coordonner les politiques pénales et de forger, autour de ces juridictions naissantes, des coalitions locales entre la communauté judiciaire, magistrats et avocats, les ONG et les collectivités territoriales. Avec quelques ressources humaines bien formées.

C’est à ce prix que la Justice sera en capacité de répondre aux attentes citoyennes sur les atteintes au vivant pour dévier les trajectoires fatales qui conduisent à sa perte.

 

1) https://www.collegedesbernardins.fr/content/justice-pour-lenvironnement

2) Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042737977.

3) La recommandation de la mission d’inspection suggérait d’aller plus loin en désignant statutairement des juges et des procureurs spécialisés.

4) Voir https://cidce.org/wp-content/uploads/2021/07/Rapport-Muschotti-2021.pdf.

 

Delphine Agoguet,

Magistrate,

Membre de l’Inspection générale de la justice,

co-auteure du rapport de la mission d’évaluation d’inspection interministérielle

« Une justice pour l’environnement », oct. 2019

 

Vincent Delbos,

Magistrat honoraire,

co-auteur du rapport de la mission d’évaluation d’inspection interministérielle

« Une justice pour l’environnement », oct. 2019

 

 

 

 

 


 

 

 

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