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Les acteurs non étatiques après Glasgow


mercredi 17 novembre 202115 min
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À l’heure où ces lignes sont écrites, la conférence de Glasgow n’est pas encore achevée. Toutefois l’absence de la Chine et de la Russie, le manque d’engagement – même si des progrès sont accomplis sur la lutte contre la déforestation qui commencera en 2030, l’abandon du charbon (même pas par tous) en 2030 ou la réduction du méthane – est criant. Le fossé s’accroît entre des engagements demeurant modestes et une situation qui se dégrade à une vitesse accélérée. Si les États répondent incontestablement à des injonctions contradictoires et si des considérations géopolitiques ou de politiques intérieures l’emportent sur toute autre considération, il en va bien différemment des acteurs non étatiques, soumis à d’autres principes de réalité. Qu’il s’agisse des entreprises, des collectivités territoriales, du monde de la finance et plus encore des jeunes, la transformation est perçue comme une réelle nécessité. Dans ce contexte, les positions juridiques et financières de l’Union européenne constituent des leviers très intéressants pour permettre une transformation effective. Ils le sont d’autant plus que le droit occupe une place croissante dans la lutte contre le dérèglement climatique.

 






UNE SITUATION CATASTROPHIQUE

S’agissant du caractère catastrophique de la situation actuelle, le constat est largement partagé. Les mots de Boris Johnson ou du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres sont sans équivoque. Quant au rapport du GIEC du 9 août 2021, il est aussi sans ambiguïté : « La vie sur Terre peut se remettre d’un changement climatique majeur en évoluant vers de nouvelles espèces et en créant de nouveaux écosystèmes. L’humanité ne le peut pas. »

 

La dégradation rapide de la situation

Pour la première fois, deux régions du monde sont devenues inhabitables : Jacobabad au Pakistan, et Ras al Khaimah dans le golfe persique. Les phénomènes météo se sont multipliés au cours de l’année 2021 avec de terribles incendies, des inondations meurtrières, des feux de forêt en Sibérie qui ont ravagé près de 20 millions d’hectares, un dôme de chaleur de 47° au Canada avec des incendies gigantesques, des inondations monstrueuses en Chine, la présence de nuages « cracheurs de feu » provoquant des orages géants, qui eux-mêmes engendrent des incendies en Australie. Les feux de forêt dans l’Arctique ont libéré 66 mégatonnes de CO2, ceux de Russie 1 800 mégatonnes ; quant aux incendies canadiens, ils ont émis plus de carbone que durant n’importe quelle année depuis 2003. Ces incendies rajoutent aux émissions de gaz à effet de serre déjà colossales. Les représentants du Climat Vulnérable Forum qui rassemble les pays immédiatement concernés par le changement climatique réclament un pacte climatique d’urgence ; ils veulent bénéficier du principe de pertes et dommages liés au réchauffement climatique inscrit à l’agenda de la COP de Glasgow.

 

L’augmentation massive des GES

Entre 1850 et 2019, les teneurs dans l’atmosphère de gaz carbonique de métal et de protoxyde d’azote dus aux activités humaines ont augmenté respectivement de 47 %, 156 % et 23 %, entraînant un réchauffement de plus de 1°1 (1° ou 1,1°), peu atténué par quelques autres facteurs (activité du soleil, El Niño, volcanisme, etc.), pour 2° environ. Quels que soient les efforts entrepris actuellement, la température continuera d’augmenter au moins jusqu’en 2050 avec des scénarios qui vont de 1,8° à 5,7° dans le pire des cas. Il est très probable que le seuil de 1,5° soit dépassé d’ici 2040, soit avec dix ans d’avance dans un scénario de très faibles émissions. Le GIEC souligne également les risques comme la fonte de la calotte glaciaire de l’Antarctique ou la disparition des forêts.

À ceci s’ajoute une crise énergétique qui entraîne un recours accru aux énergies fossiles. Avec la reprise post-covid, les besoins ont considérablement augmenté, d’où une hausse des prix. En Chine, la demande d’électricité a progressé de 14 % en 2021, et les deux tiers ont été assurés par du charbon. Des centrales à charbon ont été rouvertes en Turquie, en Inde et en Iran. Des effets d’aubaine sont instaurés, entraînant une très forte spéculation. Au total, l’addition est salée : les émissions de carbone en 2021, selon l’étude publiée le 4 novembre par global carbone Project, ont augmenté de 4,9 % après une chute de 5,4 % en 2020. Selon ce rapport, « le rebond des émissions mondiales de CO2 d’origine fossile en 2021 reflète un retour vers l’économie fossile pré-covid ». La Chine voit une courbe ascendante, et l’Inde augmente de 12 % ses émissions, la plaçant au même niveau que l’Europe, celui du charbon plus tôt, mais le pic des fossiles est attendu seulement pour 2030, ce qui représenterait une augmentation de 4° de la température…

 

Le non-respect des Accords de Paris

Le 28 octobre, après la publication par la Chine de sa contribution nationale, 111 États avaient déposé des contributions nouvelles, et 36 n’avaient rien fourni. Parmi les contributions nouvelles, 78 pays représentant la moitié des émissions mondiales n’avaient fait aucun effort supplémentaire (Chine, Turquie, Inde, Arabie Saoudite) et neuf avaient réduit leurs ambitions. Si ces engagements étaient respectés, cela conduirait le monde à une augmentation de 2,7°. Malheureusement, un certain nombre d’engagements sont factices. Il en va notamment ainsi du Brésil qui continue à inclure le puits de carbone que constituait l’Amazonie alors que celle-ci est devenue émettrice de CO2 ; dans la mesure où les Accords de Paris ne permettent pas de contrôle, ces engagements restent virtuels.

De plus, de nombreux engagements des Accords de Paris restent virtuels :

personne ne croit un instant que le 1,5° est à notre portée ;

les capacités d’adaptation n’ont pas été mises en œuvre ;

les contributions de tous les pays n’ont pas progressé dans le temps en violation de l’article 3 ;

le fait de ne pas respecter le plafond des émissions n’est pas une violation de l’Accord puisque cela n’est pas contraignant ;

les puits de carbone des forêts n’ont pas été préservés ;

l’interdiction de la double comptabilité des émissions n’est pas respectée ;

les 100 milliards prévus à l’article 9 pour le financement des pays du Sud ne sont toujours pas assurés… [sur tous ces points, l’excellent rapport de Bettina Laville sous l’égide du comité 21 (www.comite21.org).

Cet océan entre des engagements plus ou moins sérieux, plus ou moins contrôlés et la dégradation rapide de la situation n’est pas acceptable pour de très nombreux acteurs qui sont confrontés aux effets déjà réels du dérèglement climatique, qui craignent pour l’avenir de leurs activités et/ou qui craignent tout simplement pour leur propre avenir.

 

 

LE RÔE CROISSANT DES ACTEURS NON ÉTATIQUES

Par acteurs non étatiques, il faut entendre bien évidemment les ONG et un certain nombre d’organisations scientifiques et financières qui sont en mesure de vérifier, et le cas échéant contester les informations fournies, ce qui est bien entendu très utile pour le débat et contraint notamment les acteurs économiques et financiers à ne pas tomber dans l’éco-blanchiment ou les fake news. Il faut entendre bien évidemment les très nombreuses organisations militantes, et en particulier les jeunes qui se font de plus en plus entendre sur toute la planète.

Le présent propos sera concentré sur les collectivités publiques et le monde économique et financier.

 

Les collectivités publiques

Il est indéniable que les collectivités publiques, régions et villes, jouent un rôle croissant au niveau international par l’intermédiaire notamment du R20 (regroupant les grandes régions du monde) et du C40 (regroupant les mégalopoles et les métropoles), et du CGLU (Cités et Gouvernements Locaux Unis, qui regroupe 240 000 villes et collectivités dans le monde représentant plus de cinq milliards d’individus). Ces différentes organisations sont très présentes au niveau international et se font entendre par un certain nombre d’événements lors des sommets internationaux et en particulier de la COP26.

Mais ce sont également des acteurs très engagés et effectifs dans la lutte contre le dérèglement climatique ; c’est en effet à leur échelle que sont prises les principales mesures concrètes, qu’il s’agisse de mobilité, d’immobilier ou de villes durables. En conséquence, les acteurs territoriaux exigent d’être beaucoup plus associés à l’élaboration des politiques en matière de climat et de disposer d’outils effectifs. Ainsi, le comité européen des régions réclame un tableau de bord régional européen et un système de contribution déterminé qui auraient pour but au niveau régional et local de surveiller la réduction des émissions de gaz à effet de serre ; des propositions sont faites par le comité sur le système d’échange de droits d’émissions et de taxes, le secteur agricole, celui de l’énergie.

Le C40 a lancé le Cities Race to Zero ; l’organisation CGLU est également très active pour promouvoir dans tout son réseau, organisé de manière régionale, des solutions concrètes non seulement pour lutter contre les émissions, mais également pour l’adaptation.

 

Les entreprises

Face à la question climatique, toutes les entreprises n’ont évidemment pas la même attitude, car certaines sont des gagnantes de la révolution énergétique et digitale, alors que d’autres (toutes celles qui sont inscrites dans le monde fossile) sont a priori les perdantes de cette transformation qui va devoir s’accélérer de force, car ce n’est pas de gré.

21 % des 2 000 plus grandes entreprises du monde, regroupées au sein de différentes organisations, ont pris des engagements, dont celui d’atteindre zéro émission nette de carbone en 2040, et ont annoncé vouloir atteindre la neutralité carbone. Certes, il existe une discussion, notamment d’ordre juridique, sur ce que signifie zéro émission nette de carbone (ceci renvoie en particulier à la question de la compensation carbone traitée dans ce numéro), mais la dynamique est la bonne.

L’effort est évidemment à poursuivre, car les rapports soulignent qu’il faudrait que 65 % des entreprises mettent en pratique l’Accord de Paris, soit huit fois le pourcentage actuel, pour que les objectifs climatiques soient atteints. En France, 32,5 % des entreprises du CAC 40 ont pris des mesures de limitation de la température, ce qui est un très bon score par rapport aux autres pays (23 % au Royaume-Uni et aux États-Unis par exemple). Cela étant, on peut espérer, au moins au niveau des entreprises européennes, que l’effort remarquable que fait l’Union européenne autour du Green New Deal et de la taxonomie encourage nos acteurs pour s’engager de manière beaucoup plus active, ne serait-ce qu’en raison des avantages financiers qu’ils pourraient en retirer ou des risques auxquels ils seraient confrontés.

 

La finance

C’est le secteur clé donnant lieu à la fois à de grands espoirs et à beaucoup de réserves. Les espoirs viennent de la finance durable et à plusieurs égards :

les coalitions qui s’engagent à ne plus financer le charbon, bien que le rapport de Reclaim Finance souligne la faiblesse des fonds concernés (3 400 milliards sur 23 000 milliards), des engagements non suivis d’effets entre investisseur s et État ;

la finance durable avec de nouveaux outils : les prêts à impact positif (SLL), les green bonds (1 000 milliards cumulés) ;

des coalitions sous forme de centres financiers pour le développement durable (une douzaine dans le monde), plusieurs formes de coopérations entre États et investisseurs privés, un cadre d’investissement et de gestion lancé par le One Planet Sovereign Wealth Fund.

Dans un article récent, Christine Lagarde, présidente de la BCE, mettait en lumière la nécessité pour les banques de présenter des plans de transition avec un contrôle pour éviter l’écoblanchiment et sa volonté de surveiller les banques centrales quant à leur exposition aux risques climatiques dans la supervision.

Dans ce contexte, le réseau pour le verdissement du système financier, qui rassemble une centaine de banques centrales, cherche à unifier l’appréciation des risques climatiques ; la Banque de France a mené le premier stress test climatique mondial en 2020 ; ce réseau voudrait devenir le Logitech de la finance.

Quoi qu’il en soit, les chiffres sont impressionnants : plus de 450 établissements financiers représentant 130 000 milliards de dollars d’actifs sont désormais réunis au sein de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero. Cette structure s’engage à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 avec des objectifs intermédiaires pour 2030.

Pour atteindre cet objectif, 100 000 milliards de dollars sont nécessaires, mais reste à apporter la preuve de la concrétisation de ces engagements. Que représente effectivement le net zéro ? En attendant, les investissements dans les hydrocarbures et le charbon continuent, les profits des sociétés pétrolières en 2021 ont explosé, et il faut rappeler qu’en 2020, plus de 450 milliards de dollars de subventions ont été versés en faveur des fossiles !

 

LA PLACE DU DROIT

Dans ce contexte, la place du droit est croissante.

La justice climatique est devenue une réalité. Depuis la décision Urgenda (1)  intervenue en 2019, de nombreuses décisions ont été rendues, contraignant les États, et même les entreprises, avec la décision Shell aux Pays-Bas (2), à réduire plus ou moins massivement leurs émissions de gaz à effet de serre. Plus de 2 000 procès sont en cours dans le monde qui commencent à concerner également la réparation.

Plus intéressant et novateur encore, les membres de l’AOSIS (Alliance des petits États insulaires), qui sont les premiers concernés par les effets du dérèglement climatique puisqu’ils sont appelés à disparaître, réclament une réparation effective. Leur avocat veut saisir la Cour internationale de justice ou le tribunal international du droit de la mer d’un avis consultatif, car ces derniers sont au bord de l’effondrement. Ainsi, les atermoiements des conférences internationales suscitent pour ceux qui n’ont plus d’espoir la judiciarisation de leur situation.

En second lieu, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a reconnu le 8 octobre 2021 (résolution 48/13) que l’exercice du droit de bénéficier d’un environnement propre, sain et durable était un élément important de la jouissance des droits de l’homme. Cette reconnaissance, qui est nouvelle dans cette enceinte, même si la plupart des Constitutions du monde reconnaissent le droit à un environnement sain, constitue une nouvelle étape.

De nombreuses décisions rendues dans le cadre de la justice climatique assimilent aux droits humains le droit à voir maintenir le climat à un niveau vivable, ce qui nécessite évidemment une lutte efficace contre le dérèglement climatique.

Enfin, la question de la responsabilité liée à l’inaction des entreprises va se poser de manière croissante. L’arrêt Shell est une première étape. Une décision brésilienne récente pose la question de la réparation du préjudice lié à une déforestation illégale. L’utilisation du devoir de vigilance progresse.

Dans un article publié récemment (3), Frédéric Peltier soulignait que la responsabilité sanctionne une faute, et que la jurisprudence en construction sur la responsabilité environnementale ne sort actuellement pas du droit commun. En conséquence, plutôt que fuir le débat sur le risque climatique, les actionnaires devraient délibérer sur les enjeux environnementaux des sociétés qu’ils financent pour définir les précautions qui doivent être mises en œuvre. On pourrait rajouter qu’il s’agit non seulement d’une mesure rationnelle dans le cadre d’une gestion raisonnable, mais que ne pas le faire risque d’engager une succession de responsabilités en boule de neige qui pourrait bien finir par retomber sur les actionnaires négligents.

En conclusion, le caractère vital de la question climatique fait qu’elle est devenue un sujet dont tous les acteurs se sont emparés. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit en réalité pas d’une transition écologique. Il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de nos sociétés qui implique non seulement l’économie, mais également la manière de vivre et de s’organiser sur un plan de la gouvernance. Il est donc tout à fait logique que tous les acteurs s’emparent du sujet.

 

1) Décision du 20 décembre 2019 de la Cour suprême des Pays-Bas.

2) 26 mai 2021 tribunal de La Haye.

3) Les Échos, 5 novembre 2021 « Climat : aux actionnaires d’assumer leurs responsabilités ».

 

Corinne Lepage,

Avocate à la Cour,

Huglo Lepage Avocats

 

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