Droit

Reconnaissance du contrôle coercitif : « Révéler la réalité de la violence conjugale comme captivité plutôt qu’agression »


vendredi 7 février10 min
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INTERVIEW. La chercheuse Andreea Gruev-Vintila, qui a participé à la rédaction de l’amendement n°29 du projet de loi visant à renforcer la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, adopté le 28 janvier 2025 par l'Assemblée nationale, est l’autrice du livre Le contrôle coercitif : au cœur de la violence conjugale[1]. Pour le JSS, elle rappelle à quel point le droit comparé, les leçons tirées des lois étrangères et la jurisprudence de la cour d’appel de Poitiers ont été essentiels à l’élaboration de ce travail, insistant aussi sur la nécessité de former les professionnels du droit.

JSS : Y a-t-il eu un déclic qui vous a poussée à vous questionner sur le contrôle coercitif il y a quelques années ?

Andreea Gruev-Vintila : En janvier 2015, la France venait de vivre les attentats. A l’époque, j'étais l’une des seules psychologues sociales françaises qui avait produit des travaux empiriques sur la question du terrorisme, notamment après le 11 septembre 2001. C’est dans ce contexte qu’avec l’université Paris Nanterre, je porte ANR XTREAMIS, un projet scientifique sur l'antisémitisme, la xénophobie et l’islamophobie, impliquant en parallèle onze universités de pays concernés par la radicalisation violente. Ce projet a déclenché une réflexion approfondie sur la violence dans l’espace public, mais aussi privé. Parce qu’on se rend compte que le nombre de victimes des attentats de 2015 correspond quasiment à l'équivalent de ce qu'on appelait à l'époque « les morts violentes au sein du couple » comptabilisées par le ministère de l’Intérieur. Ce qui était alors surprenant pour moi, en tant que psychologue sociale, c’est que pour ces victimes-là, nous n'avions jamais constaté une mobilisation sociale comparable aux quatre millions de personnes qui ont manifesté pour protester contre les attentats terroristes. Ce décalage m'a interpellée.

JSS : Comment s’est construite votre approche du contrôle coercitif ?

A. G.-V. : Cette différence m’a alertée sur le décalage entre la représentation sociale de la violence conjugale et sa traduction juridique d’une part, et sa réalité pour les femmes et les enfants victimes, d’autre part. En 2016, nous nous représentions la violence conjugale surtout comme violence physique - « Monsieur maîtrise mal ses émotions », imputée à la « prise d’alcool ou de substances ». Mais moi, j’entendais des victimes, en très grande majorité des mères, qui décrivaient une réalité complètement différente, faite de terreur absolue et permanente, de captivité et d’épuisement : « bien sûr que j'ai déposé plainte, mais ils m’ont posé des questions auxquelles j’étais incapable de répondre tant elles étaient en décalage avec mon vécu ». Typiquement, on leur demandait de dater des événements, alors que pour elles, c'était tous les jours et chronique.

JSS : C’est donc en Ecosse que vous avez trouvé des réponses ?

A. G.-V. : A l'occasion d'un voyage en Écosse début 2016 pour XTREAMIS, je découvre que ce pays est, pour sa part, déjà en train d'incriminer le contrôle coercitif. Mes collègues y travaillaient avec Evan Stark, sociologue des violences conjugales dont l’ouvrage[2] était le fondement d’une loi novatrice écossaise. Je suis rentrée en France, ce livre dans la poche, et nous avons entamé des recherches pour comparer la représentation sociale de la violence terroriste à celle des féminicides. A ce moment-là, on a réalisé à quel point, à l’instar des génocides, la violence conjugale est un processus qui commence par l’isolement des victimes et se poursuit par une longue série d’actes qui passent sous le radar du droit. La question qui se pose est la même : que font les tiers, l’entourage, les institutions et l’Etat ?

JSS : Vous avez directement travaillé à la rédaction de l’amendement n°29, que vous avez qualifié, à son adoption, de « fruit d’un énorme travail collectif ». Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?

A. G.-V. : Ce travail est en effet le fruit d’une réflexion transdisciplinaire. Au printemps 2023, lorsque la mission gouvernementale sur l’amélioration du traitement judiciaire des violences conjugales, qui m’avait auditionnée, se déplace à Londres, j’ai proposé à Dominique Vérien, sénatrice, et Émilie Chandler, alors députée, de rencontrer Evan Stark, Cassandra Wiener, professeure de droit, et Emma Katz, ma collègue experte sur l'impact du contrôle coercitif sur la relation mère-enfant. Deux mois plus tard, le Plan rouge VIF est remis et recommande la traduction juridique du contrôle coercitif. Grâce à Isabelle Rome, j’avais aussi rencontré la magistrate Gwenola Joly-Coz, avec qui j’ai partagé une résonance intellectuelle puissante et qui m’a annoncée qu’elle envisageait une audience pédagogique[3]. C’est dans ce contexte global qu’un groupe de travail, dont je fais partie, s’est constitué progressivement autour de la sénatrice Dominique Vérien.

JSS : Comment s’est organisé le travail de rédaction ?

A. G.-V. : Fin novembre 2024, lorsque Dominique Vérien nous réunit, avec mon collègue le Pr. Benjamin Moron-Puech de l’université Lyon 2, nous étions bien avancés puisque nous avions déjà envisagé la rédaction des amendements civils. Benjamin m’a présenté Alice Dejean de la Bâtie de l’université de Tilburg pour le volet pénal. Nous avons travaillé à la lumière du droit comparé, de l’analyse psychosociale de l’impact des lois étrangères, du terrain français, des avancées scientifiques, de la jurisprudence qui commençait à s’accumuler, de l’expertise internationale et des leçons apprises des autres pays, à l’image de l’Ecosse, de la Belgique, du Canada ou de l’Australie. Ce travail a été validé par des parties prenantes complémentaires, tels que des praticiens du droit, des victimes, des enfants co-victimes devenus grands, des associations d’aide aux victimes et de défense des droits des enfants. Nous voulions proposer un amendement global et inclusif. Lorsqu'en décembre 2024, Aurore Bergé a ouvert la voie avec la proposition de loi 669, Emilie Chandler m’a mise en contact avec Sandrine Josso, qui l’a brillamment porté.

JSS : En quoi la traduction juridique du contrôle coercitif était-elle nécessaire ?

A. G.-V. : La loi française, et en cela elle est pionnière, mobilise une approche transversale en droit pénal et civil. Elle pénalise le contrôle coercitif, certes, mais elle l’intègre surtout en droit civil, pour répondre à la plus grande majorité des victimes, disproportionnellement des femmes et des enfants. En France, 82 % des femmes victimes[4] de violences conjugales sont des mères. Dans quatre cas sur cinq, des enfants sont concernés. La reconnaissance du contrôle coercitif révèle la réalité de la violence conjugale vécue par la victime comme captivité plutôt qu’agression, par un schéma de comportement que l'agresseur met en place pour obtenir son obéissance en la piégeant, en la privant de liberté, en l’isolant ou encore en contrôlant ses ressources vitales.

« Nous voulions proposer un amendement global et inclusif »

 - Andrea Gruev-Vintila, maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre, chercheuse en psychologie sociale 

A. G.-V. : La jurisprudence de la cour d’appel de Poitiers, mais aussi de celle de Douai, identifient très bien l’étendue du contrôle et les contraintes qu’il est possible de mettre en place sur la nourriture, le sommeil, les relations sociales, les activités… Ce qu’Evan Stark nommait précisément la micro-régulation de la vie quotidienne : un système de règles imposées par l’agresseur, que les victimes adultes et enfants doivent respecter sous peine de représailles ou de contraintes, dans un état de peur chronique, parfois permanente.

JSS : Des comportements qui ne s’arrêtent pas toujours avec la séparation…

A. G.-V. : Je précise que si ces comportements sont évidemment objectivables avant la séparation du couple, celle-ci n’apporte ni sécurité, ni liberté aux victimes. On constate en effet qu’à la séparation, l’agresseur fait évoluer ses moyens et les registres de contrôle : n’ayant plus d’accès à la victime par la proximité, il utilise tout autre moyen à sa disposition. Quand il sent que la seule façon de punir sa partenaire est de saboter sa relation avec l’enfant, il peut se servir de procédures judiciaires relatives aux droits parentaux, du déficit de formation des professionnels, voire blesser ou tuer les enfants.

JSS : Les victimes ou les associations de victimes que vous côtoyez espéraient-elles cette délictualisation du contrôle coercitif ?

A. G.-V. : L’espoir est énorme pour les victimes. Celles-ci nous racontent qu’elles entament parfois leur septième, huitième ou dixième année de procédure. Qu’elles ont vu douze, quatorze voire seize juges aux affaires familiales ou des juges des enfants, qu'elles ont dépensé plusieurs dizaines de milliers d’euros, et même plus, pour défendre leur sécurité et leurs droits ainsi que ceux de leurs enfants. Le harcèlement judiciaire qu’elles subissent est un moyen pour les agresseurs de prolonger le contrôle coercitif post-séparation en les épuisant physiquement, psychiquement et financièrement. Ce qui signifie attaquer la victime aussi dans sa fonction parentale, en l’empêchant de dédier ces ressources à l’enfant. En fait, ils ne privent pas seulement la mère de ses ressources, ils privent également l’enfant de la mère qu’elle voudrait être, comme l’ont très bien identifié Gwénola Joly-Coz et Eric Corbaux dans les arrêts de janvier 2024. J’ai d’ailleurs rencontré des femmes qui voulaient déménager à Poitiers, afin d’être protégées !

JSS : De quoi faire en sorte que les juges y voient plus clair dans certaines situations ?

A. G.-V. : En fait, il faut bien comprendre que les victimes ne portent souvent pas plainte. Les mères s’adressent avant tout aux juges aux affaires familiales pour obtenir une protection pour elles et leurs enfants. Ces femmes nous racontent que si elles ne sont pas parties, ce n’est pas parce qu’elles étaient sous emprise, mais bien parce qu’elles étaient empêchées : si elles partaient, l’enfant serait confié un week-end sur deux au père et elles ne seraient plus là pour faire tampon. En France, nous avions donc besoin non seulement d’incriminer le contrôle coercitif, mais aussi d’équiper le juge civil pour identifier les situations où un agresseur principal agit à bas bruit sous le radar du droit.

JSS : Avez-vous rencontré des difficultés ou des obstacles, lors de la rédaction de cet amendement ?

A. G.-V. : Je dirais qu’un des plus grands défis était pragmatique : traduire juridiquement une réalité de terrain ainsi qu’une réalité psychosociale majeure, en intégrant des approches interdisciplinaires, interprofessionnelles et la société civile. Nous avons heureusement été accompagnés en ce sens par de formidables experts. J’identifie un autre obstacle : celui de mener de front et dans la durée ce travail intense de médiation scientifique en parallèle de nos enseignements, recherches et tâches d'intérêt général à l’université à plein temps. La satisfaction est grande, certes, mais cet investissement est coûteux et doit être reconnu par nos instances.

JSS : Des critiques ont été émises sur la rédaction de cet amendement, jugé pour certains comme « imprudent », du fait du champs large qu’il induit. Typiquement, le présumé coupable de contrôle coercitif peut avoir exercé « des actes administratifs ou numériques ». Qu’en pensez-vous ?

A. G.-V. : En tant qu'universitaire, c'est notre travail de recevoir des critiques. Elles nous permettent d’améliorer ce que nous produisons. Je salue donc le retour qui peut nous être adressé. Nous devons être capables d’y répondre pour protéger les victimes et respecter le droit français et ses principes. La définition de l’infraction spécifique sera améliorée au Sénat. Il y a aussi des compromis : le droit français fait du contrôle coercitif un délit, là où l’Ecosse en fait un crime, puisqu’il s’agit d’atteinte aux droits humains fondamentaux. Mais le risque de la classification en crime, c’est que l’affaire passe aux assises et qu’il y ait donc peu de condamnations. En optant pour le délit, la loi sera peut-être plus opérationnelle. Grâce aux alertes des victimes, nous pensons également qu’il faut améliorer les circonstances aggravantes.

JSS : L’amendement 30 a été déclaré irrecevable…

A. G.-V. : Cet amendement sur la formation des professionnels a été considéré comme irrecevable financièrement en commission des lois au nom de l’article 40 de la Constitution. C’est un grand regret. A nos yeux, la formation est indispensable pour tous les professionnels qui travaillent avec des auteurs de violences et les victimes : magistrats, experts, forces de l’ordre, protection de l’enfance, pénitentiaire… C’est par ailleurs une demande de la Convention d’Istanbul[5]. L’amendement 30 attribuait aussi aux universités la responsabilité d’assurer le caractère scientifique des formations, qui, jusqu’ici, n’est pas assez clair. 

Nous ne préparons nos étudiants ni en droit, ni en santé, ni en psychologie, ni en sciences de l’éducation à la question des violences basées sur le genre, qui est pourtant un enjeu majeur de santé publique et de sécurité. Cet amendement était donc « gagnant-gagnant » pour tout le monde. Je précise qu’il était également assorti d’une proposition d’évaluation de la loi et de son application. Son rejet est donc un double regret. Cette loi fait sens, mais son évaluation sera nécessaire pour que l’on puisse l’améliorer. En tant qu’universitaires, nous savons qu’elle n’est pas en marbre. Pour exemple, l’Angleterre et le Pays de Galles ont dû réviser leur loi.

JSS : Quelles sont, selon vous, les prochaines avancées à acter, dans le domaine du contrôle coercitif ?

A. G.-V. : J’insiste sur la nécessité de la formation sur le contrôle coercitif et les stéréotypes de genre pour tous les professionnels concernés par la question des violences conjugales, notamment les magistrats et leurs partenaires. Les collègues d’Ecosse, où la loi est exemplaire, soulignent son importance capitale. La formation est indispensable parce que c’est elle qui transforme les pratiques en profondeur. Concernant les prochains travaux, nous étudions l’impact du contrôle coercitif sur la santé bio-psycho-sociale des enfants et des femmes. De même que le rôle des tiers et de l’entourage dans le rétablissement ou non de leurs droits et de leur santé. Avec des partenaires étrangers, nous avons déposé, enfin, un projet pour étudier l’impact du contrôle coercitif sur les populations vulnérabilisées ou minorisées et pour comprendre comment la loi leur répond.

Propos recueillis par Laurène Secondé




[1]Le contrôle coercitif : au cœur de la violence conjugale. Des avancées scientifiques aux avancées juridiques d’Andreea Gruev-Vintil, 2023, éditions Dunod.

[2]Coercive control. How men entrap women in personal lives

[3]Le 29 novembre 2023, la Cour d’appel de Poitiers organise une audience dédiée au jugement de cinq dossiers de violences intrafamiliales. Pour chaque dossier, la Cour  applique le cadre du contrôle coercitif en établissant le lien entre les comportements quotidiens des accusés et la restriction qu’ils produisaient sur la vie et les droits humains des victimes.

[4]Chiffres 2019 du ministère de l’Intérieur

[5]Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, mai 2011 https://rm.coe.int/1680084840

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