Article précédent

INTERVIEW. La chercheuse Andreea Gruev-Vintila, qui a participé à la rédaction de l’amendement n°29 du projet de loi visant à renforcer la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, adopté le 28 janvier 2025 par l'Assemblée nationale, est l’autrice du livre Le contrôle coercitif : au cœur de la violence conjugale[1]. Pour le JSS, elle rappelle à quel point le droit comparé, les leçons tirées des lois étrangères et la jurisprudence de la cour d’appel de Poitiers ont été essentiels à l’élaboration de ce travail, insistant aussi sur la nécessité de former les professionnels du droit.
JSS :
Y a-t-il eu un déclic qui vous a poussée à vous questionner sur le contrôle
coercitif il y a quelques années ?
Andreea Gruev-Vintila : En janvier 2015, la France venait de vivre les attentats. A l’époque, j'étais l’une des seules psychologues sociales françaises qui avait produit des travaux empiriques sur la question du terrorisme, notamment après le 11 septembre 2001. C’est dans ce contexte qu’avec l’université Paris Nanterre, je porte ANR XTREAMIS, un projet scientifique sur l'antisémitisme, la xénophobie et l’islamophobie, impliquant en parallèle onze universités de pays concernés par la radicalisation violente. Ce projet a déclenché une réflexion approfondie sur la violence dans l’espace public, mais aussi privé. Parce qu’on se rend compte que le nombre de victimes des attentats de 2015 correspond quasiment à l'équivalent de ce qu'on appelait à l'époque « les morts violentes au sein du couple » comptabilisées par le ministère de l’Intérieur. Ce qui était alors surprenant pour moi, en tant que psychologue sociale, c’est que pour ces victimes-là, nous n'avions jamais constaté une mobilisation sociale comparable aux quatre millions de personnes qui ont manifesté pour protester contre les attentats terroristes. Ce décalage m'a interpellée.
JSS : Comment
s’est construite votre approche du contrôle coercitif ?
A. G.-V. : Cette
différence m’a alertée sur le décalage entre la représentation sociale de la violence conjugale et sa
traduction juridique d’une part, et sa réalité pour les femmes et les enfants
victimes, d’autre part. En 2016, nous
nous représentions la violence conjugale surtout comme violence physique -
« Monsieur maîtrise mal ses émotions », imputée à la « prise
d’alcool ou de substances ». Mais moi, j’entendais des victimes, en
très grande majorité des mères, qui décrivaient une réalité complètement
différente, faite de terreur absolue et permanente, de captivité et
d’épuisement : « bien sûr que j'ai déposé plainte, mais ils m’ont posé
des questions auxquelles j’étais incapable de répondre tant elles étaient en
décalage avec mon vécu ». Typiquement, on leur demandait de dater des
événements, alors que pour elles, c'était tous les jours et chronique.
JSS : C’est
donc en Ecosse que vous avez trouvé des réponses ?
A. G.-V. : A
l'occasion d'un voyage en Écosse début 2016 pour XTREAMIS, je découvre que ce
pays est, pour sa part, déjà en train d'incriminer le contrôle coercitif. Mes
collègues y travaillaient avec Evan Stark, sociologue des violences conjugales
dont l’ouvrage[2] était
le fondement d’une loi novatrice écossaise. Je suis rentrée en France, ce livre
dans la poche, et nous avons entamé des recherches pour comparer la
représentation sociale de la violence terroriste à celle des féminicides. A ce
moment-là, on a réalisé à quel point, à l’instar des génocides, la violence
conjugale est un processus qui commence par l’isolement des victimes et se
poursuit par une longue série d’actes qui passent sous le radar du droit. La
question qui se pose est la même : que font les tiers, l’entourage, les
institutions et l’Etat ?
JSS : Vous
avez directement travaillé à la rédaction de l’amendement n°29, que vous avez
qualifié, à son adoption, de « fruit d’un énorme travail collectif ».
Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?
A. G.-V. : Ce
travail est en effet le fruit d’une réflexion transdisciplinaire. Au printemps
2023, lorsque la mission gouvernementale sur l’amélioration du traitement
judiciaire des violences conjugales, qui m’avait auditionnée, se déplace à
Londres, j’ai proposé à Dominique Vérien, sénatrice, et Émilie Chandler, alors
députée, de rencontrer Evan Stark, Cassandra Wiener, professeure de droit, et
Emma Katz, ma collègue experte sur l'impact du contrôle coercitif sur la
relation mère-enfant. Deux mois plus tard, le Plan rouge VIF est remis et
recommande la traduction juridique du contrôle coercitif. Grâce à Isabelle
Rome, j’avais aussi rencontré la magistrate Gwenola Joly-Coz, avec qui j’ai
partagé une résonance intellectuelle puissante et qui m’a annoncée qu’elle
envisageait une audience pédagogique[3]. C’est
dans ce contexte global qu’un groupe de travail, dont je fais partie, s’est
constitué progressivement autour de la sénatrice Dominique Vérien.
JSS : Comment
s’est organisé le travail de rédaction ?
A. G.-V. : Fin novembre 2024, lorsque Dominique Vérien nous réunit, avec mon collègue le Pr. Benjamin Moron-Puech de l’université Lyon 2, nous étions bien avancés puisque nous avions déjà envisagé la rédaction des amendements civils. Benjamin m’a présenté Alice Dejean de la Bâtie de l’université de Tilburg pour le volet pénal. Nous avons travaillé à la lumière du droit comparé, de l’analyse psychosociale de l’impact des lois étrangères, du terrain français, des avancées scientifiques, de la jurisprudence qui commençait à s’accumuler, de l’expertise internationale et des leçons apprises des autres pays, à l’image de l’Ecosse, de la Belgique, du Canada ou de l’Australie. Ce travail a été validé par des parties prenantes complémentaires, tels que des praticiens du droit, des victimes, des enfants co-victimes devenus grands, des associations d’aide aux victimes et de défense des droits des enfants. Nous voulions proposer un amendement global et inclusif. Lorsqu'en décembre 2024, Aurore Bergé a ouvert la voie avec la proposition de loi 669, Emilie Chandler m’a mise en contact avec Sandrine Josso, qui l’a brillamment porté.
JSS : En quoi
la traduction juridique du contrôle coercitif était-elle nécessaire ?
A. G.-V. : La loi
française, et en cela elle est pionnière, mobilise une approche transversale en
droit pénal et civil. Elle pénalise le contrôle coercitif, certes, mais elle
l’intègre surtout en droit civil, pour répondre à la plus grande majorité des
victimes, disproportionnellement des femmes et des enfants. En France, 82 % des
femmes victimes[4] de
violences conjugales sont des mères. Dans quatre cas sur cinq, des enfants sont
concernés. La reconnaissance du contrôle coercitif révèle la réalité de la
violence conjugale vécue par la victime comme captivité plutôt qu’agression,
par un schéma de comportement que l'agresseur met en place pour obtenir son
obéissance en la piégeant, en la privant de liberté, en l’isolant ou encore en
contrôlant ses ressources vitales.
THÉMATIQUES ASSOCIÉES
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *