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INTERVIEW. La décision prise par Donald Trump, le 2 avril dernier, d’augmenter dans des proportions inédites les droits de douane, suscite des remous et questionne la pertinence de cette politique. L’économiste Lionel Fontagné, spécialiste du commerce international, met en exergue un risque de jeu perdant-perdant pour les États-Unis et les pays européens, dont la France. S’aventurer sur le terrain de la surenchère en matière de droits de douane risque de renforcer le climat d’incertitude, « néfaste » pour l’économie.
JSS :
Quelle est votre analyse sur la politique commerciale de Donald Trump et les
évolutions successives par rapport au relèvement des droits de douane ?
Lionel
Fontagné* : Donald Trump cherche à
poursuivre plusieurs objectifs en maniant un seul instrument et cela peut poser
problème. J’en vois quatre. D’abord, produire des revenus pour soulager la
dette, ou au moins le budget américain. Ensuite, réindustrialiser les
États-Unis. Troisième objectif : réduire le déficit commercial des
Etats-Unis. Il y en a un dernier, qui est l’endiguement de la Chine.
Si tout
cela était très efficace, si cela parvenait à réduire les importations, on
réduirait du même coup l’assiette sur laquelle portent les droits de douane et
donc les revenus des droits de douane. On ne peut pas multiplier les
importations américaines par les taux qui sont annoncés : la base taxable
diminue rapidement avec la hausse du taux appliqué.
Donald
Trump considère que les exportateurs vont baisser leur prix pour prendre sur
leur marge une partie des droits de douane, de telle sorte qu’il y ait un
transfert de revenus du reste du monde vers les États-Unis. Ce mécanisme n’est
pas assuré au regard de ce qui s’est passé lors de la salve de droits de douane
en 2018, en particulier contre la Chine.
Les
exportateurs chinois avaient passé complètement dans leur prix aux États-Unis
les droits de douane, et ce sont les distributeurs américains qui ont réduit
leur marge pour que les consommateurs américains ne supportent pas
l’intégralité des droits de douane. Ce n’est pas un enrichissement américain.
C’est un transfert de revenus des distributeurs américains vers les
consommateurs. Il n’est pas certain que cela se passe différemment cette fois.
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L’endiguement
de la Chine est une constante qui traverse l’administration américaine depuis
la première mandature de Donald Trump. Il n’est pas assuré non plus que cela
fonctionne, puisque cela incite la Chine à faire plus de la recherche et
développement, à trouver d’autres marchés. Certes, la croissance de la Chine
sera temporairement freinée, mais les actions du président américain n’empêcheront
pas le rattrapage chinois, qui est d’ailleurs est déjà réalisé en termes de
taille économique, si on calcule en parité de pouvoir d’achat ! Selon ce
critère, la Chine a dépassé les États-Unis depuis 2016.
Enfin,
la réindustrialisation est un objectif difficile à atteindre, puisqu’en mettant
des droits de douane, on augmente le coût des consommations intermédiaires pour
les usines installées aux États-Unis, qui perdent en compétitivité. On perd
d’un côté ce qu’on gagne de l’autre. Cela problème se pose en particulier par
rapport aux composants électroniques ou aux composants automobiles, d’où des
possibilités d’exemption.
On voit
qu’il y a un pari dans la politique de Donald Trump. Celui de faire supporter
des coûts, à court terme, aux économies partenaires, voire à l’économie
américaine, pour obtenir un objectif de long terme qui est la relocalisation
d’industries aux États-Unis. Aspirer les emplois industriels européens,
japonais, coréens, aux États-Unis. Si Donald Trump est rattrapé par les
désordres économiques qu’il crée, par les désordres sur les marchés financiers,
il sera obligé de mettre en pause cette politique protectionniste.
JSS :
Même s’il y a une « suspension » de la réponse pour mener à des négociations,
quels effets génèrent un relèvement des droits de douane états-unien dans
l’Union européenne, et tout particulièrement en France ?
L.F. : Sur les représailles européennes, on parle de deux
choses. D’abord, les représailles contre les droits sur l’acier, l’aluminium,
etc. C’est tout un paquet de mesures classiques qui avait été annoncé avec un
effet modéré : les pertes infligées aux États-Unis par les représailles
européennes auraient été inférieures aux pertes encourues par l’Union
européenne. Cette riposte mesurée visait à donner des signes de bonne volonté.
Il y aura un deuxième parquet de mesures de représailles, en réponse aux des
droits uniformes, initialement de 10 %, puis les 20 % annoncés. Là aussi,
l’Europe a décidé de surseoir pour laisser la place à la négociation.
Pour
revenir à votre question, il faut rappeler au préalable qu’il y a un
déséquilibre profond entre l’Europe et les États-Unis, à l’avantage de
l’Europe, concernant les marchandises. Un excédent pour l’Europe de 235
milliards de dollars en 2024. L’Union européenne a tout à perdre à s’engager
dans des représailles systématiques car à la fin, si l’on bloquait tout le
commerce, avec des droits prohibitifs des deux côtés de l’Atlantique, c’est
l’Europe avec cet excédent commercial représentant 1 point du PIB américain.
Par
contre, si l’on intègre les services dans le calcul, comme il faut le faire,
cet excédent européen est grandement compensé par l’excédent américain sur les
services. Ce qui donne un excédent global pour l’Europe de seulement 50
milliards de dollars. Ceci suggère qu’il y a des marges de manœuvre en matière
de représailles européennes en termes d’échanges de services.
Lorsque
les États-Unis augmentent les droits de douane sur les produits européens, une
première possibilité, déjà évoquée, est que les producteurs européens diminuent
leurs marges pour absorber les droits de douane pour ne pas faire augmenter les
prix pour les consommateurs américains ou producteurs américains utilisant les
produits européens en consommation intermédiaire.
Tout
dépend de l’ampleur des droits de douane qui seront imposés. 10 %, c’est déjà
beaucoup. 20 %, c’est probablement hors de portée. Il n’est pas possible
d’absorber de tels pourcentages dans les marges. Il faut passer, tout ou
partie, les droits de douane dans les prix facturés aux importateurs
américains. Dès lors, cela va réduire les ventes européennes aux États-Unis,
dans une proportion déterminée par ce qu’il est convenu d’appeler l’élasticité
du commerce.
Avec des
droits de douane de 10 % et seule l’Europe touchée, il y aurait une réduction
des exportations européennes de 38 % à marges constantes. Mais comme l’Europe
sera touchée en même temps que les autres par les droit de douane, l’impact
final sera moins élevé. La perte de compétitivité de l’Europe ne sera pas dans
ce cas par rapport aux produits japonais, coréens, mais aux produits
américains. Et dans beaucoup de cas, il n’existe pas de substitut aux
États-Unis aux produits qui sont importés d’Europe, du Japon ou de Corée.
Il est
possible, à ce moment-là, de ne pas trop perdre de parts de marché même si on
augmente ses prix. L’administration américaine a essayé de désolidariser les
européens en envoyant des messages qui laissaient penser que tel pays européen
allait être plus touché qu’un autre, en fonction des produits choisis.
Jusqu’ici, cette désolidarisation n’a pas eu lieu.
JSS :
Est-ce qu’un maintien du relèvement des droits de douane aggraverait le déficit
commercial de la France à l’égard des États-Unis ? Si oui, pourquoi ?
L.F. : Il faut répéter que l’Europe est en excédent commercial
sur les États-Unis. Ce qui va se passer, c’est que la France, comme
l’Allemagne, comme l’Italie, si les droits de douane sont maintenus, va
exporter moins vers les États-Unis. L’excédent commercial sur les biens va se
réduire de façon automatique.
Mais
l’ampleur de cet ajustement dépendra à la fin de l’évolution du taux de change euro-dollar. Pour l’instant,
c’est l’euro qui s’apprécie par rapport au dollar. Mais si les États-Unis
parviennent à réduire assez nettement leur déficit commercial, le dollar
devrait s’apprécier.
De même,
si l’inflation générée par les droits de douane était importante aux
États-Unis, la FED devrait renoncer à baisser ses taux, ce qui pousserait le
dollar à la hausse. Et si le dollar s’appréciait, cela effacerait, en partie,
l’impact des droits de douane américains sur les exportations européennes.
JSS :
Quels secteurs d’activité en France seraient les plus grandement touchés par la
montée des droits de douane outre-Atlantique ?
L.F. : La France a un léger excédent commercial sur les
États-Unis, de l’ordre de 15 milliards de dollars. Cet excédent va diminuer. Si
les droits de douane sont uniformes, il y aura deux déterminants à considérer.
D’abord,
combien la France exporte dans chacune des industries et ensuite, quelle est
l’élasticité du commerce dans chacune des industries. Les produits les plus
exposés sont les vins et spiritueux, les produits de luxe, la pharmacie, des
composants qui rentrent dans les avions, dans l’électronique, dans
l’automobile.
JSS :
Dans quelle mesure l’incertitude planant autour des mesures commerciales
outre-Atlantique pourrait pousser la France à réduire ses échanges commerciaux,
tant dans les exportations que dans les importations, avec les États-Unis,
selon vous ?
L.F. : Cette incertitude est très néfaste. Ce qu’espère
l’administration américaine, avec Donald Trump, c’est que cette incertitude va
inciter les entreprises européennes à investir aux États-Unis. C’est ce qu’on
appelle du tariff-jumping, à savoir : sauter par-dessus les droits
de douane et l’incertitude. Ce n’est pas du tout garanti.
Les
industriels vont préférer reporter leurs décisions d’investissement. Cela va
freiner les investissements aux États-Unis, mais aussi en Europe. Ce sera un
jeu perdant-perdant, au moins dans le court terme. Concernant le commerce,
l’incertitude va peser à la fois sur les exportations et les importations, et
donc diminuer le commerce, tandis que les flux de commerce vont se réorienter
progressivement vers d’autres fournisseurs ou d’autres destinations.
Mais
cela prendra beaucoup de temps. Il y a des réseaux d’affaires qui sont établis.
Et tant qu’on ne sait pas très précisément quelle va être, à la fin, le schéma
du tarif douanier américain, c’est beaucoup trop tôt pour prendre des décisions
pour changer de fournisseur. Pour l’instant, les exportateurs européens ont
essayé d’anticiper la hausse des droits de douane en stockant beaucoup aux
États-Unis avant la hausse des droits de douane. Les exportateurs américains
ont fait la même chose du côté européen par crainte des représailles.
Mécaniquement,
on va observer dans le mois suivant la mise en place des droits de douane une
forte contraction du commerce, dont une partie sera artificielle puisque cela
aura été précédé par une augmentation du commerce pour anticiper la hausse des
droits de douane.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
*Lionel
Fontagné est économiste, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne. Il est
l’auteur de La feuille de paie et le caddie (Presses de Sciences Po,
2021)
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