Droits de douane : « On voit qu’il y a un pari dans la politique de Donald Trump »


mercredi 16 avril8 min
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INTERVIEW. La décision prise par Donald Trump, le 2 avril dernier, d’augmenter dans des proportions inédites les droits de douane, suscite des remous et questionne la pertinence de cette politique. L’économiste Lionel Fontagné, spécialiste du commerce international, met en exergue un risque de jeu perdant-perdant pour les États-Unis et les pays européens, dont la France. S’aventurer sur le terrain de la surenchère en matière de droits de douane risque de renforcer le climat d’incertitude, « néfaste » pour l’économie.

JSS : Quelle est votre analyse sur la politique commerciale de Donald Trump et les évolutions successives par rapport au relèvement des droits de douane ?

Lionel Fontagné* : Donald Trump cherche à poursuivre plusieurs objectifs en maniant un seul instrument et cela peut poser problème. J’en vois quatre. D’abord, produire des revenus pour soulager la dette, ou au moins le budget américain. Ensuite, réindustrialiser les États-Unis. Troisième objectif : réduire le déficit commercial des Etats-Unis. Il y en a un dernier, qui est l’endiguement de la Chine.

Si tout cela était très efficace, si cela parvenait à réduire les importations, on réduirait du même coup l’assiette sur laquelle portent les droits de douane et donc les revenus des droits de douane. On ne peut pas multiplier les importations américaines par les taux qui sont annoncés : la base taxable diminue rapidement avec la hausse du taux appliqué.

Donald Trump considère que les exportateurs vont baisser leur prix pour prendre sur leur marge une partie des droits de douane, de telle sorte qu’il y ait un transfert de revenus du reste du monde vers les États-Unis. Ce mécanisme n’est pas assuré au regard de ce qui s’est passé lors de la salve de droits de douane en 2018, en particulier contre la Chine.

Les exportateurs chinois avaient passé complètement dans leur prix aux États-Unis les droits de douane, et ce sont les distributeurs américains qui ont réduit leur marge pour que les consommateurs américains ne supportent pas l’intégralité des droits de douane. Ce n’est pas un enrichissement américain. C’est un transfert de revenus des distributeurs américains vers les consommateurs. Il n’est pas certain que cela se passe différemment cette fois.

L’endiguement de la Chine est une constante qui traverse l’administration américaine depuis la première mandature de Donald Trump. Il n’est pas assuré non plus que cela fonctionne, puisque cela incite la Chine à faire plus de la recherche et développement, à trouver d’autres marchés. Certes, la croissance de la Chine sera temporairement freinée, mais les actions du président américain n’empêcheront pas le rattrapage chinois, qui est d’ailleurs est déjà réalisé en termes de taille économique, si on calcule en parité de pouvoir d’achat ! Selon ce critère, la Chine a dépassé les États-Unis depuis 2016.

Enfin, la réindustrialisation est un objectif difficile à atteindre, puisqu’en mettant des droits de douane, on augmente le coût des consommations intermédiaires pour les usines installées aux États-Unis, qui perdent en compétitivité. On perd d’un côté ce qu’on gagne de l’autre. Cela problème se pose en particulier par rapport aux composants électroniques ou aux composants automobiles, d’où des possibilités d’exemption.

On voit qu’il y a un pari dans la politique de Donald Trump. Celui de faire supporter des coûts, à court terme, aux économies partenaires, voire à l’économie américaine, pour obtenir un objectif de long terme qui est la relocalisation d’industries aux États-Unis. Aspirer les emplois industriels européens, japonais, coréens, aux États-Unis. Si Donald Trump est rattrapé par les désordres économiques qu’il crée, par les désordres sur les marchés financiers, il sera obligé de mettre en pause cette politique protectionniste.

JSS : Même s’il y a une « suspension » de la réponse pour mener à des négociations, quels effets génèrent un relèvement des droits de douane états-unien dans l’Union européenne, et tout particulièrement en France ?

L.F. : Sur les représailles européennes, on parle de deux choses. D’abord, les représailles contre les droits sur l’acier, l’aluminium, etc. C’est tout un paquet de mesures classiques qui avait été annoncé avec un effet modéré : les pertes infligées aux États-Unis par les représailles européennes auraient été inférieures aux pertes encourues par l’Union européenne. Cette riposte mesurée visait à donner des signes de bonne volonté. Il y aura un deuxième parquet de mesures de représailles, en réponse aux des droits uniformes, initialement de 10 %, puis les 20 % annoncés. Là aussi, l’Europe a décidé de surseoir pour laisser la place à la négociation.

Pour revenir à votre question, il faut rappeler au préalable qu’il y a un déséquilibre profond entre l’Europe et les États-Unis, à l’avantage de l’Europe, concernant les marchandises. Un excédent pour l’Europe de 235 milliards de dollars en 2024. L’Union européenne a tout à perdre à s’engager dans des représailles systématiques car à la fin, si l’on bloquait tout le commerce, avec des droits prohibitifs des deux côtés de l’Atlantique, c’est l’Europe avec cet excédent commercial représentant 1 point du PIB américain.

Par contre, si l’on intègre les services dans le calcul, comme il faut le faire, cet excédent européen est grandement compensé par l’excédent américain sur les services. Ce qui donne un excédent global pour l’Europe de seulement 50 milliards de dollars. Ceci suggère qu’il y a des marges de manœuvre en matière de représailles européennes en termes d’échanges de services.

Lorsque les États-Unis augmentent les droits de douane sur les produits européens, une première possibilité, déjà évoquée, est que les producteurs européens diminuent leurs marges pour absorber les droits de douane pour ne pas faire augmenter les prix pour les consommateurs américains ou producteurs américains utilisant les produits européens en consommation intermédiaire.

Tout dépend de l’ampleur des droits de douane qui seront imposés. 10 %, c’est déjà beaucoup. 20 %, c’est probablement hors de portée. Il n’est pas possible d’absorber de tels pourcentages dans les marges. Il faut passer, tout ou partie, les droits de douane dans les prix facturés aux importateurs américains. Dès lors, cela va réduire les ventes européennes aux États-Unis, dans une proportion déterminée par ce qu’il est convenu d’appeler l’élasticité du commerce.

Avec des droits de douane de 10 % et seule l’Europe touchée, il y aurait une réduction des exportations européennes de 38 % à marges constantes. Mais comme l’Europe sera touchée en même temps que les autres par les droit de douane, l’impact final sera moins élevé. La perte de compétitivité de l’Europe ne sera pas dans ce cas par rapport aux produits japonais, coréens, mais aux produits américains. Et dans beaucoup de cas, il n’existe pas de substitut aux États-Unis aux produits qui sont importés d’Europe, du Japon ou de Corée.

Il est possible, à ce moment-là, de ne pas trop perdre de parts de marché même si on augmente ses prix. L’administration américaine a essayé de désolidariser les européens en envoyant des messages qui laissaient penser que tel pays européen allait être plus touché qu’un autre, en fonction des produits choisis. Jusqu’ici, cette désolidarisation n’a pas eu lieu.

JSS : Est-ce qu’un maintien du relèvement des droits de douane aggraverait le déficit commercial de la France à l’égard des États-Unis ? Si oui, pourquoi ?

L.F. : Il faut répéter que l’Europe est en excédent commercial sur les États-Unis. Ce qui va se passer, c’est que la France, comme l’Allemagne, comme l’Italie, si les droits de douane sont maintenus, va exporter moins vers les États-Unis. L’excédent commercial sur les biens va se réduire de façon automatique.

Mais l’ampleur de cet ajustement dépendra à la fin de l’évolution du  taux de change euro-dollar. Pour l’instant, c’est l’euro qui s’apprécie par rapport au dollar. Mais si les États-Unis parviennent à réduire assez nettement leur déficit commercial, le dollar devrait s’apprécier.

De même, si l’inflation générée par les droits de douane était importante aux États-Unis, la FED devrait renoncer à baisser ses taux, ce qui pousserait le dollar à la hausse. Et si le dollar s’appréciait, cela effacerait, en partie, l’impact des droits de douane américains sur les exportations européennes.

JSS : Quels secteurs d’activité en France seraient les plus grandement touchés par la montée des droits de douane outre-Atlantique ?

L.F. : La France a un léger excédent commercial sur les États-Unis, de l’ordre de 15 milliards de dollars. Cet excédent va diminuer. Si les droits de douane sont uniformes, il y aura deux déterminants à considérer.

D’abord, combien la France exporte dans chacune des industries et ensuite, quelle est l’élasticité du commerce dans chacune des industries. Les produits les plus exposés sont les vins et spiritueux, les produits de luxe, la pharmacie, des composants qui rentrent dans les avions, dans l’électronique, dans l’automobile.

JSS : Dans quelle mesure l’incertitude planant autour des mesures commerciales outre-Atlantique pourrait pousser la France à réduire ses échanges commerciaux, tant dans les exportations que dans les importations, avec les États-Unis, selon vous ?

L.F. : Cette incertitude est très néfaste. Ce qu’espère l’administration américaine, avec Donald Trump, c’est que cette incertitude va inciter les entreprises européennes à investir aux États-Unis. C’est ce qu’on appelle du tariff-jumping, à savoir : sauter par-dessus les droits de douane et l’incertitude. Ce n’est pas du tout garanti.

Les industriels vont préférer reporter leurs décisions d’investissement. Cela va freiner les investissements aux États-Unis, mais aussi en Europe. Ce sera un jeu perdant-perdant, au moins dans le court terme. Concernant le commerce, l’incertitude va peser à la fois sur les exportations et les importations, et donc diminuer le commerce, tandis que les flux de commerce vont se réorienter progressivement vers d’autres fournisseurs ou d’autres destinations.

Mais cela prendra beaucoup de temps. Il y a des réseaux d’affaires qui sont établis. Et tant qu’on ne sait pas très précisément quelle va être, à la fin, le schéma du tarif douanier américain, c’est beaucoup trop tôt pour prendre des décisions pour changer de fournisseur. Pour l’instant, les exportateurs européens ont essayé d’anticiper la hausse des droits de douane en stockant beaucoup aux États-Unis avant la hausse des droits de douane. Les exportateurs américains ont fait la même chose du côté européen par crainte des représailles.

Mécaniquement, on va observer dans le mois suivant la mise en place des droits de douane une forte contraction du commerce, dont une partie sera artificielle puisque cela aura été précédé par une augmentation du commerce pour anticiper la hausse des droits de douane.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

*Lionel Fontagné est économiste, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de La feuille de paie et le caddie (Presses de Sciences Po, 2021)

 

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