Cahiers de doléance : des chercheuses les étudient de près depuis des années


lundi 3 février5 min
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Le Premier ministre, François Bayrou, a annoncé vouloir reprendre l'étude des cahiers de doléance mis en place lors de la crise des gilets jaunes. Mais lanalyse de ces contributions citoyennes na en réalité jamais cessé : depuis plusieurs années, des équipes de recherches se penchent dessus, un peu partout en France.

« Nous devons reprendre l'étude des cahiers de doléances. » Lors de son discours de politique générale, le 14 janvier, le Premier ministre François Bayrou a annoncé vouloir « répondre au cri quont fait entendre les Gilets jaunes sur nos ronds-points il y six ans »,  qui a été selon lui « négligé ». Une annonce qui na pas manqué de faire réagir plusieurs chercheurs et chercheuses, qui nont pas attendu François Bayrou, ni même Michel Barnier avant lui, pour étudier ces fameux cahiers, lancés dabord à linitiative d’élus locaux.

« Balayer lidée selon laquelle les cahiers seraient cachés »

Alors que les « gilets jaunes » organisaient, en novembre 2018, leur première journée de mobilisation contre la hausse du prix des carburants, plusieurs mairies mettaient à disposition de leurs administrés des « cahiers de doléances et de propositions ». « Avant louverture du "grand débat national”, les premières initiatives ont émané de l'Association des maires ruraux de France et de l'Association des maires d'Ile-de-France, qui ont ouvert des cahiers dans le cadre dopérations mairie ouverte”. Ces derniers ont été soumis à une analyse, dont la synthèse a été remise à Emmanuel Macron par ces associations elles-mêmes, et ce nest quaprès que le président a intégré cette idée au grand débat national », recontextualise Manon Pengam, maîtresse de conférences en sciences du langage à Cergy Paris Université.

« Souvent, il est dit que les cahiers de doléances sont ceux des gilets jaunes, or ce nest pas le cas. Les gilets jaunes ont pu en ouvrir eux-mêmes sur des ronds points, mais cela est différent du dispositif institutionnel du grand débat national qui comprenait ces cahiers citoyens et dexpression libre », tient-elle à préciser. Il est en tout cas important, à ses yeux, de « balayer lidée reçue selon laquelle les cahiers seraient cachés, inaccessibles, que ça a été volontairement enfoui » : « Ce nest pas vrai et cela blesse par ailleurs beaucoup les archivistes », insiste-t-elle, tandis que l'Association des archivistes français y consacrait justement un communiqué en décembre dernier.

En réalité, l’étude de ces cahiers, qui comprennent plus de 200 000 contributions provenant de 17 000 communes, na jamais cessé, et se poursuit encore aujourdhui un peu partout en France. Numérisés, transcrits sous l’égide de la Bibliothèque nationale de France (BNF) et conservés aux Archives nationales dans leur version numérique, ces cahiers ont été remis aux archives départementales, où tout un chacun peut les consulter dans leur quasi-intégralité.

Alors quune synthèse du « grand débat » a été réalisée par des opérateurs privés en 2019, plusieurs universitaires sy sont également intéressés à leurs propres frais. Les équipes de Sabine Ploux, chargée de recherche au CNRS et de Catherine Dominguès, chercheuse au LASTIG (Laboratoire en sciences et technologies de l'information géographique), ont réalisé plusieurs travaux sur la base des fichiers numérisés conservés aux Archives nationales, tandis que se sont aussi multipliées les initiatives départementales.

Des recherches participatives en Gironde et en Creuse

En Gironde, des travaux ont débuté dès 2020, à l'initiative de gilets jaunes, de citoyennes et citoyens, accompagnés de plusieurs universitaires, parmi lesquels Magali Della Sudda, chercheuse en science politique au CNRS. Marion Bendinelli, maîtresse de conférences en sciences du langage à luniversité de Franche-Comté, a quant à elle analysé les cahiers du Jura, tandis quune autre équipe a décortiqué ceux de la Somme, et Manon Pengam les contributions de la Creuse, où elle réside. « Javais évidemment une curiosité naturelle pour ce que gens du territoire avaient pu écrire à ce moment-là, dans un contexte national intense », confie la chercheuse. 

A l’été 2022, Manon Pengam se rend aux archives départementales de Guéret, où se trouvent à la fois les cahiers du grand débat national et des « mairies ouvertes ». Un total de 300 contributions, à ramener à la densité de lun des départements les moins peuplés de France. La maîtresse de conférences en sciences du langage commence par prendre en photo ces cahiers, quelle numérise, puis quelle transcrit en texte brut pour pouvoir mener des analyses statistiques. « Moi je suis linguiste, donc ça ne m'intéresse pas de normaliser le texte. Je souhaite conserver tous les écarts à la norme orthographique, syntaxique, les majuscules, les éléments soulignés ou barrés… Ça suppose de faire attention à tous ces codes, et de les transformer ensuite informatiquement, grâce à un système de codage », détaille-t-elle.

Face à lampleur de la tâche, Manon Pengam a fini par lancer un appel citoyen dans le journal local La Montagne : « Ça a bien résonné, une quarantaine de personnes a répondu tout de suite ! », raconte-t-elle. Une vingtaine de citoyen·ne·s ont finalement intégré le projet, après avoir été formé·e·s à la transcription par la linguiste. Comme en Gironde, lanalyse des cahiers sest alors transformée en recherche participative, « ce qui a pris énormément de sens », aux yeux de Manon Pengam : « Je suis passée dun travail très solitaire à une émulation collective, avec des gens du territoire qui pour certains avaient participé aux Gilets jaunes ».

ISF, retraites : des préoccupations récurrentes

Au travers dune analyse de discours et dune analyse linguistique, la maîtresse de conférences en sciences du langage a dabord identifié les mots récurrents. En Creuse, « On a des résultats qui sont à la fois peut-être attendus, mais en même temps très éloquents. Par exemple, le nom commun "retraite" est le plus fréquent du corpus », décrit-elle. Malgré des contributions issues de publics différents, certains thèmes reviennent régulièrement : linstauration dun référendum dinitiative citoyenne, le rétablissement de lImpôt sur la fortune (ISF), le pouvoir de vivre, la précarité énergétique, lisolement social, le manque de services de soins… « La santé est une problématique très importante en Creuse, où lon doit souvent faire beaucoup de route pour trouver un médecin. La question des transports aussi. Il y a deux semaines, une petite ligne de TER qui était pourtant fréquentée a dailleurs fermé », met en avant Manon Pengam.

Dans les cahiers creusois se mêlent ainsi des doléances interpersonnelles, qui sadressent directement à Emmanuel Macron, des témoignages, mais aussi des propositions très concrètes. « Certaines contributions ressemblent beaucoup à des professions de foi, avec des listes à puce, ce qui tord le bras à lidée que les citoyens ne formuleraient pas de réelles propositions politiques », commente Manon Pengam.

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