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Jean-Louis Chambon, président honoraire, et les membres du cercle Turgot ont reçu à la Maison de la chasse le 28 juin 2017, Pascal Picq, paléoanthropologue, maître de conférences au Collège de France et auteur prolifique. Selon lui, plusieurs ratés historiques se sont succédé entre le champ de la théorie de l’évolution et celui des théories économiques. Aujourd’hui, nous entrons dans un monde complètement darwinien stimulé par quelques entrepreneurs. Aussi, comprendre nos comportements simiesques autorise des extrapolations dans tous milieux, comme celui des marchés.
Turgot
marque un rendez-vous manqué avec l’esprit et la philosophie libérale au vrai
sens du terme.
à travers ses études et ses
intérêts, il a fait la rencontre de naturalistes notables parmi lesquels Buffon
et Maupertuis, qui comptent parmi les préévolutionnistes les plus importants.
En effet, ils ont apporté des éléments considérables pour l’édification de la
théorie au siècle suivant, notamment chez Darwin et de Lamarck. Buffon était
par ailleurs un entrepreneur qui possédait des forges. Tout comme Turgot et
Maupertuis, il a rencontré Adam Smith, père des sciences économiques modernes
et francophile. Ces personnes participaient à un mouvement qui se passionnait à
la fois pour les changements observés dans la nature et pour ceux liés à l’idée
de progrès.
Naissance d’une théorie
Lorsque les révolutions françaises et américaines arrivent dans les sociétés humaines, la Société lunaire encore appelé « Cercle lunaire » (tenue à Birmingham entre 1765 et 1813) regroupe des personnalités dont la pensée et les positions façonneront l’environnement qui nous entoure encore aujourd’hui. Benjamin Franklin traverse les États-Unis, l’Angleterre et la France, dans le but de recevoir des soutiens. À partir de 1765, il se lie d’amitié avec Erasmus Darwin (grand-père de Charles), figure majeure de la fin du XVIIIe siècle. Erasmus Darwin est le premier médecin moderne, évolutionniste. C’est également un chef d’entreprise. Ensemble, ils travaillent et publient leurs recherches sur l’électricité. La Société lunaire est extrêmement active entre la révolution américaine (1776) et la Révolution française (1789), période où le groupe se disloque pour des raisons politiques. L’organisation renaîtra ultérieurement sous la forme de l’Association du progrès et du management (APEM).
à la fin du 18e siècle, Josiah Wedgwood, grand-père maternel de Charles Darwin, invente le marketing : salons, catalogues, show-rooms, et formules publicitaires telles « un acheté et le deuxième gratuit » ou encore « satisfait ou remboursé », etc. Toutes les personnes qui participent au Cercle élèvent, pierre après pierre, un modèle économique pourvu d’un engagement social fort. Ils militent contre l’esclavagisme et pour que les femmes connaissent la même éducation que les hommes. Les membres de Birmingham et Sheffield se réunissent une fois par mois à la pleine lune pour innover. Ils suivent une « méthode » qui sous-entend : bien manger en compagnie d’amis cultivés, se détendre, croire au progrès et collaborer ensemble. Leur groupe lance la révolution industrielle, le chemin de fer, fait creuser les canaux de Birmingham… Ainsi, à vingt, en 20 ans, ils ont conféré à l’Angleterre la capacité de dominer le monde pendant près de 150 ans.
Depuis, la Société lunaire est tombée dans l’oubli. Elle s’est intéressée au changement dans la nature, dans l’économie, et dans la société. Elle a engendré la théorie de l’évolution, le libéralisme, l’abolition de l’esclavage, l’accès des femmes à l’éducation, les cités ouvrières, les caisses de solidarité...
Les
fondements de la société libérale darwinienne suivent une maturation parallèle
aux théories de l’économie. Mais, en 1815, en Indonésie, le volcan Tambora
provoque la plus grosse éruption de l’histoire de l’humanité. En raison des
poussières en haute altitude, 1816 devient l’année sans été. La production agricole s’effondre dans
toute la zone tempérée. En France, on parle d’« année sans été »,
il gèle au mois d’août. Allemagne et Suisse parlent de « l’année des
mendiants ».
La grande famine s’abat sur l’Irlande, et les États-Unis d’Amérique naissants
voient leur élan bloqué par la nécessité.
Par conséquent, tous les prémices d’évolution se figent, et l’idée de progrès,
déjà mise en œuvre en Angleterre, stagne. Le désastre humanitaire et social est
tel que les états-nations comme
l’Irlande créent les prestations de solidarité.
La vraie révolution industrielle intervient au milieu du XIXe siècle. Charles Darwin propose une explication sur les mécanismes de l’évolution. Cependant, la sélection naturelle est très mal comprise sur le continent, souvent en raison de contresens dans la traduction. Ce n’est pas « la loi du plus fort » comme certains le prétendent. Or, bien appréhender cette théorie dans le champ de l’innovation revêt une importance capitale. Le défaut majeur de la sélection naturelle, à cette époque, tenait au fait qu’on ignorait d’où provenaient les variations spontanées. Aussi, se questionnait-on : si on baigne dans un environnement relativement stable, comment se fait-il qu’on observe, à chaque génération, l’apparition de changements ?
Charles
Darwin a bâti ses travaux sur la sélection artificielle en collaboration avec
des éleveurs et des agriculteurs. Pendant 8 000 ans, ces derniers ont constaté
des mutations dans les générations issues de leur travail. Malheureusement,
Darwin ne répondra jamais à cette question sur l’origine des variations.
Il meurt en 1882 sans que
quiconque n’ait correctement assimilé son œuvre.
Thèses et antithèses
Le 19e siècle est totalement marqué par l’idéologie du progrès. Les hommes par leurs actions (économique, politique, sociale, entrepreneuriale) maîtrisent de mieux en mieux leur devenir : hier était moins bon qu’aujourd’hui ; demain sera meilleur. On imagine alors le progrès linéaire, cumulatif et dirigé. Cette ligne de pensée imprègne l’ensemble des secteurs de réflexion, jusqu’à la religion. L’Homme triomphe de tout. Il descend du singe et devient maître et possesseur de son avenir. Une idée qui perdure jusqu’au milieu du XXe siècle.
à la fin du XIXe siècle, Herbert Spencer livre une conception brutale et fausse de la sélection naturelle, le darwinisme social, selon laquelle : « il y a des pauvres, il y a des riches. On n’aide pas les plus faibles qui mourront du fait de la sélection naturelle ». Cette thèse erronée a été traduite et diffusée en France. Ce modèle caricatural a provoqué la réaction des sciences sociales qui estimaient que le biologiste ne pouvait pas étendre son champ d’application aux sciences économiques et sociales.
En 1911-1912, Joseph Schumpeter conçoit l’économie évolutionniste comme un développement. Il s’inspire des industriels Krupp et Ford. Les pays qui ont adopté une politique économique anti-darwinienne, c’est-à-dire une économie planifiée, sombrent – cette économie supportant mal fluctuations et entrepreneuriat. Le néolibéralisme connaît alors des excès semblables à ceux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Pour la Société lunaire, cela s’apparente à une dégénérescence du libéralisme. Marx formule son antithèse et considère que Darwin utilise les lois naturelles pour justifier la brutalité du capitalisme victorien.
Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, la théorie darwinienne émerge à nouveau. On commence alors à comprendre la sélection naturelle, baptisée « théorie synthétique de l’évolution ». Mais le domaine de l’économie n’est pas impacté. Les pays se trouvent dans une phase de reconstructions, de découvertes, de demandes opulentes. Toute politique se fonde sur le développement des infrastructures, l’économie, l’éducation, la santé.
N’oublions pas que nous sommes des singes
La théorie de l’évolution revient dans les concepts économiques au cours des années 80. Elle s’oppose à celle de la recherche des équilibres. Pour un évolutionniste, l’équilibre des marchés est incompréhensible dans un milieu de variations sélectionnées par des inventeurs et des investisseurs. Selon Pascal Picq, c’est une vision utopiste. Il prend un exemple :
« Les ancêtres des antilopes et des guépards étaient moins élancés, avec un cerveau plus petit. Le rôle des prédateurs consiste à attraper des proies. Ils s’attaquent en priorité aux cibles les plus lentes et faibles réalisant ainsi, au fil du temps, une sélection sur la population chassée. Les antilopes qui survivent sont rapides et fortes, et les guépards qui n’ont pas les capacités requises pour les attraper ne peuvent plus se nourrir. Ils disparaissent également et s’opère simultanément à la sélection des victimes, celle des chasseurs. Les deux espèces ont évolué ensemble au cours de millions d’années, conservant un équilibre instantané mais en réalité en changement permanent ».
Conclusion : la variation et la sélection, comme il en existe sur les marchés, entraînent des changements et s’accommodent au mieux de pseudo-équilibre. L’équilibre des marchés suit un mouvement perpétuel.
L’humain a des intentions et maximise ses choix. Agent économique rationnel, il optimise ses gains, il minimise ses pertes dans une affaire. Est-ce vraiment le cas ? Le paléoanthropologue décrit d’autres observations :
« On demande à deux singes capucins dans deux cages côte à côte d’exécuter un travail. Ils sont rémunérés en concombre (bon salaire). Après un certain temps on augmente le salaire de l’un des deux avec des raisins, toujours pour le même travail. Très rapidement, son voisin, qui n’a pas été augmenté se met en grève.
En effet, les singes (comme nous) ont des neurones miroirs qui les rendent extrêmement attentifs à la qualité de leur relation avec les interlocuteurs en interaction, particulièrement avec leurs congénères.
Dans une autre expérience, l’un des singes peut atteindre un bol de riz avec la collaboration de son voisin. Son voisin l’aide et il partage le bol de riz. C’est l’altruisme intéressé du "marché biologique" qui existe dans la nature ».
Appliqué aux rapports sociaux humains, le jeu de l’ultimatum correspond assez bien au résultat du Brexit. Ce jeu compte deux joueurs. L’un d’eux est tiré au sort et gagne une somme d’argent. Il doit proposer une partie de son gain à l’autre joueur, qui l’accepte ou qui la refuse. Si les deux joueurs s’accordent, chacun repart avec une somme d’argent ; dans le cas contraire, tous deux repartent les mains vides. Les Anglais, qui estimaient recevoir peu de l’Europe qui gagne beaucoup, ont choisi la scission, perdant ainsi peu mais faisant perdre beaucoup aux 27.
Dans un processus de gain réalisé avec des singes capucins, le résultat final apporte toujours deux pommes. Avec un premier opérateur, à chaque fois que le singe donne un jeton, il reçoit deux de ces fruits. Alors qu’avec un second opérateur, à chaque fois que le singe donne un jeton, il reçoit, alternativement, une ou trois pommes, soit toujours deux pommes en moyenne. Lorsqu’il a compris, le capucin assure ses gains et choisit systématiquement le premier opérateur.
Dans un processus de perte, le capucin possède potentiellement trois pommes. Avec le premier opérateur, lorsqu’il donne un jeton, il en perd une. Avec le second opérateur, une fois sur deux, il en perd deux ou alors aucun, soit encore une fois un résultat moyen de deux pommes. Là, le singe capucin ne mise pas sur les pertes constantes, il préfère jouer sur les pertes variables.
Ces constats comportementaux devraient inspirer les opérateurs qui échangent sur des places financières.
Pascal Picq explique : « Il y a trente millions d’années, suite à des modifications génétiques, les singes femelles ont commencé à voir en couleurs et à perdre la vision nocturne. Les caractères n’apparaissent pas parce qu’on en a besoin et l’évolution est toujours un compromis. à partir du moment où les femelles voient en couleurs, elles sélectionnent les mâles avec les plus beaux atours. La vie tribale change. La vision colorée permet aussi de choisir les fruits les plus mûrs et de répandre leurs graines. Un phénomène de coévolution de l’écosystème se met en place, il multiplie la biodiversité par dix.
Les mutations n’arrivent parce qu’on en a besoin ; celles qui arrivent auraient pu ne pas advenir. Il importe donc de bien prendre en considération dans un modèle économique évolutionniste : la mutation, sa sélection, et son développement ».
Autre cas : Jack Dorcey organise une soirée de détente. Il réunit ses amis pour un ackathon (jeu qui consiste à se lancer un défi, à résoudre un problème, à imaginer toutes les idées possibles, et à en sélectionner quelques-unes). Il propose une messagerie courte de 140 caractères pour ses amis. Cela ne correspond pas à un besoin de la société. Si le concept n’est pas sélectionné, cela n’a pas de conséquence, pas de coût. Malgré tout, lui et ses amis auront passé un bon moment ensemble.
Ils n’anticipaient alors pas le Printemps arabe, Google X, Calico, les algorithmes qui détectent des symptômes médicaux ou des valeurs à la City, les récentes campagnes électorales qui ciblent individuellement les indécis ou encore les fake news que le professeur nomme avec malice des « trumperies » et des « cronneries ».
Au cours de l’évolution d’une économie, comme pour une espèce vivante, les caractères apparaissent ou non, indépendamment de tout business plan. Ils peuvent radicalement changer notre monde. Il s’agit bien d’un modèle darwinien. Aujourd’hui, le numérique permet a beaucoup de « David » d’émerger avec des applications bon marché, sans se soucier des « Goliath ». La coévolution actuelle cherche à mettre en synergie la grande entreprise et la start-up à bas coût. Elle s’affranchit, dans le même temps, de l’intégration d’une charge financière permanente et des soucis de gestion interne de ressources humaines.
Comme les membres de la Société lunaire avant lui, Mark Zuckerberg dit : « nous qui avons fait fortune, qui avons "disrupté", nous avons un devoir d’engager une nouvelle société et une redistribution ». Le numérique change radicalement notre société. Karl Marx avait bien compris que les nouveaux outils de production changeaient la société. Mais il n’y avait pas associé la dimension anthropologique. Or, l’approche multidisciplinaire dans la compréhension des mutations de notre environnement est un atout, voire une obligation. Le changement de société s’accompagne de modifications de l’idéal et du rapport au monde.
C2M
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