Conférence des chefs des Cours suprêmes des États membres du Conseil de l'Europe


mercredi 2 octobre 201910 min
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Les 12 et 13 septembre derniers, pour la première fois en France, à l’occasion du 70e anniversaire de la signature du statut instaurant le Conseil de l’Europe, du 60anniversaire de la création de la Cour européenne des droits de l’homme, une soixantaine de chefs de Cours suprêmes se sont réunis à la Cour de cassation. Un événement inédit dédié au dialogue des juges, et articulé autour de trois grands sujets : le droit au recours effectif devant un juge indépendant et impartial ; les rapports entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme ; et la liberté d’expression confrontée à la protection de la vie privée et familiale.

« C’est avec beaucoup de fierté que la Cour de cassation, conjointement avec le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, accueille aujourd’hui les chefs des hautes juridictions des 47 pays membres du Conseil de l’Europe, autour d’un thème porteur à la fois de progrès et d’équilibre, “Le dialogue des juges” », a déclaré François Molins, procureur général près la Cour de cassation, en ouverture de la Conférence. Durant deux jours en effet, comme l’a indiqué un communiqué commun aux trois Cours suprêmes organisatrices, les éminents magistrats européens étaient invités à participer à des travaux en ateliers « visant à faire émerger, sans nier les particularismes des droits nationaux, des consensus dans l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, pierres portées à l’édification d’un État de droit partagé ».

« Jamais, à ma connaissance, l’ensemble des chefs de Cours suprêmes des États parties au Conseil de l’Europe n’avait été réuni dans de telles conditions » a souligné Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, dans son allocution.

Il s’agit donc d’un évènement quasi historique, car comme l’a rappelé ce dernier, cette Conférence marque à la fois les 60 ans de la Cour européenne des droits de l’homme, le 70e anniversaire du Conseil de l’Europe, l’entrée en vigueur du Protocole n° 16, – sur lequel nous reviendrons –, et la présidence française du Comité des ministres qui n’a lieu que tous les vingt-trois ans et demi.

« Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne », écrivait Victor Hugo. Des propos repris par Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, pour qui la solidarité des juges est essentielle en ces temps troublés où, selon lui, « nous avons en outre en commun de grands défis à relever ensemble en matière notamment de technologies, de vivre-ensemble ou d’environnement ».

Mais pour mieux comprendre le présent, et avant d’évoquer l’avenir, il faut revenir sur le passé. Chantal Arens, Première présidente de la Cour de cassation, a donc commencé son discours en revenant sur de la création du Conseil de l’Europe et son corollaire, la Convention européenne des droits de l’homme.

HISTOIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE ET DE LA CEDH

À la fin des années 40, a rappelé la Première présidente de la plus haute juridiction de France, un certain nombre de pays européens ont imaginé un nouveau cadre institutionnel régional plus intégré que l’Organisation des Nations unies, fondée en 1945.

Les dirigeants de ces États se sont exprimés lors du Congrès de l’Europe en 1948, puis le 4 novembre 1950, par la création du fameux Conseil de l’Europe, institué par le traité de Londres du 5 mai 1949.

Au même moment a été adoptée la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ou Convention européenne des droits de l’homme, qui n’a cependant été effectivement créée qu’en janvier 1959.

L’Hexagone a ratifié cette Convention le 3 mai 1974,?et a souscrit au droit au recours individuel en 1981, a rappelé Chantal Arens. Depuis, un grand nombre d’États l’ont également ratifiée.

Linos-Alexandre Sicilianos, président de la Cour européenne des droits de l’homme, accompagné à cette occasion par les deux vice-présidents de la Cour, Angelika Nussberger, juge élue au titre de l’Allemagne, et de Robert Spano, juge élu au titre de l’Islande ainsi que du juge élu au titre de la France, André Potocki, s’est réjoui de ce que « depuis bientôt 70 ans, il y a un fil qui nous lie et nous rapproche, une langue commune : la Convention européenne des droits de l’homme ».

Un traité qui n’est pas, selon lui, « un objet de luxe réservé aux internationalistes, mais un instrument de travail utilisé au quotidien ».

Cet outil, de surcroît, est « un instrument vivant (…) qui irrigue toutes les branches du droit national » (le droit pénal, notamment avec l’article 6?et le droit au procès équitable, mais aussi le droit public, le droit privé, le droit de l’environnement, etc.). Une particularité qui, selon le président de la CEDH, rend d’autant plus indispensable le dialogue entre les juges des Cours suprêmes, et ce dans l’intérêt d’une meilleure garantie des droits et de l’État de droit.

PROTECTION DES LIBERTÉS ET ÉTAT DE DROIT : L’INDISPENSABLE DIALOGUE ENTRE LES JUGES DES COURS SUPRÊMES ET LA CEDH

Un dialogue des juges garants de l’État de droit

« J’ai la conviction que l’État de droit et le dialogue des juges sont intimement liés et que seule la démocratie véritable et effective permet un vrai dialogue entre les juges » a ainsi affirmé Linos-Alexandre Sicilianos. Un dialogue qui plus est essentiel dans une Europe où, selon Laurent Fabius, l’État de droit, notion fondamentale, « est malmené par certaines attaques contre la justice constitutionnelle, contre l’indépendance des juges, contre les libertés, notamment celle de la presse, les réfugiés, les minorités ou les opposants politiques ».

Le dialogue des juges est indispensable, car dans un environnement où la règle de droit conditionne l’harmonie entre les États, le rôle du juge, en tant que gardien des valeurs du projet européen comme de la séparation des pouvoirs, est cardinal, a rappelé de son côté la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, dans son discours de clôture de la Conférence.

Ainsi, les juges et les législateurs ont une grande responsabilité quant à la préservation de l’État de droit et des libertés fondamentales en Europe. En outre, comme l’a rappelé François Molins, suite à la promulgation en 1958?de l’article?55?de la Constitution, « la fonction créatrice du juge a pris une dimension nouvelle ». En effet, les traités internationaux ayant désormais force de loi en France (« Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie », indique l’article 55?de la Constitution du 4 octobre 1958), le juge doit en « assurer l’application, voire la prééminence, notamment lorsqu’ils consacrent des droits fondamentaux au profit des citoyens », a précisé le procureur général près la Cour de cassation. L’un des outils permettant cette application étant le « contrôle de proportionnalité », au moyen duquel le juge mesure la conformité de la loi ou de l’application qui en est faite, aux principes supérieurs posés par le texte supranational, a-t-il ajouté.

Un dialogue indispensable pour adapter la Convention au réel

Le dialogue entre les juges est également indispensable, du fait du caractère évolutif, dynamique et non figé de la CEDH : « la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles » indique en effet l’arrêt Tyrer en 1978?(cf. CEDH, 25?avril 1978, Tyrer c/Royaume-Uni).

« En permettant l’adaptation continue du texte conventionnel aux conditions de vie actuelles, nous avons tous, les uns et les autres, assuré sa pérennité, puisqu’il reste d’une incroyable modernité. Nous sommes ainsi constamment conduits à répondre à des questions inédites sans qu’il soit nécessaire de le modifier formellement » a ainsi affirmé le président de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce dernier a fait référence, en matière pénale, à l’évolution qui a conduit à la présence de l’avocat pendant la garde à vue, à la jurisprudence en matière de transexualisme qui a permis aux individus d’obtenir la rectification de leur état civil, ainsi qu’aux questions relatives à la vie privée au sein de l’entreprise, etc.

Tout cela n’a été possible que par un dialogue renforcé des juges européens, entre la CEDH et les cours suprêmes nationales. Dialogue « apparu au travers de nos jurisprudences respectives et du réseau qui s’est créé entre nous » a précisé Linos-Alexandre Sicilianos.

La mise en place concrète de ce dialogue

Comme ce dernier l’a rappelé dans son discours, de même que Chantal Arens dans le sien, ce dialogue s’est accéléré depuis le 5 octobre 2015, de la création d’un réseau d’échange d’informations entre la CEDH et, à ce jour, 79 Cours suprêmes, issues de 36 États membres du Conseil de l’Europe.
Ce réseau comprend une plateforme d’échanges des jurisprudences, des rapports préparés par les juges, des notes d’analyse, etc., et a pour objectif « d’être le vecteur d’un dialogue permanent entre la Cour de Strasbourg et les cours supérieures nationales » mais aussi « de mieux appréhender la marge nationale d’appréciation de chacun des États membres, à partir des consensus existants ou ceux nouveaux susceptibles d’émerger de la convergence des jurisprudences des cours supérieures nationales » a ainsi précisé la Première présidente de la Cour de cassation.

Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, a de son côté évoqué d’autres voies de dialogue, telles que la réunion annuelle de rentrée de la Cour de Strasbourg, l’ACA-Europe (association européenne qui regroupe la Cour de justice de l'Union européenne et les Conseils d'État ou juridictions administratives suprêmes de chacun des États membres de l'Union européenne), présidée par Klaus Rennert et l’Association internationale des hautes juridictions administratives (AIHJA), présidée par Roger Stevens, dont le Conseil d’État abrite le siège et assure le secrétariat général.

Le Protocole n°16

Une étape de plus a été franchie le 1er août 2018?avec l’entrée en vigueur du Protocole n° 16?qui a instauré la possibilité, pour les plus hautes juridictions des États signataires, d’adresser des demandes d’avis consultatifs à la Cour européenne, sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses Protocoles (cf. article 1?de ce Protocole).

Pour Chantal Arens, il s’agit là d’un nouvel instrument de dialogue entre les Cours suprêmes nationales et la CEDH qui a pour vocation « de renforcer et faciliter l’application de la Convention et à la rendre plus vivante et plus dynamique ».

Quant à la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, cette dernière a assuré que l’entrée en vigueur de ce Protocole « contribue à la diffusion et à l’application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à la prévention d’éventuelles censures et pourra mener à terme à réduire le nombre de requêtes devant la Cour ».

Inversement, la Cour européenne est elle aussi attentive aux jurisprudences nationales, a rappelé Bruno Lasserre. Celle-ci veille, en effet, à ne pas méconnaître la diversité des traditions culturelles des États par son utilisation de la notion de « marge nationale d’appréciation », expression jurisprudentielle du principe de subsidiarité. Le vice-président du Conseil d’état a ainsi cité les arrêts Leyla Sahin c/ Turquie ; Lautsi c/ Italie ; ou Vincent Lambert c/ France qui touchaient à la liberté de religion et à la fin de vie. Des exemples emblématiques, selon lui, « de l’approche inspirée de la prudentia antique des juges de Strasbourg ».

Bref, selon Bruno Lasserre, l’approfondissement de ce dialogue est la clé d’un pluralisme équilibré, c’est-à-dire d’une articulation entre ordres juridiques nationaux et supranationaux empreinte de confiance et de loyauté, mais aussi de responsabilité.

Les actions entreprises au sein des cours suprêmes de France

Les chefs des plus hautes Cours de France ont tour à tour rappelé combien la France s’est investie dans la défense des droits énoncés par la Convention, et évoqué les actions entreprises dans chacune de leur Cour pour renforcer l’autorité et la portée de ces arrêts.

La Première présidente de la Cour de cassation a ainsi évoqué l’appropriation d’une nouvelle méthodologie du contrôle de légalité par la Cour de cassation ; la révision du mode de rédaction des arrêts pour une meilleure compréhension de ces derniers ; et la mise en œuvre, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, d’un contrôle de proportionnalité in concreto, entre la liberté d’expression, le droit à l’information et le droit au respect de la vie privée.

Bruno Lasserre a pour sa part cité la création en 2008 par le Conseil d’État d’une cellule de droit comparé composée de juristes spécialistes d’autres systèmes juridiques nationaux.

Laurent Fabius a estimé de son côté que le Conseil constitutionnel français avait tissé « une relation excellente de proximité avec la Cour européenne des droits de l’homme ». Une proximité confirmée, selon lui, « par la décision d’être l’une des plus hautes juridictions nationales susceptibles d’échanger avec la CEDH au titre du Protocole n° 16 ».

Les chefs de Cours ont enfin évoqué les marges de manœuvre et les progrès qu’il reste à accomplir pour un dialogue toujours plus fructueux entre la CEDH et les Cours supérieures européennes.

DE NOMBREUX DÉFIS À RELEVER

Pour Chantal Arens, il convient aujourd’hui d’aller plus loin. Ainsi, selon elle, les échanges entre les juges d’Europe, et entre les services de documentation des membres du réseau, doivent se développer.

De plus, à l’échange vertical entre la Cour européenne et les cours nationales, doivent aussi s’adjoindre « des échanges horizontaux plus riches et plus fréquents ». « La rédaction d’une charte pour harmoniser les pratiques d’échange », « tout comme la diversification des langues sur le site intranet du réseau, avec un système de traduction systématique des décisions ou documents mis en ligne » lui paraissent ainsi essentielles.

Pour Bruno Lasserre, ce dialogue horizontal doit également être approfondi, afin « d’élargir notre connaissance des principes et enjeux des systèmes nationaux avec lesquels nous interagissons ». « Je crois également nécessaire de continuer à développer, au sein de chaque juridiction, l’approche comparative » a-t-il préconisé dans son discours.

Quant à la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, celle-ci a évoqué les défis nouveaux qu’il conviendra de relever, notamment ceux liés à l’Internet, aux réseaux sociaux et à l’intelligence artificielle, ainsi que « la persistance d’inégalités et discriminations qui n’ont pas leur place en démocratie » (cf. violences faites aux femmes) ; mais aussi « les risques touchant au cœur même de la démocratie » (cf. manipulation de l’information, déstabilisations électorales) ou encore le défi environnemental.

Bref, a poursuivi la garde des Sceaux, « le chemin qui s’ouvre devant nous, responsables politiques, juges, procureurs, est incertain ». Cependant, si beaucoup reste encore à construire, la ministre de la Justice a fait part de sa fierté de voir les plus hauts représentants des justices européennes rassemblés en un même lieu, « symbole puissant […], celui d’une unité forte autour de la défense des droits de l’homme et de la préservation de l’État de droit », a-t-elle conclu son allocution.

 « Cette Conférence est une puissante démonstration de la capacité de poursuivre la promotion des droits de l’homme et du multilatéralisme dans le contexte de la volonté judiciaire et politique », a assuré de son côté Thorbjørn Jagland, secrétaire général du Conseil de l’Europe, qui a clôturé ces deux jours de Conférence.

Maria-Angélica Bailly


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