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Pour la
professeure Stéphanie Hennette-Vauchez, le silence d’un très grand nombre de Constitutions
sur l’avortement peut être vu comme une invisibilisation « des questions
reproductives ». A l’inverse, son inscription dans la loi fondamentale constitue
un progrès permettant « de reconnaître la valeur politique de la
reproduction dans des termes qui, d'emblée, supportent la reconnaissance de
droits ».
Alors que la vice-présidente démocrate américaine Kamala Harris a
réclamé ce lundi « une loi pour rétablir la
liberté reproductive », à la suite
de la reconnaissance par la Géorgie du décès d’une femme en raison des
restrictions liées à l’IVG, et tandis que l’avortement continue d’opposer les candidats
à la présidentielle, quelques jours plus tôt, le sujet était justement au cœur de
la 2e édition du colloque « Féminisme, droit et citoyenneté » à
l’Université de la Sorbonne. Et plus particulièrement, la question de la
constitutionnalisation de ce droit, grand axe de l’intervention, le 9
septembre, de la professeure de droit public Stéphanie Hennette-Vauchez, qui
parle même de « réinvention du paradigme constitutionnel ».
Un point qui fait bien sûr écho à l’actualité de cette année, puisqu’à la suite de la réunion du Parlement en Congrès à Versailles, la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 a inscrit dans la Constitution française que « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». La professeure rappelle qu'un consensus avait émergé à ce sujet fin 2022, notamment en réponse à l’arrêt « Dobbs », par lequel la Cour suprême des États-Unis avait supprimé le droit constitutionnel à l’avortement, en juin 2022.
Dans les années 70, les cours constitutionnelles ont pris la main
L'Assemblée nationale avait d'abord proposé d'inscrire une garantie par la loi de l'accès à l'IVG, en novembre 2022, retrace Stéphanie Hennette-Vauchez, avant que le Sénat ne propose en février 2023 une formulation « illusoire » et « inutile », selon les termes de la professeure, en « se contentant » d'assurer que « la loi détermine les modalités selon lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». A travers une modification de l’article 34 de la Constitution - plutôt qu’un nouvel article - la proposition sénatoriale aurait seulement ajouté le sujet au domaine des compétences du législateur. Le gouvernement avait alors proposé « une version de compromis », « largement indexée » sur celle du Sénat, pointe Stéphanie Hennette-Vauchez. Tout en apportant un progrès, via une précision importante, dit-elle : l’ajout de l’adjectif « garantie », concernant la liberté pour les femmes d’avoir recours à l’IVG, dans un nouvel article 34 de la Constitution. Texte ensuite adopté à une large majorité au Parlement.
Si l’IVG était déjà autorisé en France depuis la loi du 17 janvier 1975, tout
comme il avait été autorisé par une loi de 1967 au Royaume-Uni, « Dans de très
nombreux pays, ce sont les cours constitutionnelles et les cours suprêmes qui
ont pris la main, à partir des années 70, sur la question de
l'avortement » explique la professeure
de droit public Stéphanie Hennette-Vauchez.
Dès cette époque,
des cours ont en effet invalidé des législations pénales criminalisant
l’avortement et jugées excessives – et continuent d’ailleurs de le faire, à l’instar
de la cour constitutionnelle de Corée du sud en 2019, et de la cour suprême
mexicaine, en 2021. Mais ce contrôle de proportionnalité, pointe la
professeure, peut aussi être utilisé dans le sens inverse. Et de citer
l’exemple d’un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme, en
décembre 2010. Tout en condamnant en partie l’Irlande pour son flou juridique
sur l’avortement, la Cour européenne y avait affirmé que l’article 8 de la
convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à une vie privée
et familiale, ne pouvait être interprété comme créant un droit à l’avortement.
Pour la juriste, cette « logique de la mise en balance des différents
intérêts » est une sorte de « boîte noire », et le
raisonnement en termes de proportionnalité ne garantit pas de résultat.
Le terme « avortement » absent de presque
toutes les Constitutions
Parmi
différentes approches spécifiques à différents pays, Stéphanie Hennette-Vauchez
distingue des décisions de type « minimaliste » : la cour
constitutionnelle italienne en 1975 et la cour suprême canadienne en 1988, qui
défendent la liberté d’avorter en s’appuyant sur le droit à la santé, et à
l’intégrité physique.
Il y a ensuite,
dit-elle, des décisions de cours suprêmes et constitutionnelles fondées sur des
conceptions plus larges, englobant la question de la dignité des femmes, en
lien avec leur autonomie reproductive. D’autre pays adoptent ce que Stéphanie
Hennette-Vauchez désigne comme des conceptions égalitaires : le Portugal en
2010, le Népal en 2009, ou la Colombie, qui, en 2022, a dépénalisé l’avortement,
jusqu’à 24 semaines. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a notamment
évoqué « les facteurs
intersectionnels de discrimination » rendant les femmes vulnérables.
Déjà, en 2006, la Cour constitutionnelle colombienne avait posé des termes
forts, en rappelant qu la « femme
est un être humain pleinement digne, et qu’elle doit être traitée comme telle,
au lieu d’être considérée comme un simple instrument de reproduction de
l’espèce ». Caractéristique notable car plutôt rare, la décision
du tribunal constitutionnel portugais s’appuie sur des données sociologiques,
pour battre en brèche l’idée de décisions d’avortement « hédonistes » ou « égoïstes ».
Pour expliquer
ce caractère éclaté des discours constitutionnels sur l’avortement, Stéphanie
Hennette-Vauchez avance l’hypothèse d’une explication par un « silence »
des textes. En effet, explique la juriste, en dehors de la France, seuls trois
pays possèdent une Constitution contenant le terme d’ « avortement »,
et à chaque fois pour proclamer son illégalité : la Somalie, le Kenya et
l’Eswatini.
Néanmoins, un
certain nombre de textes constitutionnels se réfèrent à l’existence de droits
reproductifs et à la santé sexuelle, comme par exemple ceux de la Bolivie et de
l’Équateur. Mais sans protéger explicitement l’avortement.
Un silence constitutionnel paradoxal
Pour la
professeure, le large silence du paradigme constitutionnel sur l’avortement,
mais aussi les « très fortes
résistances » que rencontrent les tentatives d’y intégrer le sujet,
s’expliquent peut-être par le fait d’une « déstabilisation
épistémologique ».
Selon elle, le
silence constitutionnel est paradoxal, dans la mesure où la Constitution est
censée traduire le contrat social en actes. Aussi, analyse-t-elle, on peut
s’étonner que des constitutions « ne
disent rien sur quelque chose comme la reproduction, qui est absolument
nécessaire, pratiquement et existentiellement, pour la survie et la
perpétuation des communautés politiques ».
La professeure
voit dans ce silence comme « une des
expressions de l'ordre genré sur lequel repose ce paradigme constitutionnel
moderne ». Au passage, elle cite les travaux de Carole Pateman,
politologue auteure du Contrat sexuel
paru en 1988. Dans cet ouvrage, celle-ci critiquait les théories classiques du
contrat social, en montrant un point aveugle de celles-ci. Le fait que « que
l'individu rationnel et autonome » décrit par ces théories puisse
l’être seulement car « tout ce qui
fait qu’il est dépendant, est géré par d’autres, dans la sphère privée »,
détaille la juriste. En suivant cette analyse, le silence constitutionnel sur
l’avortement pourrait donc être vu comme une invisibilisation de ce qui se joue
dans la sphère privée, et donc, « des
questions reproductives ». « Est-ce
qu'on commence à déstabiliser le contrat sexuel en parlant d'avortement dans la
Constitution ? », s’interroge
la professeure… et donc, à aller vers un nouveau paradigme
constitutionnel ?
Néanmoins, de
nombreuses Constitutions ont abordé le sujet de la maternité, nuance Stéphanie
Hennette-Vauchez. Mais il s’avère que cette « tradition constitutionnelle des références à la maternité » est
« éminemment problématique du point
de vue de l'égalité entre les sexes ». S’il y a là une forme de
reconnaissance de la valeur politique et publique de la reproduction, celle-ci
fait reposer sa charge sur les femmes, avec parfois même la notion d’un « devoir qu'elles ont vis-à-vis de la
nature ».
Aussi, la
professeure estime l’inscription de l’avortement dans la Constitution comme un
progrès permettant « à la fois de
reconnaître la valeur politique de la reproduction, et de le faire dans des
termes qui, d'emblée, supportent la reconnaissance de droits ». Une
base sans doute utile pour garantir effectivement la liberté de recourir à
l’IVG.
Etienne Antelme
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