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Aux États-Unis, et maintenant en France depuis peu dans certains cercles, la culture woke (comprendre, en argot afro-américain, être « éveillé » aux injustices sociales, aux oppressions des minorités), n’en finit pas de faire parler d’elle. Si la polémique est récente, le terme date pourtant de deux siècles : il désignait alors un mouvement contre la ségrégation raciale créé par les anti-esclavagistes sous Abraham Lincoln, avant de qualifier, plus largement, la mobilisation pour l’émancipation dans les années 60. Puis le concept a repris de la vigueur en 2013 avec le mouvement Black Lives Matter, trouvant une caisse de résonance dans les réseaux sociaux. Aujourd’hui, la culture woke est notamment portée par les campus universitaires, avec une génération Z progressiste, engagée et intransigeante… Quitte à en faire trop, estiment certains. D’où une fracture sémantique et sociale de plus en plus prégnante. « Pour ses défenseurs, être éveillé correspond à une nouvelle forme de militantisme hyperconscient des inégalités diverses, sexistes, ethniques, sociales, voire environnementales. Pour ses détracteurs, cela constitue une menace directe sur la démocratie pour sa tendance à noyauter le débat public au profit d'un conformisme bien-pensant » résume très bien un article de Libération.
Une « veille sociale » permanente dans le viseur
Lors de la dernière université d’été du Medef, Michel Wieviorka, professeur et sociologue, a d’ailleurs fait remarquer que le mot était désormais essentiellement utilisé de manière négative, souvent associé à l’idée de « cancel culture » – qui caractérise la pratique consistant à pointer du doigt des comportements inappropriés, faire taire des personnes aux propos problématiques ou encore demander à supprimer des œuvres jugées racistes ou sexistes – bien que les deux mouvements ne soient pas forcément liés dans les faits.
En décembre dernier, la reporter Laure Mandeville, ancienne correspondante à Washington et co-auteure d’une enquête sur le sujet parue dans le Figaro, n’a ainsi pas manqué de fustiger, au micro de France Culture, ce qui était devenu, selon elle, une « veille sociale » à la recherche « d’injustices sociales qu’il faut débusquer en permanence ».
Sur un site Internet qui recense les « tweets les plus woke de la semaine », on peut par exemple lire un post se plaignant que « Chaque fois que quelqu'un paie avec un billet de 20 $, il devra penser à l'esclavage. JOLI. »
À travers l’utilisation ironique du sigle SJW, pour « social justice warriors » (« combattants pour la justice sociale »), de nombreux politiques, intellectuels et tous types de profils raillent voire dénoncent vigoureusement une posture moralisatrice radicale et des remontrances complètement tirées par les cheveux de la part des acteurs woke.
L’an dernier, une tribune publiée par Harper's Magazine, signée par plus de 150 personnalités internationales de divers bords issues du monde des arts, des lettres et de l'université, réclamait une prise de conscience face aux dangers qui, selon ses auteurs, menacent la liberté d’expression. « La censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture : intolérance à l’égard des opinions divergentes, goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme, tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. Nous défendons le principe d’un contre-discours solide et même caustique de toutes parts. »
Barack Obama himself s’est montré critique à plusieurs reprises envers les représentants de la culture woke, en particulier lors d’une conférence à Chicago, en 2019. « Il y a des gens qui pensent que pour changer les choses, il suffit de juger et critiquer les autres (...) Ce n’est pas vraiment de l’activisme », avait-il pointé.
Attention à ne pas se tromper de cible
Faut-il pour autant mettre tous les wokes dans le même sac ? Et puis, la culture woke est-elle si menaçante pour nos droits et libertés ?
Pour Renaud Maes, docteur en sciences sociales et politiques, cité par la RTBF, « On ne peut pas dire que le mouvement woke soit une menace à large échelle, ce sont des mouvements anecdotiques. Il existe des excès dans le mouvement, (...) mais ce n’est pas nouveau et cela ne change pas d’échelle ; la différence, c’est que c’est beaucoup plus visible à cause des réseaux sociaux. »
Dans un billet publié sur le blog de Médiapart, Daphné Ronfard regrette quant à elle que ce qui désignait autrefois une cause juste soit devenu un terme fourre-tout, s’appliquant tout à la fois aux personnes qui adoptent, depuis leur canapé, une posture culpabilisante et inflexible sur les réseaux sociaux – attitude qu’elle dit désapprouver – et en même temps aux « vrais » militants, aux chercheurs en études de genre ou post-coloniales voire aux partisans de l’écriture inclusive, « qui tentent simplement d'agir face à un ordre social fondamentalement injuste et violent ». Il suffit de jeter un coup d'œil à la section commentaires des médias en ligne ou à divers forums pour voir à quel point ce vocable nomme finalement tout ce qui se rattache de près ou de loin à la remise en cause d’un système basé sur des inégalités, et pour constater que les critiques sont donc bien loin de toucher uniquement des millennials qui s’insurgent sur leurs téléphones.
Daphné Ronfard estime en outre que fustiger systématiquement cette culture woke revient à passer à côté du problème. « Savoir nommer les maux, c'est déjà commencer à créer un monde plus juste. (...) Les balayer d'un revers de la main en criant au "wokisme" ne fait que légitimer l'ordre existant. (...) Ce qui est indigne, et ce contre quoi il faut s'indigner, ce sont les violences physiques ou symboliques auxquelles les femmes et les personnes racisées sont confrontées, ce sont les discriminations à l'embauche, ce sont les suicides des personnes LGBTQI+, ce sont les viols, ce sont les féminicides, ce sont les attentats racistes, ce sont les manifestations quotidiennes de la haine de l'autre. (...) Bref, ce ne sont pas des analyses du racisme ou du sexisme dont il faut s'indigner, mais bien de l'existence même du racisme et du sexisme. »
De son côté, en septembre dernier, le sociologue Michel Wieviorka a invité à la communication et à la responsabilisation : « Nous sommes au début d’une époque historique où ces questions seront de plus en plus présentes, et si nous n’apprenons pas à les discuter, à les débattre, nous aurons de grandes difficultés. Cependant, aujourd’hui, nous sommes dans l’extrémisation des discours de tous les côtés. Essayons le plus possible de retrouver le sens de l’échange et du débat, y compris dans le désaccord. » Une sollicitation qui, espérons-le, ne restera pas un vœu pieux.
« Capitalisme du woke » : des entreprises de plus en plus militantes
Parallèlement à ce qui se passe dans la société civile, d’aucuns s’indignent – ou se réjouissent, c’est selon, on l’aura bien compris – que la culture woke s’immisce dans le monde de l’entreprise.
Alors que les millennials clament qu’ils souhaitent consommer des marques engagées et n’hésitent pas à snober celles qui n’ont pas d’impact sur les causes qu’ils défendent, de plus en plus de groupes sautent le pas et n’hésitent plus à verser dans le militantisme. On pense notamment à Louboutin, qui a lancé en juin dernier la collection capsule « Walk a Mile in my Shoes », inspirée par la phrase de Martin Luther King, en soutien aux personnes victimes de discriminations.
Pour Monique Canto-Sperber, « Les entreprises étant des entités sociales, il était naturel qu’elles cherchent à se mettre en phase. » Selon elle, il y a eu un élan assez clair en la matière juste après l’affaire George Floyd, cet Afro-Américain mort à la suite de son interpellation par plusieurs policiers, en mai 2020, aux États-Unis. Lors de l’université d’été du Medef, en septembre dernier, la philosophe a parlé d’un « capitalisme du woke », revendication des entreprises « pour assurer leur mise en conformité par rapport aux valeurs progressistes ». Cependant, « il y a encore une partie de la population qui n’arrive pas à adhérer à cette façon de penser », a-t-elle souligné. La philosophe craint que les entreprises ne contribuent à une forme de « ségrégation sociale » au sein de leur société.
D’autres dénoncent l’excès de zèle de certaines compagnies, comme Coca-Cola et ses « formations à la diversité » (notamment destinées à faire prendre conscience à certains de leurs salariés de leur privilège d’être blanc), et s’interrogent sur l’hypocrisie de cette démarche.
Vrai combat ou récupération ? that is the question
Voilà d’ailleurs une autre question qui se pose : l’engagement des entreprises relève-t-il du vrai combat ou de la récupération ? Si certaines marques sont engagées politiquement depuis leur création, comme Ben & Jerry’s, (le glacier a notamment apporté son soutien au sénateur Bernie Sanders pour la présidentielle et n’a pas hésité à reprendre le slogan Black Lives Matter), d’autres, dont l’engagement est plus récent, sont parfois accusées de « woke washing » – soit d’adhérer à des causes pour bien se faire voir, et, par extension, pour générer du profit – à l’instar de Nike. Le groupe a en effet choisi comme égérie de sa nouvelle campagne le footballeur américain Colin Kaepernick ; celui-là même qui avait mis un genou à terre durant l’hymne national en guise de protestation contre les violences policières envers les populations noires. Mais si elle promeut de plus en plus l'inclusion et dénonce l'injustice raciale, l'entreprise est sous pression, notamment de la part de ses investisseurs, qui lui reprochent une déconnexion entre leur marketing et leur manque de transparence. Fin août, Treasury & Risk informait qu’une nouvelle proposition d'actionnaire obligerait Nike à divulguer les résultats de ses efforts de diversité, d'équité et d'inclusion – ce que cette dernière refuse catégoriquement.
On peut
également citer Gillette qui, en 2019, a décidé d’abandonner les stéréotypes de
l’homme musclé, mâchoire carrée, qui se rase tout sourire dans son miroir, au
profit de représentations masculines plus diversifiées, et de se positionner
contre la masculinité toxique, après la vague #MeToo. Une démarche pourtant
loin d’avoir les effets escomptés : le leader des rasoirs aurait perdu pas
moins de huit millions de chiffre d’affaires après sa nouvelle campagne, la cible
principale s’étant sentie « attaquée » par ces nouvelles
représentations (on soulignera l’absurdité de cette réaction et à quel point
les clichés ont la vie dure, mais c’est un autre sujet).
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