En Seine-et-Marne, des plaintes classées pour ne pas « aller dans le mur »


lundi 3 mars7 min
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Face à l’ampleur du nombre de dossiers en attente de traitement dans les commissariats et gendarmeries, les procureurs de Seine-et-Marne ont annoncé le classement sans suite de certaines plaintes sans investigations. Explications. 

Classer sans suite des plaintes sans aucune investigation. L’annonce faite par Jean-Michel Bourlès, procureur de la République de Melun, a marqué l’audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire, fin-janvier. Une décision prise en coordination avec les procureurs de Meaux et de Fontainebleau, pour tenter de soulager les plaintes en souffrance dans les commissariats et gendarmeries. 

13 500 plaintes en attente à Melun

« Cela part d’un constat : certains services d’enquêteurs, et particulièrement en zone police nationale, sont actuellement débordés et ont énormément de procédures en stock qu’ils n’arrivent pas à traiter », explique Jean-Michel Bourlès.

D’après un rapport d’inspection conjointe des ministères de l’Intérieur et de la Justice, remis au directeur général de la police nationale en juin 2023 et révélé par Le Monde quelques mois plus tard, 2,7 millions de dossiers étaient en attente de traitement en 2022, alors que 3,5 millions de nouvelles procédures avaient été enregistrées la même année.

« Cela fait 13 ans que je suis procureur et j’ai toujours connu cette problématique de stock des enquêtes préliminaires, avec cette difficulté qui est que la part des forces de sécurité intérieure consacrée à l’investigation est insuffisante », décrit pour sa part le procureur de Meaux, Jean-Baptiste Bladier. Pour lui, cela ne fait aucun doute : « On va dans le mur et tout le monde le sait »

Pour tenter de résorber ce stock, une instruction interministérielle demandait en 2021 aux procureurs de classer sans suite les enquêtes les plus anciennes. « Afin de garantir la cohérence de la réponse pénale, certaines procédures paraissent pouvoir être clôturées passé un délai de 12 à 18 mois à compter de la commission des faits », était-il ainsi recommandé par circulaire, selon France Info. Une consigne qui a trouvé de l’écho dans les tribunaux judiciaires de Seine-et-Marne, alors que presque 26 000 procédures seraient en attente à Meaux, et 13.500 au commissariat de police de Melun - Val de Seine.

Une méthode qui n’aurait rien de nouveau

S’inspirant d’une expérimentation qui aurait porté ses fruits à Grasse, dans les Alpes-Maritimes, les procureurs de Seine-et-Marne ont décidé de « prendre le problème à la source », décrit Jean-Michel Bourlès. Et ce « en regardant dès le dépôt de la plainte si celle-ci a des chances d’aboutir ou pas ».

Autrement dit : alors que le procureur se déplaçait auparavant dans les commissariats « deux à trois fois par an dans le meilleur des cas », il s’y rend désormais en personne une fois par mois pour étudier les plaintes qui y ont été déposées les semaines précédentes, « de manière à prioriser les procédures, ou à classer tout ce qui n’apparaît pas être une infraction pénale ».

Auparavant, les premières investigations étaient menées par les services de police et de gendarmerie, qui en rendaient compte aux parquets. Dorénavant, certaines plaintes seront ainsi classées sans suite par le procureur sans enquête préalable. 

Une méthode qui, si elle peut surprendre les justiciables, n’a toutefois rien de nouveau, selon les syndicats de magistrats. « Il n’y a pas de surprise de notre côté, car le classement ab initio, c’est-à-dire sans acte d’investigation, est pratiqué depuis longtemps », fait savoir Justine Probst, secrétaire nationale Syndicat de la magistrature. « Ce qui est nouveau, c’est d’avoir des prises de parole assumant une politique pénale qui fait le tri », ajoute-t-elle.

L’Union syndicale des magistrats (USM) se félicite également d’une telle transparence : « Il est assez courageux de la part du procureur de Melun de l’assumer, parce que tous les procureurs de France le font, mais peu en parlent. Or on n’est pas en capacité de tout traiter et il faut dire cette réalité », abonde Aurélien Martini. Secrétaire national adjoint de l’USM et vice-procureur au tribunal judiciaire de Melun, ce dernier reconnaît néanmoins qu’un tel tri des plaintes peut poser question.

Autant de pratiques que de parquets

Assuré sur la base de « critères de bon sens », ce tri priorise « les atteintes aux personnes par rapport aux biens, puis les crimes par rapport aux délits », décrit le procureur de Melun, pour qui « un des critères premiers est la gravité objective des faits ».

Pas question, selon lui, de classer automatiquement sans suite des plaintes pour agression sexuelle ou viol. Ces dernières ont d’ailleurs largement participé à faire grossir les stocks des procédures ces dernières années, selon les magistrats interrogés, qui décrivent un véritable « effet MeToo ».

« La première chose que je vais regarder, ce sont les qualifications criminelles. Les plaintes pour viol, je vais toutes les voir et je vais demander aux enquêteurs de les traiter. Moi, ce qui me pose une difficulté, c’est une machine qui tourne à plein pour traiter des excès de vitesse à 40 kilomètres/heure, et pendant ce temps-là, des dossiers de viol qui ne sortent pas… », affirme Jean-Baptiste Bladier. 

En termes de priorisation, chaque tribunal fait sa propre tambouille. « Il y a des parquets qui vont avoir des politiques pénales assez strictes, et qui vont dire par exemple qu’en dessous d’un préjudice de 500 euros, on classe. Il y a aussi parfois des notes de procureurs avec des seuils à 1500 euros, voire plus. Chacun va avoir sa propre pratique », décrit Justine Probst, du Syndicat de la magistrature.

« Pour toutes les procédures qui ne relèvent pas de l’évidence, j’essaie de les passer rapidement en revue pour dire ce qui est susceptible d’aboutir ou non », poursuit Jean-Baptiste Bladier. Par exemple : un cambriolage sans aucune preuve de vidéosurveillance, ou le vol d’un vélo sans numéro de série, seront jugés comme non prioritaires. 

« Un effet dévastateur vis-à-vis de l’opinion » 

Aurélien Martini de l’USM met toutefois en garde : « Dans une juridiction, on avait décidé de classer des procédures de vol de carburant au-dessous de 50 euros, sauf que si ça commence à se savoir vous risquez d’avoir une recrudescence de ce type d’infraction ».

Le risque est également de passer à côté de gros dossiers qui n’en ont pas l’air, soulève Justine Probst. « Derrière une accumulation de petites procédures classées, il y a parfois un dossier sériel avec toute une organisation », met en avant la magistrate, qui comprend qu’une telle priorisation puisse heurter.

« Cela peut en effet avoir un effet dévastateur vis-à-vis de l’opinion, car on a des infractions qui ne sont plus traitées », concède Aurélien Martini de l’USM. Mais le problème demeure, selon lui : « On a une judiciarisation de la vie sociale de plus en plus forte et une capacité de justice pas plus grande, voire qui faiblit parce que les procédures se complexifient. Donc vous êtes obligés de passer par pertes et profits ».

Dans le rapport 2024 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), la France était une nouvelle fois à la traîne, avec 11,3 magistrats pour 100 000 habitants, tandis que la moyenne européenne s’élève à 21,9 magistrats.

En outre, « la France a l’un des plus faibles nombres de procureurs par habitant en Europe, de 3,2 pour 100 000 habitants, la médiane européenne étant de 11,2. Ils doivent faire face simultanément à un nombre très élevé d’affaires pénales de première instance reçues, de l’ordre de 6,4 pour 100 habitants, la médiane européenne étant de 2,3, avec un large éventail d’attributions », notait la Cepej

« Pas faire plus ou moins, mais mieux » 

Dans un tel contexte, peut-on craindre qu’encore davantage de plaintes soient classées sans suite ? « A mon avis, on ne les classera pas plus, mais on ne les classera pas au même moment. C’est-à-dire qu’on le fera avant qu’une première investigation soit faite, ce qui va permettre aux policiers de ne pas faire ces premiers actes d’investigation qui ne servaient parfois à rien », répond Jean-Michel Bourlès.

Son confrère Jean-Baptiste Bladier abonde : « Ma position n’est pas de dire qu’il faut faire plus ou moins, mais qu’il faut faire mieux ».

Alors qu’il n’est pas toujours facile pour les victimes de passer la porte d’un commissariat, cette annonce risque également de décourager le dépôt de plainte. Une responsabilité assumée par le procureur de Melun, qui dit avoir classé environ 350 procédures à chaque passage au commissariat depuis le début de cette expérimentation, initiée le 1er janvier.

Tandis que les policiers y reçoivent en moyenne 1 600 plaintes par mois, le but est de réduire les stocks pour repartir sur des bases saines. Et ainsi, ne plus avoir à opérer un tel tri.

« Ce qu’il faudrait dans l’absolu c’est que chaque victime soit traitée de la même façon, quelle que soit l’infraction subie. Mais quand on est face à une pénurie d’enquêteurs et que ce n’est pas possible, il faut assumer certains choix », confie Jean-Michel Bourlès. Cette expérimentation, qui débute en mars à Melun, devrait durer six mois.

Rozenn Le Carboulec

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