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Face à l’ampleur du nombre de dossiers en attente de traitement dans les commissariats et gendarmeries, les procureurs de Seine-et-Marne ont annoncé le classement sans suite de certaines plaintes sans investigations. Explications.
Classer sans suite des
plaintes sans aucune investigation. L’annonce faite par Jean-Michel Bourlès,
procureur de la République de Melun, a marqué l’audience solennelle de rentrée
du tribunal judiciaire, fin-janvier. Une décision prise en coordination avec
les procureurs de Meaux et de Fontainebleau, pour tenter de soulager les
plaintes en souffrance dans les commissariats et gendarmeries.
13 500 plaintes en attente à
Melun
« Cela part d’un constat :
certains services d’enquêteurs, et particulièrement en zone police nationale,
sont actuellement débordés et ont énormément de procédures en stock qu’ils
n’arrivent pas à traiter », explique Jean-Michel
Bourlès.
D’après un rapport
d’inspection conjointe des ministères de l’Intérieur et de la Justice, remis au
directeur général de la police nationale en juin 2023 et révélé par Le
Monde quelques mois plus tard, 2,7 millions de dossiers étaient en
attente de traitement en 2022, alors que 3,5 millions de nouvelles procédures
avaient été enregistrées la même année.
« Cela fait 13 ans que je
suis procureur et j’ai toujours connu cette problématique de stock des enquêtes
préliminaires, avec cette difficulté qui est que la part des forces de sécurité
intérieure consacrée à l’investigation est insuffisante »,
décrit pour sa part le procureur de Meaux, Jean-Baptiste Bladier. Pour lui,
cela ne fait aucun doute : « On va dans le mur et tout le monde le sait ».
Pour tenter de résorber ce
stock, une instruction interministérielle demandait en 2021 aux procureurs de
classer sans suite les enquêtes les plus anciennes. « Afin de garantir la
cohérence de la réponse pénale, certaines procédures paraissent pouvoir être
clôturées passé un délai de 12 à 18 mois à compter de la commission des
faits », était-il ainsi recommandé par circulaire, selon France
Info. Une consigne qui a trouvé de l’écho dans les tribunaux judiciaires de
Seine-et-Marne, alors que presque 26 000 procédures seraient en attente à
Meaux, et 13.500 au commissariat de police de Melun - Val de Seine.
Une méthode qui n’aurait rien
de nouveau
S’inspirant d’une
expérimentation qui aurait porté ses fruits à Grasse, dans les Alpes-Maritimes,
les procureurs de Seine-et-Marne ont décidé de « prendre le problème à la
source », décrit Jean-Michel Bourlès. Et ce « en regardant dès le
dépôt de la plainte si celle-ci a des chances d’aboutir ou pas ».
Autrement dit : alors que le
procureur se déplaçait auparavant dans les commissariats « deux à trois fois
par an dans le meilleur des cas », il s’y rend désormais en personne
une fois par mois pour étudier les plaintes qui y ont été déposées les semaines
précédentes, « de manière à prioriser les procédures, ou à classer tout ce
qui n’apparaît pas être une infraction pénale ».
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de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes
Auparavant, les premières
investigations étaient menées par les services de police et de gendarmerie, qui
en rendaient compte aux parquets. Dorénavant, certaines plaintes seront ainsi
classées sans suite par le procureur sans enquête préalable.
Une méthode qui, si elle peut
surprendre les justiciables, n’a toutefois rien de nouveau, selon les syndicats
de magistrats. « Il n’y a pas de surprise de notre côté, car le classement ab
initio, c’est-à-dire sans acte d’investigation, est pratiqué depuis
longtemps », fait savoir Justine Probst, secrétaire nationale Syndicat
de la magistrature. « Ce qui est nouveau, c’est d’avoir des prises de parole
assumant une politique pénale qui fait le tri », ajoute-t-elle.
L’Union syndicale des
magistrats (USM) se félicite également d’une telle transparence : « Il est
assez courageux de la part du procureur de Melun de l’assumer, parce que tous
les procureurs de France le font, mais peu en parlent. Or on n’est pas en
capacité de tout traiter et il faut dire cette réalité », abonde
Aurélien Martini. Secrétaire national adjoint de l’USM et vice-procureur au
tribunal judiciaire de Melun, ce dernier reconnaît néanmoins qu’un tel tri des
plaintes peut poser question.
Autant de pratiques que de
parquets
Assuré sur la base de «
critères de bon sens », ce tri priorise « les atteintes aux
personnes par rapport aux biens, puis les crimes par rapport aux délits »,
décrit le procureur de Melun, pour qui « un des critères premiers est la
gravité objective des faits ».
Pas question, selon lui, de
classer automatiquement sans suite des plaintes pour agression sexuelle ou
viol. Ces dernières ont d’ailleurs largement participé à faire grossir les
stocks des procédures ces dernières années, selon les magistrats interrogés,
qui décrivent un véritable « effet MeToo ».
« La première chose que je
vais regarder, ce sont les qualifications criminelles. Les plaintes pour viol,
je vais toutes les voir et je vais demander aux enquêteurs de les traiter. Moi,
ce qui me pose une difficulté, c’est une machine qui tourne à plein pour
traiter des excès de vitesse à 40 kilomètres/heure, et pendant ce temps-là, des
dossiers de viol qui ne sortent pas… », affirme
Jean-Baptiste Bladier.
En termes de priorisation,
chaque tribunal fait sa propre tambouille. « Il y a des parquets qui vont
avoir des politiques pénales assez strictes, et qui vont dire par exemple qu’en
dessous d’un préjudice de 500 euros, on classe. Il y a aussi parfois des notes
de procureurs avec des seuils à 1500 euros, voire plus. Chacun va avoir sa
propre pratique », décrit Justine Probst, du Syndicat de la
magistrature.
« Pour toutes les procédures
qui ne relèvent pas de l’évidence, j’essaie de les passer rapidement en revue
pour dire ce qui est susceptible d’aboutir ou non »,
poursuit Jean-Baptiste Bladier. Par exemple : un cambriolage sans aucune preuve
de vidéosurveillance, ou le vol d’un vélo sans numéro de série, seront jugés
comme non prioritaires.
« Un effet dévastateur
vis-à-vis de l’opinion »
Aurélien Martini de l’USM met
toutefois en garde : « Dans une juridiction, on avait décidé de classer des
procédures de vol de carburant au-dessous de 50 euros, sauf que si ça commence
à se savoir vous risquez d’avoir une recrudescence de ce type
d’infraction ».
Le risque est également de
passer à côté de gros dossiers qui n’en ont pas l’air, soulève Justine Probst. « Derrière
une accumulation de petites procédures classées, il y a parfois un dossier
sériel avec toute une organisation », met en avant la magistrate, qui
comprend qu’une telle priorisation puisse heurter.
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de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes
« Cela peut en effet avoir un
effet dévastateur vis-à-vis de l’opinion, car on a des infractions qui ne sont
plus traitées », concède Aurélien Martini de l’USM. Mais le
problème demeure, selon lui : « On a une judiciarisation de la vie sociale
de plus en plus forte et une capacité de justice pas plus grande, voire qui
faiblit parce que les procédures se complexifient. Donc vous êtes obligés de
passer par pertes et profits ».
Dans le rapport 2024 de la
Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), la France était
une nouvelle fois à la traîne, avec 11,3 magistrats pour 100 000 habitants,
tandis que la moyenne européenne s’élève à 21,9 magistrats.
En outre, « la France a
l’un des plus faibles nombres de procureurs par habitant en Europe, de 3,2 pour
100 000 habitants, la médiane européenne étant de 11,2. Ils doivent faire face
simultanément à un nombre très élevé d’affaires pénales de première instance
reçues, de l’ordre de 6,4 pour 100 habitants, la médiane européenne étant de
2,3, avec un large éventail d’attributions », notait
la Cepej.
« Pas faire plus ou moins,
mais mieux »
Dans un tel contexte, peut-on
craindre qu’encore davantage de plaintes soient classées sans suite ? « A
mon avis, on ne les classera pas plus, mais on ne les classera pas au même
moment. C’est-à-dire qu’on le fera avant qu’une première investigation soit
faite, ce qui va permettre aux policiers de ne pas faire ces premiers actes d’investigation
qui ne servaient parfois à rien », répond Jean-Michel Bourlès.
Son confrère Jean-Baptiste
Bladier abonde : « Ma position n’est pas de dire qu’il faut faire plus ou
moins, mais qu’il faut faire mieux ».
Alors qu’il n’est pas
toujours facile pour les victimes de passer la porte d’un commissariat, cette
annonce risque également de décourager le dépôt de plainte. Une responsabilité
assumée par le procureur de Melun, qui dit avoir classé environ 350 procédures
à chaque passage au commissariat depuis le début de cette expérimentation,
initiée le 1er janvier.
Tandis que les policiers y reçoivent
en moyenne 1 600 plaintes par mois, le but est de réduire les stocks pour
repartir sur des bases saines. Et ainsi, ne plus avoir à opérer un tel tri.
« Ce qu’il faudrait dans
l’absolu c’est que chaque victime soit traitée de la même façon, quelle que
soit l’infraction subie. Mais quand on est face à une pénurie d’enquêteurs et
que ce n’est pas possible, il faut assumer certains choix »,
confie Jean-Michel Bourlès. Cette expérimentation, qui débute en mars à Melun,
devrait durer six mois.
Rozenn
Le Carboulec
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