Enfants et écrans : entre vigilance et protection, quel rôle du droit ?


vendredi 21 mai 202111 min
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La chaire Enfance et familles du Centre de recherche sur les relations entre les risques et le droit (Faculté de droit de l’université catholique de Lille) a organisé un colloque pluridisciplinaire, les 1er et 2 avril derniers, sur le thème « Enfants et écrans ». Objectif : interroger l’ensemble des problématiques liées à ce sujet pour analyser et prévenir, d’une part, les mécanismes qui produisent des effets vérifiés sur la personne de l’enfant, et de proposer, d’autre part, des perspectives d’amélioration, notamment en matière de protection juridique.

« La question de l’exposition des enfants aux écrans n’est pas nouvelle. Elle s’est déjà posée, au milieu des années 1980, avec l’exposition des enfants à la télévision au sein des foyers. Mais, plus que l’exposition, avec la démocratisation des technologies numériques et la diversification des supports (tablettes, smartphones, ordinateurs…), c’est bien la question des usages des outils numériques qui se pose avec acuité. Celle-ci englobe de multiples problématiques qui interrogent le rôle des parents et de la famille, ainsi que celui de l’école. Plus largement, l’usage d’Internet par les enfants pose la question de leur protection. Des chercheurs mettent en lumière, de manière contradictoire parfois, les bénéfices et les dangers d’un usage non contrôlé d’Internet. Si l’hypothèse du lien entre les troubles médicaux et un usage abusif des outils numériques est récurrente, l’exposition de l’enfant à des images ou des messages violents ou pornographiques, le traitement des données personnelles, le risque d’être victime de la cybercriminalité ne sont pas des questions nécessairement conditionnées à une utilisation importante d’Internet.Ces situations imposent une certaine vigilance et appellent naturellement le droit comme réponse pour prévenir et protéger les droits de l’enfant. »

C’est en ces termes que la chaire de recherche Enfance et familles du centre de recherche sur les relations entre le risque et le droit (faculté de droit de l’université catholique de Lille) présente sur son site le colloque organisé en avril dernier. En réunissant chercheurs et professionnels de l’enfance, cet événement a pour ambition de mettre à jour, sous un angle pluridisciplinaire, les mécanismes qui produisent des effets vérifiés sur les enfants, les risques qu’encourent ces derniers face aux écrans, et de proposer des perspectives d’amélioration en matière de protection juridique des mineurs. Nous revenons ci-dessous sur les échanges qui ont eu lieu autour du thème suivant : « Lutte et prévention des dangers de l’usage d’Internet par les enfants : l’apport du droit », sous la présidence de Nadia Beddiar, maître de conférences HDR, université catholique de Lille. Au sein de cette thématique, nous nous sommes particulièrement intéressés à l’exposé de Monique Dagnaud, directrice de recherches CNRS, CEMS-Paris, et à celui d’Anne-Sophie Chavent-Leclere, maître de conférences HDR en droit privé, directrice de l’Institut d’études judiciaires de Lyon (IEJ), avocate, université Jean Moulin Lyon 3.

LES JEUNES FACE AUX ÉCRANS : OBSESSION POLITIQUE ET EMBARRAS DU DROIT

Dans son intervention, Monique Dagnaud a précisément mis en lumière les faiblesses du dispositif étatique en matière de régulation d’Internet et de protection des mineurs.

Depuis 30 ans, en tant que sociologue, Monique Dagnaud étudie les questions liées à la jeunesse et aux médias. L’après-midi du 2 avril, celle-ci est revenue sur son expérience au CSA dans les années 90 « où tout a commencé », selon ses propres termes. Les années 90, c’est en effet le début des télévisions commerciales et des réseaux sociaux qui se sont ensuite développés dans les années 2000.

À son avis, cette époque a marqué « une rupture anthropologique dans l’éducation des enfants ». Les pouvoirs publics ont alors tenté de réguler et d’encadrer l’essor des écrans, mais ils ont très vite été dépassés par le succès d’Internet et de la télévision commerciale.

En 2000, à sa sortie du CSA, Monique Dagnaud, également directrice de recherche au CNRS, a ainsi publié un livre qui résume sa pensée, L’État et les médias : fin de partie, dans lequel elle met très sérieusement en doute le modèle français en matière de régulation des médias. « Il y a eu une rupture anthropologique, et c’est normal qu’on ait voulu encadrer l’usage d’Internet. Cependant, rien n’arrête les images et les informations de toute sorte qui déferlent sur les écrans » a-t-elle expliqué.

Pour elle, l’arsenal législatif élaboré depuis 30 ans par les divers gouvernements pour tenter de lutter contre le harcèlement, les propos haineux, la diffamation, et protéger les enfants… est à la fois « immense et inutile ».

Mais tout d’abord, pourquoi en est-on arrivé là ? Pour Monique Dagnaud, pour comprendre ce qu’il s’est passé, il faut distinguer deux périodes du monde numérique : la période des années 90 au début des années 2000, et la période comprise entre 2005 à nos jours.

LE MONDE NUMÉRIQUE DES ANNÉES 90 AU DÉBUT DES ANNÉES 2000

Tout commence, comme nous l’avons dit, dans les années 90, période durant laquelle l’État a essayé de réguler. Cependant les méthodes choisies, la culture juridique qui régnait à ce moment, les difficultés à se mettre d’accord… tout cela a été profitable aux flux qui se sont étendus. L’État était alors « mou et hésitant », or, comme l’a très justement rappelé l’oratrice, la fabrication des lois se fait dans un contexte et culture juridique dans lequel intervient le législateur en fonction d’une certaine volonté politique. Cette volonté ferme étant absente, difficile de faire des lois efficaces.

Un premier problème public intervient cependant avec la pornographie. « Je ne suis pas sûre que la société était si bien préparée que ça à voir l’univers éducatif des jeunes envahi par les contenus pornographiques qui sont d’abord passés par les télévisions », affirme Monique Dagnaud.

Mais qu’est-ce qui a alors empêché qu’on encadre la pornographie ?

D’abord, le climat de l’époque était très proche de la culture permissive des années 70. Dès que les parents ou représentants de l’univers éducatif commençaient à mettre en garde, à dire que la pornographie pouvait nuire aux enfants et adolescents, il y avait en face des voix qui faisaient passer ces avertissements comme « ringards » et « vieux jeu ».

« Par les télévisions commerciales, on fait entrer les enfants dans l’univers des adultes, avec sa violence, ses tricheries, son intimité », dénonçait déjà à l’époque le célèbre sociologue Joshua Meyrowitz, dont les propos ont été repris par l’intervenante.

En résumé, la grande transformation apportée par les médias d’images est d’avoir fait sortir les enfants d’un cadre d’enfant, d’où la « rupture anthropologique dans l’éducation des enfants » évoquée par Monique Dagnaud. Une autre des raisons du manque de régulation dans les années 90 est liée au poids des lobbies économiques. En effet, Canal+ avait un « succès formidable » avec son film pornographique du milieu de la nuit le samedi : « un moment que les jeunes transgressaient ». Il y a alors eu des débats sur le cryptage. Les chaines généralistes souhaitaient réguler. C’était une façon pour elles de garder une relative bonne image, une image familiale à une époque où elles étaient dominantes dans le paysage audiovisuel.

Elles ont donc relativement bien reçu la proposition du CSA qui préconisait de mettre en place une politique de signalétique. Chaque chaine généraliste s’est dotée d’un comité de visionnage interne, qui contrôlait, estampillait les programmes et en fonction de cela décidait des horaires de diffusion.

Mais dans un contexte de complaisance avec les démonstrations de violence, de sexualité… le mieux que le CSA a pu faire a été d’organiser une co-régulation, c’est-à-dire une sorte d’équilibre entre les grands médias, les généralistes et les volontés de la société (« qui étaient assez molles »).

Au milieu de ces forces contradictoires, l’État a quant à lui choisi une position très médiane : « Il a laissé la pornographie être diffusée sur des chaines publiques. »

Au niveau européen, il y a également eu des débats pour tenter d’encadrer la pornographie. Le principal d’entre eux – qui illustre très bien le climat léger de l’époque – qui a occupé pendant longtemps les sphères gouvernementales et éducatives portait sur la question suivante : « La pornographie nuit-elle gravement aux mineurs ou est-elle simplement susceptible de nuire aux mineurs ? »

Les pays européens avaient des sensibilités différentes. L’Hexagone avec le poids de Canal+ derrière elle se rangeait du côté du second avis. Elle préférait donc laisser une marge de manœuvre aux télévisions.

Ainsi, le 12 décembre 2002, lors d’un vote au Parlement pour réguler plus sévèrement la pornographie, les parlementaires ont finalement renoncé à prendre une position forte sur le sujet.

LE MONDE NUMÉRIQUE DEPUIS 2005

L’essor considérable des outils de communication et des plateformes de diffusion tels que Facebook (en 2008, 90 % des jeunes avaient un compte Facebook), Twitter, Instagram, YouTube, les jeux en ligne ou les applications mobiles… a fait évoluer les mentalités. En quelques années, la société française est passée de la « cyber béatitude » (Internet et médias = développement de l’individu, curiosité, ouverture à la connaissance…) à une critique très nette – notamment depuis 2013 – de l’univers d’Internet. Une « cyber critique » très violente, confortée par des révélations comme celles de Snowden (les USA surveillent la terre entière via ces réseaux), a précisé la sociologue. La société française est devenue beaucoup plus anxieuse quant à l’explosion des réseaux et notamment tout ce qui concerne la cyber surveillance, les fake news, etc. L’idée d’une vie démocratique minée, en tout cas fragilisée, par les réseaux a également fait surface. Du côté des adultes est apparue une inquiétude quant aux effets délétères d’Internet sur les jeunes, notamment sur l’apprentissage affectif de la sexualité. Bref, la société est devenue beaucoup moins favorable à ce déferlement d’informations, car elle s’est rendu compte de la façon dont cela modifiait la vie et les comportements des jeunes. Durant cette deuxième période, les individus sont aussi de plus en plus angoissés par l’idée des atteintes aux libertés publiques (ciblage via des algorithmes par exemple) d’où la mise en œuvre, en avril 2016, du RGPD par la Commission européenne.

Concernant la protection de l’enfance, la question a basculé de la pornographie au cyber harcèlement, c’est-à-dire à la question de l’enfant fragilisé par les rencontres qu’il peut faire au cours de ses interactions numériques. On parle davantage de cybercriminalité. Pour lutter contre ces phénomènes, on a recours aux associations, aux hotlines, aux signalements et à l’organisation de nombreux débats dans les milieux éducatifs.

L’État dans cette période est cependant assez désemparé, et d’une certaine façon « très peu puissant », a affirmé Monique Dagnaud. Dans les années 90, les pouvoirs publics pouvaient encore réguler (même s’ils ont choisi de ne pas vraiment le faire), mais à l’heure actuelle, dans un monde globalisé, avec des géants de la tech qui fonctionnent avec d’autres cultures juridiques que les nôtres (liberté d’expression totale, libertarisme…), c’est quasiment peine perdue.

On constate en outre que via ces géants de la tech, une nouvelle culture juridique – venue de Californie – est en train de s’imposer en France. Le seul recours de l’État pour avoir une certaine prise juridique sur Internet sur le plan des libertés publiques, de l’information, et de la protection de la jeunesse est de distribuer des amendes.

Ainsi les GAFA, comme Facebook, en ont eu plusieurs fois. L’inquiétude face à ces géants est devenue mondiale, c’est pourquoi même aux États-Unis, ces derniers écopent parfois de lourdes pénalités. Toutefois, ces grands groupes n’hésitent pas à aller de recours juridiques en recours juridiques (ils ont beaucoup d’argent !). Par conséquent, ils n’ont jamais payé les milliards qu’ils auraient dû payer.

De son côté, la Commission européenne n’hésite pas non plus à mettre des amendes aux grands groupes multimédias.

En ce qui concerne la régulation des contenus, Monique Dagnaud a expliqué que la voie qui a été prise est celle de la co-régulation. On a demandé à ces géants de réguler eux-mêmes les contenus qui circulent. Pour le faire, ces derniers adoptent plusieurs méthodes : les hotlines, la régulation algorithmique et l’emploi de milliers de régulateurs – extérieurs à l’entreprise – qui repèrent les contenus illicites.

Bref, selon la sociologue, notre époque est marquée par de nombreuses inquiétudes, pas seulement concernant la protection de la jeunesse, mais sur plein d’autres sujets (surveillance, fake news, libertés publiques…). En ce qui concerne le cyber harcèlement et la cybercriminalité, on se heurte à de nombreuses problématiques, et notamment à des difficultés sémantiques. Si certains cas sont flagrants, a pointé la chercheuse, il est parfois difficile de donner une qualification juridique précise d’un contenu illicite, d’un propos diffamatoire, d’un propos raciste…. Au CSA, les professionnels eux-mêmes n’étaient pas toujours d’accord sur la qualification d’un contenu, a-t-elle raconté.

Au niveau pratique, ce n’est pas non plus facile, car quand on repère un contenu illicite, il faut ensuite retrouver le pays, la région, la ville, le quartier où l’infraction a été commise. Ça revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Quoi qu’il en soit, nous sommes passés d’une époque permissive à une autre où l’on se rend compte des dégâts que peuvent causer la violence et la pornographie.

À l’heure actuelle, le moindre problème sur le Net surprend et indigne le public. Sans doute, selon Monique Dagnaud, parce qu’on a conscience qu’on a laissé mûrir – au début du net – quelque chose d’inquiétant sur le plan affectif et sexuel.

On parle en effet aujourd’hui de cette génération comme de la « génération youporn », ce qui, pour la sociologue, est assez vrai quand on étudie les comportements des adolescents.

Ce laisser-aller a pu amener à des difficultés dans les rapports hommes-femmes, dont #metoo est une des conséquences. À Sciences-Po ont récemment été organisées des manifestations d’étudiantes qui s’insurgent contre la « culture du viol ». Ayant elle-même étudié à Sciences-Po, Monique Dagnaud a confié trouver incroyable qu’il puisse aujourd’hui y avoir ce genre de problème dans cette école autrefois réservée à une certaine élite.

Pour finir, selon la chercheuse, des instruments de régulation existent, mais « ils ne touchent que le détail d’un flot de contenus que nous avons laissé s’échapper sans trop réfléchir ».

En outre, à son avis, si on fait une rétrospective des 30 dernières années, la protection de l’enfance n’a jamais vraiment été au cœur des capacités d’action de l’État.

Chaque fois qu’il y a un événement lié à du cyber harcèlement, les télévisions en parlent pendant plusieurs jours, a-t-elle admis, mais au fond, l’État concentre plutôt ses efforts sur les libertés publiques (ce qui en soi n’est pas mauvais). La question de la protection de l’enfance est toujours passée au second plan.

« Heureusement, ce qui est remarquable chez les jeunes qui aujourd’hui commencent à avoir des enfants, c’est qu’ils sont les plus vigilants en ce qui concerne le contexte éducatif, et le visionnage. Il y a une réaction forte d’une partie de la société contre ce flot d’images peu contrôlé dont on a affaire aujourd’hui » a-t- elle conclu sur une note d’optimisme avant de laisser la parole à Anne-Sophie Chavent-Leclere qui a abordé le douloureux sujet des atteintes pédosexuelles en ligne.

LA PROTECTION PÉNALE DU MINEUR CONTRE LES ATTEINTES PEDOSEXUELLES COMMISES EN LIGNE

La directrice de l’Institut d’études judiciaires de Lyon a commencé par préciser que les atteintes pédosexuelles en ligne n’impliquent aucun contact physique entre un majeur et un mineur, mais elles ont en commun de « porter atteinte de façon indirecte à l’intégrité sexuelle du mineur ».

On a deux cas de figure : soit le mineur est sujet de l’image véhiculée par l’écran sans en être le destinataire, soit il est spectateur de cette image et est donc le destinataire.

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