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Myriam Bader naît le 7 décembre 1929, et le second conflit mondial marque sa jeunesse. Fille de juifs alsaciens établis à Nice, elle échappe à la déportation, contrairement à son amie d'enfance Simone Jacob, future Simone Veil. Après la guerre, elle passe sa licence de droit à Aix-en-Provence et en 1950 les épreuves d'entrée dans la magistrature qui viennent d'être ouvertes aux femmes (1). Elle débute comme attachée stagiaire au tribunal de Lunéville, puis comme juge suppléante, à Nancy, en 1953, et à Paris en 1955.
À 29 ans, elle devient attachée de Chancellerie, ce qui lui
permet, à partir de 1958, d'exercer à la direction des Affaires civiles et du
Sceau, au bureau des professions, et à l'Éducation surveillée, en qualité de
cheffe de bureau.
Pendant cette période, elle épouse José Ezratty (2), ingénieur
au commissariat à l'énergie atomique. À la faveur d'une invitation par une
université scientifique américaine, le jeune couple (3) passe une année aux
États-Unis. Myriam Ezratty en conserve une aisance tant avec la langue anglaise
qu'avec la culture anglo-saxonne.
Cabinet de la ministre de la Santé Simone Veil (1974-1979 (4))
Simone Veil, devenue elle aussi magistrate, est nommée
ministre de la Santé en mai 1974. Elle demande à Myriam Ezratty de rejoindre
son cabinet, où elle participe à l'élaboration de textes emblématiques de santé
publique. La loi du 17 janvier 1975 dépénalise l'interruption volontaire de
grossesse. La première loi anti-tabac du 9 juillet 1976 interdit la publicité à
la télévision et au cinéma et la consommation dans les hôpitaux et les écoles.
La loi du 22 décembre 1976 établit une présomption d'accord au don d'organes
post mortem.
Après cette expérience interministérielle de cinq années,
elle retourne en juridiction en 1979 et préside la 15e chambre de la cour
d'appel de Paris qui traite des baux commerciaux.
Directrice de l'Éducation surveillée (juillet 1981-1983)
Lorsque Robert Badinter arrive place Vendôme, il souhaite
modifier profondément l'approche judiciaire des mineurs. Myriam Ezratty lui est
recommandée pour son esprit brillant et sa hauteur de vue. À 52 ans, elle est
la seconde femme à se voir confier la direction de l'Éducation surveillée,
après Simone Rozès (5).
En accord avec les idées du nouveau garde des Sceaux, elle
s'attache à mettre les mineurs au centre d'une politique éducative ouverte et
inclusive. Elle souhaite décloisonner les approches afin que la protection de
la jeunesse devienne l'affaire de tous. La circulaire du 11 avril 1983,
traduction administrative de la refondation qu'elle a voulue, devient un texte
de référence pour les décennies suivantes (6).
Rompant avec des établissements quasi-militaires dans des
lieux reculés, elle ouvre des petites structures, en ville, où l'Éducation
nationale intervient. Elle réoriente les pratiques professionnelles, centrées
sur la sanction, l'enfermement et le « redressement » vers une attention
bienveillante à la jeunesse en difficulté. Elle s'inquiète des aspirations
sécuritaires et cherche à développer les alternatives à l'emprisonnement.
De cette période, elle garde un intérêt pour la question
des mineurs en devenant plus tard vice-présidente de l'association « Louis
Chatin pour la défense des droits de l'enfant » et membre d'honneur de
l'association pour l'histoire de la protection judiciaire de la jeunesse.
Directrice de l'Administration pénitentiaire (1983-1986), «
un poste dit d'homme »
Myriam Ezratty va brusquement changer de milieu en 1983, à
la faveur d'un mouvement collectif de 41 détenus de Fleury-Mérogis qui se
mutilent pour réclamer des droits. Robert Badinter décide de changer la tête de
l'administration pénitentiaire et propose le nom de Myriam Ezratty au président
de la République. François Mitterrand, non sans remarquer qu'il s'agit d'un
monde d'hommes, personnels comme détenus, entérine la nomination.
« Tentée de voir l'autre côté du miroir », elle accepte de
devenir la première femme directrice de l'administration pénitentiaire (7).
« C'était un poste dit d'homme, qu'on offrait à une femme.
J'ai eu envie de relever le défi », « c'était un monde d'hommes, assez
machistes, disons les choses », « il est certain que je n'ai pas été bien
accueillie, mais finalement je n'ai pas été gênée, car je n'ai pas voulu
singer, prendre les méthodes que j'imaginais être celles des hommes, je suis restée
moi-même » (8) déclarait-elle.
Des femmes de l'époque se souviennent : « Lors des réunions
des directeurs régionaux, tous ces hommes la regardaient comme une poule
regarde un couteau » (9), « victime de railleries régulières, de mauvais procès,
les attaques faites à la femme qu'elle était par les défenseurs de
l'immobilisme, n'ont pas eu d'effet sur sa détermination » (10).
L’actuelle Première présidente de la Cour de cassation
Chantal Arens rappelle quelle énergie elle déploie pour convaincre dans « des
réunions interministérielles très masculines », alors qu'elle fait face à « des
résistances inouïes » (11).
En charge de 45 000 détenus (12), elle s'attelle à de nombreux
sujets en trois années : décloisonnement des missions, ouverture de la prison
aux intervenants extérieurs, notamment bibliothécaires du ministère de la
Culture, modernisation immobilière, spectacles, pièces de théâtre et
expositions d'artistes dans les murs, unités de vie familiale.
Robert Badinter décrypte : « Son succès ouvrit la voie à la
féminisation du corps des personnels et notamment des cadres. Qui s'en
plaindrait aujourd'hui ? L'humanisation des prisons passait nécessairement par
la féminisation de l'administration pénitentiaire. »
Dans sa nécrologie pour le journal Le Monde, l’ancien
Premier président de la Cour de cassation Guy Canivet rappelle : « de toutes
ses actions, où elle rencontra de profondes résistances, la moins facile, mais
la plus urgente, fut la prise en charge sanitaire des détenus par le ministère
de la Santé » (13). Elle fait rapidement réaliser un audit par l'Inspection
générale des affaires sociales (IGAS) et crée en octobre 1984 une instance de
coordination, le comité santé/justice, puis les services médico-psychologiques
régionaux (SMPR).
C’est d'ailleurs une question de santé en prison qui laisse
à Myriam Ezratty le souvenir le plus difficile de son parcours. Lorsqu'il est
établi que des contaminations par le virus du SIDA ont eu pour origine des
transfusions sanguines, les collectes de sang réalisées en milieu carcéral sont
interrogées. Si une circulaire du directeur général de la santé du 20 juin
1983 recommande d'écarter les sujets à risque, notamment les toxicomanes,
l'administration pénitentiaire, conformément à une circulaire du 13 janvier
1984, poursuit les prélèvements de sang dans les prisons. En février 1999,
entendue par la Cour de justice de la République (14), elle déclare : « Je n'avais
pas la moindre information sur le risque de ces collectes. »
Femme d'action autant que de réflexion, courageuse et
visionnaire, elle marque l'administration pénitentiaire par son humanité et sa
détermination à faire évoluer les conditions de détention. Volontiers
pragmatique, elle veut que les détenus puissent bénéficier de l'eau chaude car
« comment laver des vêtements à l'eau froide ? »
Bavarde et souriante, curieuse et anti-conformiste, Myriam
Ezratty exerce « non pas en mimant les hommes, mais en n'abandonnant rien de
qui elle était, comme femme, comme femme engagée dans la vie publique » (15). Elle
entraîne l'adhésion autant qu'elle fait confiance, y compris aux plus jeunes
qu’elle sait réunir autour d'elle.
Énergique, elle agit avec conviction et reste « une
emblématique directrice de l'administration pénitentiaire après avoir été une
remarquable directrice de l'Éducation surveillée » (16). Elle démissionne à
l'arrivée d'Albin Chalandon à la Chancellerie et passe quelques années au
parquet général de la Cour de cassation.
Première présidente de la cour d'appel de Paris
(1988-199617)
Elle a 59 ans lorsque son parcours prend un nouveau
tournant. En 1988, année où Simone Rozès quitte la Première présidence de la
Cour de cassation pour prendre sa retraite, Myriam Ezratty est nommée Première
présidente de la cour d'appel de Paris, première femme à exercer cette
fonction.
Elle sera d'abord une juge d'appel, en lien avec son
époque. Elle préside les délibérés symboliques de la première chambre,
apportant « une bouffée d'air frais » dans le fond comme dans la forme. Lors de
la sortie du film de Martin Scorsese « La Dernière Tentation du Christ », qui
montre Jésus marié, père et tenté par l'adultère, des associations catholiques
obtiennent l'interdiction de diffusion. Sa collégialité infirme l'ordonnance de
référés, jugeant que la protection de la liberté religieuse ne justifie pas de
porter atteinte aux droits de l'auteur de diffuser son œuvre. C'est aussi sa
façon de faire qui étonne : elle délibère en marchant, laissant ses assesseurs
assis, et développant sa rhétorique singulière faite d'aller-retour de la
pensée, parfois déstabilisante.
Elle sera ensuite une gestionnaire18, adepte de la
modernisation des méthodes de la Cour. Consciente de l'importance d'imposer la
compétence judiciaire dans les domaines techniques, elle soutient la nouvelle
chambre économique et de la concurrence (19) qui entame son rôle d'appel des
autorités administratives indépendantes, conseil de la concurrence et
commission des opérations de bourse.
Enfin, elle ouvre la Cour à l'international, engageant de
multiples partenariats avec Moscou, Prague, Edimbourg, Belfast et Londres. Elle
fonde le comité judiciaire franco-britannique et organise une manifestation «
justices d'Europe » où un procès pénal est simulé dans les deux procédures, de
droit continental et de common law. Elle préside l'association des juristes
franco-britanniques entre 1996 et 1999, où elle accorde une attention
particulière aux rôles joués par les femmes (20).
Pendant toutes ces années, Myriam Ezratty est décrite comme
chaleureuse sans familiarité, charismatique sans prétention, habile sans
cynisme.
Après huit années de présidence de la cour d'appel de
Paris, elle prend sa retraite le 30 juin 1996. Chantal Arens, seule femme à lui
avoir succédé dans ce poste21, précise : « pour nous les femmes, pour les
magistrats dans une distinction de genre aussi, Myriam Ezratty a ouvert la
voie. Une voie difficile : celle du courage, de la conviction, de la
détermination et de l'avenir. »
Myriam Ezratty décède le 7 septembre 2017 à l'âge de 87
ans, après avoir manifestement exercé sur celles et ceux qui l'ont côtoyée une
influence durable, au point qu'elles et ils ont voulu honorer sa mémoire lors
d'un colloque tenu à la cour d'appel de Paris le 2 février 2018. Au fil des
témoignages où se mêlent admiration et reconnaissance, le souvenir transmis de
cette grande dame montre qu'il est possible, en assumant les plus hautes
responsabilités de la magistrature, de garder sa manière d'être, sa fantaisie
et sa singularité.
Bien que nombreux sont ceux qui rapportent qu'elle fuyait
les flagorneurs, et n'aimait pas être citée en exemple, Nicole Maestracci
conclut qu'elle a été « un guide pour les magistrats de son temps ».
1) Loi du 11 avril 1946.
2) Ils auront ensemble trois enfants.
3) Le colloque de février 2018, organisé en la mémoire de
Myriam Ezratty, a donné la parole à des professionnels proches de Myriam
Ezratty, qui seront cités par leur nom et titre, lorsqu'il sera fait référence
à leur propos. (voir JSS n° 33 du 5 mai 2018)
4) Colette Même, conseillère d'État.
5) 1973-1976 - voir portrait Simone Rozès - JSS 6 juillet
2019.
6) Hubert Dalle, magistrat.
7) Seules deux autres femmes lui ont succédé depuis :
Martine Villet de 1999 à 2001 et Isabelle Gorce de 2013 à 2016.
8) Vidéo crimino corpus 2008.
9) Mireille Imbert-Carreta, magistrate.
10) Nadine Piquet, directrice des services pénitentiaires,
première femme sous-directrice en détention hommes.
11) Chantal Arens, Première présidente de la Cour de
cassation depuis septembre 2019.
12) À titre de comparaison au 1er janvier 2020 : 67 000
détenus.
13) Le Monde - 12 septembre 2017 – Guy Canivet, Premier
président honoraire de la Cour de cassation.
14) Qui juge Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond
Hervé.
15) Nicole Maestracci, magistrate.
16) Jean-Marc Sauvé, magistrat administratif.
17) Paragraphe inspiré du témoignage de Guy Canivet lors du
colloque du 2 février 2018.
18) Assistée par Alain Girardet, son secrétaire général –
entretien avec l'autrice le 15 mai 2019.
19) Créée par son prédécesseur Pierre Drai.
20) Michael Butcher, co-founder et past président.
21) Sur la période 2015-2019.
Gwenola Joly-Coz,
Présidente du tribunal de grande instance de Pontoise,
Membre de l'association « Femmes de justice »
Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz
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