Imaginaire et phénomène juridique : quelles représentations du droit ?


mercredi 9 juin 20218 min
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Les juristes sont par ailleurs consommateurs voire amateurs d’objets culturels, qu’il s’agisse de livres, de films ou de séries, de musique ou d’arts visuels. Y a-t-il un lien entre ces deux positions et, si oui, quelle est sa longueur et sa solidité ? Du côté des représentations, on voit bien l’intérêt à parler de droit, puisqu’il s’agit d’une partie de notre réalité commune, mais quel est l’intérêt des juristes vis-à-vis des représentations ? Bien sûr, le droit encadre les activités intellectuelles et artistiques. De même, le droit est tout entier constitué de fictions, par lesquelles il nomme les comportements et les règles. Il ne s’agit pas de cela ici.

Le droit suscite de forts imaginaires dans la société, mais ces imaginaires exercent sans aucun doute un effet sur le droit qui ne peut être conçu indépendamment du monde social. La nature même du droit est interrogée en retour. L’expérience du jugement, au sens large et au-delà du jugement de justice, constitue un point de rencontre crucial avec les représentations culturelles : un vécu par lequel nous nous approchons au quotidien d’une activité juridique, sans forcément le savoir. Être conscient de cela permet de mieux comprendre cette activité. Il ne s’agit pas ici de proposer une nouvelle approche, mais simplement de restituer les différents travaux menés ces dernières décennies, et quelques précautions par rapport aux idées qu’ils proposent.

 

 

Le droit dans les représentations

Les représentations culturelles parlent de droit, qu’il s’agisse de livres ou de films et séries. Les juristes l’ont bien compris, comme le montrent de nombreux ouvrages publiés en France depuis quelques années qui auscultent, à l’aune du droit, des sagas telles que Star Wars, Star Trek ou Harry Potter, l’œuvre de Balzac ou de Shakespeare, ou par pans entiers des genres musicaux, la bande dessinée1… Il y a, bien sûr, du droit dans toute représentation, puisqu’il y en a dans toute activité sociale : on peut observer à travers les livres ou les films l’évolution de la régulation des comportements sociaux. Plus spécifiquement, le film de procès est un genre en soi depuis les débuts de Hollywood, de même que la série policière qui montre au moins en partie le travail d’enquête qui précède le jugement. Il s’agit souvent du seul contact des citoyens avec l’institution judiciaire, et à coup sûr du contact premier.

Les représentations offrent alors une mise en scène de certains aspects de la vie juridique et peuvent être utilisées à titre pédagogique pour les expliquer. C’est alors essentiellement un sens ludique qui est donné au rapport entre droit et représentations, voire une échappatoire, tant la rigueur du droit peut ennuyer et mener le juriste à isoler sa pratique du monde social environnant2. Il s’agit également de montrer que le droit, qui souvent suscite le rejet ou l’incompréhension comme discipline, est en réalité partout, jusqu’aux divertissements que l’on regarde dans l’intimité de sa chambre ou de son salon. Le droit ressemble alors beaucoup à un jeu, ce qui se voit particulièrement pour les séries judiciaires : à chaque épisode correspond une nouvelle affaire, la nouvelle étape d’une pratique interprétative à laquelle participent différents acteurs, etc.

La littérature a d’abord cristallisé l’intérêt pour une approche esthétique du droit3, mais le cinéma, les séries et les images apportées à nous par Internet font plus encore partie de notre quotidien. Ces mediums influencent en retour la vision que l’on a du droit. La manière dont ont été reçues les restrictions décidées par les gouvernements face à la pandémie de Covid-19 ne devait-elle pas beaucoup au film catastrophe, ce sous-genre dans lequel l’exécutif et l’armée sont souvent à la manœuvre pour sauver l’humanité d’un danger exceptionnel ? Si les représentations du droit dominent les études sur le sujet, principalement dans les ouvrages destinés au grand public ou aux étudiants, un autre sens du rapport entre les deux objets a été travaillé par des courants de recherche, depuis les années 1980, notamment outre-Atlantique.

 

Le droit comme représentation

Une autre approche inverse la perspective en s’intéressant à la manière dont le droit peut être conçu à l’aune des représentations. Les courants nord-américains Law and emotion, Law and literature ou encore Law and cinema procèdent, au moins en partie, d’une tradition du réalisme juridique qui vient du début du XXe siècle. Des juristes comme Oliver Holmes, Benjamin Cardozo, Roscoe Pound, Karl Llewellyn ou Jerome Frank, malgré les infinies différences de leurs approches, proposaient alors de distinguer le law in books du law in action – le droit des textes du droit réel. Ce dernier n’est en effet jamais l’application mécanique des textes, mais une pratique sociale par laquelle les individus (et en premier lieu le juge) réalisent des interprétations, qui dépendent au moins en partie, du contexte politique, social et économique dans lequel les acteurs se situent. Les approches structuralistes ou postmodernes ont exercé une influence cruciale sur cette vision : il s’agit de remettre en cause le mythe moderne d’un droit rationnel et objectif, pour se rapprocher des multiples expériences subjectives4.

À partir de là, il est possible d’envisager tout phénomène normatif comme un discours et une narration, c’est-à-dire un « univers normatif » qui entremêle les règles et les récits5. L’influent philosophe américain Ronald Dworkin a utilisé la métaphore d’un « roman en chaîne » qui serait écrit par la communauté des juristes en élaborant les règles de droit, à partir notamment des droits et principes les plus fondamentaux6. Dans une autre perspective, Pierre Legendre envisage le droit comme un phénomène symbolique et un système de représentations, qui se constitueraient par la sédimentation historique de traces pouvant aussi bien être esthétiques7, ce qui lui a servi à constater la permanence de concepts juridiques anciens et les variations de la culture d’État.

Une manière de faire le lien entre le phénomène juridique et les représentations est de concevoir le droit comme l’expérience d’un jugement, celui du magistrat, mais aussi celui de tout praticien et, in fine, de tout citoyen lorsqu’il a devant lui un conflit normatif et doit interpréter un énoncé juridique. Pour ce faire, chacun mobilise des préjugés sur ce qu’est la règle, à commencer par une conception générale du juste, de la justice et du juge. Peut-on, comme justiciable ou comme praticien, entrer dans une salle d’audience sans avoir inconsciemment en tête les mouvements des acteurs que l’on a passé des heures à regarder débattre ? Peut-on appréhender les mesures d’un gouvernement hors de la vision que l’on s’est faite de la chose publique avec les représentations du politique ?

Aussi, le droit ne se distingue du jugement moral de tout un chacun sur le réel que par sa forme et l’origine de l’énoncé (une autorité habilitée à produire des règles juridiques). Selon l’approche réaliste, la validité d’une norme vient de son effectivité dans la société voire, pour le suédois Karl Olivecrona par exemple, de l’acceptation par les individus d’un fait comme constituant une règle contraignante8. Dès lors, n’importe quel objet culturel vient nourrir notre imaginaire du droit et nous aider à décider de ce qu’est une règle ou sa sanction. Le cinéma, sur lequel portent les travaux les plus récents, constitue alors une expérience juridique par le jugement qu’exerce le spectateur9, et la construction narrative elle-même vise souvent à reproduire un débat contradictoire entre des personnages10.

 

 

Que disent les représentations du droit ?

Plusieurs précautions s’imposent dans l’usage des représentations en matière juridique. D’abord, un décalage s’observe entre les représentations culturelles dominantes et le droit, puisqu’une grande partie des films et séries qui évoquent le phénomène juridique sont d’origine anglo-américaine : ils circulent extrêmement rapidement, alors que le droit, lui, est un phénomène situé. C’est alors la représentation d’un autre droit qui vient nourrir l’imaginaire collectif, à l’image de la très populaire série Suits, qui a nourri un idéal de l’avocat (d’affaires américain) chez beaucoup de jeunes étudiants en droit, alors que la procédure française lui donne moins d’importance. Que beaucoup de justiciables appellent le président d’un tribunal « Votre honneur », comme aux États-Unis, n’a rien d’anodin. Quelques séries montrent néanmoins la justice française, notam

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