Le droit en séries : un format qui lui sied bien


jeudi 10 juin 20216 min
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Le panjurisme est si important que le droit va jusqu’à contaminer le contenu de la création artistique. À bien y regarder, la chose n’a rien d’étonnant. De John Henry Wigmore à Martha Nussbaum1 en passant par Benjamin Cardozo2, la littérature a été rapidement considérée comme un outil de compréhension du monde indispensable au juriste. Le cinéma a suivi. Il pouvait alors paraître inévitable qu’il en soit de même pour les séries, même si le support télévisuel n’était pas nécessairement le plus adapté.

La télévision a longtemps eu pour effet d’homogénéiser et, en voulant plaire à tout le monde, elle déplaît à beaucoup : « la télé n’atteint que rarement le sublime, et la série télé n’y parvient jamais3 ». Petit à petit, les scénaristes ont pourtant réussi à utiliser ce format pour mettre en scène de nouvelles problématiques. Les soignants ont eu Urgences, qui a sans nul doute contribué au renouvellement du spectacle télévisuel. Les juristes ont eu Law and Order, dont la mécanique impeccable a permis d’aborder des questions juridiques d’une très grande acuité4. S’ils souhaitaient sourire, il leur suffisait de regarder Ally McBeal, et s’ils préféraient se désoler de ce que le droit français était mal représenté, il leur suffisait de regarder n’importe quelle série télévisée française. Il n’était pourtant pas totalement ignoré du paysage audiovisuel, mais sa mise en scène était minimaliste et d’une faible qualité. En témoigne la série Tribunal, diffusée sur TF1 pendant cinq ans. Longue de 390 épisodes d’une vingtaine de minutes, cette série a permis d’illustrer, de multiples conflits civils et parfois pénaux, du quotidien. Le dispositif était assez simple, ce qui explique sans doute le nombre d’épisodes : une salle d’audience, toujours la même, une voix off présentant rapidement les faits, l’entrée en scène du président Garonne, tour à tour président du tribunal de grande instance, du tribunal de police, du tribunal d’instance, parfois du conseil des prud’hommes. Les parties exposaient les faits, étaient interrogées, les avocats intervenaient ainsi que, le cas échéant, le procureur de la République. Chaque épisode se terminait sur la lecture du jugement. La simplicité du dispositif permettait au spectateur de s’immerger immédiatement dans l’histoire. Mais il faut bien avouer que cette simplicité ne contribuait guère à la démonstration de la complexité du droit, ni ne permettait de captiver l’attention du spectateur. Le jeu des acteurs n’aidait d’ailleurs guère à rendre les situations crédibles, malgré le rappel permanent, au début des épisodes : « Le procès auquel vous allez assister est inspiré d’un cas réel. »

Le paysage s’est heureusement renouvelé grâce au développement des plateformes vidéo qui, concurrence oblige, rivalisent de talents pour offrir aux spectateurs des récits renouvelés. Des zombies aux services de renseignements, en passant par la présidence des États-Unis ou les dragons, la production de séries s’est largement diversifiée et le droit ne pouvait pas en être absent. On trouve du droit un peu partout, expressément – les scènes de combat judiciaire dans Game of thrones, par exemple – ou implicitement – le rapport au corps et au genre dans Sense 8. Des dystopies comme Trepalium ou The Handmaid’s tale l’abordent nécessairement. Des mécanismes juridiques sont à l’œuvre dans Walking Dead. Les séries fantastiques ou policières traitent inévitablement, même si indirectement, des questions juridiques. Mais c’est évidemment dans les séries judiciaires que le droit trouve sa meilleure place : lorsqu’il n’est pas seulement un instrument de crédibilité de l’histoire, mais qu’il est l’histoire. Le cadre juridique, quel qu’il soit, offre en effet une multitude d’hypothèses passionnantes. La complexité de ses méandres, les enjeux fondamentaux d’une condamnation civile ou pénale, la mentalité même de la communauté des juristes – qui n’échappe pas aux stéréotypes –, sont autant d’éléments qui font de la matière juridique une source presque inépuisable d’intrigues et de récits. Le droit est en séries parce que ce format lui sied particulièrement bien. Au-delà de l’adaptation de ce format, les séries présentent un grand intérêt pour le juriste.

 


L’adaptation du format au droit

Le format de la série apparaît particulièrement adapté à la mise en scène du droit : un procès important peut se dérouler sur plusieurs jours, les professionnels du droit doivent passer rapidement d’un dossier à l’autre dans des contentieux plus expéditifs, ce qui permet de s’intéresser à plusieurs histoires, les temps courts rythment le temps plus long du droit. Le droit pourrait même être vu comme un feuilleton : la création d’une norme, ses arbitrages politiques, les contrôles de validité, son interprétation et son application sont des récits qui s’inscrivent dans la durée. Au-delà, la règle juridique constitue un matériau intéressant pour les séries car il est soumis à interprétation et à discussion. Le procès est également un terrain de prédilection, puisqu’il obéit à un rituel précis. Il est une mise en scène dont la théâtralité formelle – les costumes, la rhétorique, la solennité – et substantielle – les enjeux du procès sont lourds de conséquences, juridiquement, socialement et humainement – le prédispose à une mise en récit longue et tendue. Mais surtout, la règle de droit elle-même se prête au récit : elle fixe une obligation ou une interdiction, est sujette à interprétation et se révèle souvent délicate à appliquer à une situation donnée. Le droit est alors un formidable outil qui permet aux scénaristes de créer des dilemmes complexes, dont la solution, pour peu qu’elle existe, sera par nature insatisfaisante selon le parti que le spectateur aura pris. Inversement, lorsque la série est documentaire, le format sériel permet de construire l’argumentaire du réalisateur, d’affiner une démonstration ou de décrire précisément un événement. On songe à Staircase (2004) de Jean-Xavier de Lestrade5, Making a Murderer (2015 et 2018) de Moira Demos et Laura Ricciardi, The Innocent Man (2018)6, ou bien encore du documentaire Grégory (2019) diffusé sur Netflix7. Les frontières entre le documentaire et la fiction peuvent encore être brouillées, comme dans la reconstitution de l’affaire OJ Simpson dans The People v. OJ Simpson (2016).

Comme le relève Martin Winckler8, « au lieu de procéder par brèves explosions d’émotions, comme les films, ou lente déambulation dans les mots, comme dans les romans, les séries procèdent par bouffées régulières, intermittentes et répétées ; nous avons le temps, entre deux épisodes, de réfléchir à ce qui s’est dit et de nous préparer à ce qui va se dire. Dans cette perspective, les séries dramatiques m’apparaissent comme l’équivalent des "expériences de pensée" des philosophes qui, pour examiner les dilemmes moraux, inventent des situations fictives assorties de choix déchirants9. »

Plus largement, le conflit judiciaire est un terrain idéal pour contraindre le spectateur à faire acte de jugement, ce qu’il est très difficile de faire quand on n’est pas soi-même juge. « Quand une personne dit qu’il faut être juste, elle pense au fond d’elle-même, plus égoïstement, qu’il ne faut pas être injuste avec elle ; et de même, quand on parle du mauvais goût, c’est évidemment celui des autres. Ainsi peut s’expliquer une certaine incompréhension de l’opinion publique à l’égard de la justice. […] N’en cherchons pas bien loin la raison : c’est parce que d’instinct nous identifions la justice à notre propre sentiment du juste, alors que pour accéder au rang d’une vertu, la justice exige des rapports réglés par la loi, les usages ou les coutumes. Elle exige aussi et surtout le regard d’un tiers neutre qui fera acte d’autorité, avec le souci d’intégrer dans sa pensée la confrontation des intérêts en conflit, afin d’exercer en toute objectivité son pouvoir de juger10. » La série et sa mise en scène des dilemmes permettent ainsi de contraindre, agréablement, le spectateur à disposer des différents éléments nécessaires pour réaliser son propre jugement. La force d’une bonne série pourrait alors résider dans l’impossibilité, ou la grande difficulté, pour le spectateur d’effectuer un choix. Ainsi, le débat naît et permet de construire une réflexion autour des thèmes abordés par les scénaristes et réalisateurs. La résolution par le spectateur du problème peut être rendue encore plus délicate si la série assume cette complexité. Cette richesse de fond fait des séries judiciaires un matériau incontournable pour le juriste.





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