Article précédent

Souvent louée pour son réalisme et sa qualité, la série, qui a fait ses adieux
en octobre 2020, doit notamment son succès à l’équipe de consultants –
policiers, magistrats, avocats – largement associée à sa réalisation. L’avocate
Clarisse Serre a prêté son œil expert au service de la série durant trois
saisons, en amont comme en aval. Un exercice « pointilleux »,
qui ne doit toutefois pas faire oublier « qu’il s’agit d’une
fiction ».
JSS : Comment avez-vous
été amenée à être consultante sur des tournages ?
Clarisse Serre : Il y
a une vingtaine d’années, j’avais été contactée pour le film Tanguy,
d’Étienne Chatiliez. On m’avait demandé de relire le script car une scène se
déroulait au palais de justice, et je devais vérifier si elle était
vraisemblable, sur le fond comme sur la forme. Je me suis aussi rendue sur le
tournage durant deux jours. J’avais beaucoup aimé l’expérience. On m’a
également approchée par la suite pour un projet de film, qui est
malheureusement tombé à l’eau.
Et puis, un jour, la
scénariste Anne Landois m’a demandé si cela m’intéresserait de devenir
consultante sur Engrenages. Je ne connaissais même pas la
série ! Mais j’ai accepté, et j’ai rejoint l’équipe à partir de la saison
5. Ça m’a tellement plu que je suis restée trois saisons.
JSS : En quoi consistait
votre aide et à quel stade ?
C.S. : Contrairement
à ce que j’avais été amenée à faire pour Tanguy, ici, lorsque je
suis arrivée, l’histoire n’était pas écrite. On avait donc un rôle dès l’amont
– je dis « on » car les scénaristes consultaient également des
conseillers policiers et magistrats (lors de la première saison sur laquelle
j’ai travaillé, tous les consultants étaient conviés en même temps, par la
suite, nous étions vus séparément). On avait des réunions de travail très
nourries, durant lesquelles les scénaristes nous exposaient leurs idées, en
nous disant « là, je vois bien ça comme ça, à tel endroit ».
Avec l’ensemble de consultants, nous leur indiquions ensuite comment cela se
passait « en vrai ».
Il y avait donc beaucoup
d’échanges pour arriver à quelque chose de crédible, qui tenait la route. Et
puis, une fois l’arche (le « squelette » de la saison, ndlr) écrite,
on relisait tout : après validation, elle était découpée en épisodes, et
les dialogues étaient introduits à ce moment-là. L’équipe passait ensuite au
tournage, mais nous n’étions pas obligés d’y assister. Cela dépendait des
réalisateurs : certains préféraient que l’on soit présent, d’autres
non.
JSS : À quels détails
faisiez-vous particulièrement attention ? Quelles erreurs avez-vous par
exemple été amenée à corriger ?
C.S. : Déformation
professionnelle oblige, j’ai été très pointilleuse en relisant le script, sur
les mots utilisés. Tenez, un grand classique : ce n’est pas toujours
facile pour les non-initiés de faire la distinction entre un mis en examen, un
prévenu ou un accusé. C’est un jargon juridique qui semble vouloir dire la même
chose, mais qui, pour nous, professionnels du droit, permet de distinguer les
différents stades de la procédure. D’où l’importance de les utiliser à bon
escient.
Tout comme un « PV
d'audition » n’est pas un « PV d’interrogatoire ». Idem, on
essaie d’éviter les écueils de type « mandat de perquisition » issus
des séries américaines. En droit français on a la « commission rogatoire »,
ce qui parle beaucoup moins aux gens !
« Il
faut faire attention à ne pas tomber
dans le documentaire, (...) trouver le juste milieu. »
- Clarisse Serre, avocate et conseillère juridique
En-dehors de la terminologie,
je pense aussi à des détails vestimentaires. Je me souviens notamment que lors
d’un tournage au palais de justice, un acteur, qui jouait le rôle d’un prévenu
arrivant de prison, avait une écharpe autour du cou. Ça m’a tout de suite sauté
aux yeux : les détenus n’ont pas le droit de porter d’écharpe, pour des
raisons de sécurité. J’ai pu relever comme ça plusieurs incohérences, parfois
post-tournage, d’ailleurs.
Il y avait notamment une
scène où Joséphine Karlsson (l’avocate jouée par Audrey Fleurot, ndlr) se
rendait en prison, et, en attendant de voir sa cliente au parloir, passait un
appel depuis son téléphone. Quand j’ai vu la scène, j’ai immédiatement appelé
la scénariste pour lui dire que c’était impossible, puisque, depuis 2012, les
avocats ne sont plus autorisés à entrer dans une prison avec leur portable.
Après vérification, il s’est avéré que ça ne figurait pas dans le script. Lors
du tournage, le réalisateur a dû dire à l’actrice « tiens, il faudrait
que tu aies un accessoire à la main ! ».
C’est souvent lors de ces
improvisations pour « combler » que des erreurs peuvent se glisser.
La plupart du temps, on les débusque à temps, mais bien sûr, on ne voit pas
tout : il y a donc quelques loupés. Cela arrive ! Il ne faut pas
oublier qu’il s’agit de fiction, et que la stricte reproduction de la réalité
est de toute façon impossible.
Justement, comment coller le
plus à la réalité tout en évitant d’être trop technique pour ne pas
« perdre » les téléspectateurs ?
C.S. : La
passerelle est en effet délicate, car celui qui regarde la série doit avoir une
impression de fluidité. C’est très bien que les gens puissent mieux connaître
le fonctionnement du système judiciaire – c’était d’ailleurs mon objectif en
acceptant de travailler sur Engrenages –, mais il faut faire
attention à ne pas tomber dans le documentaire. On doit trouver le juste
milieu, en tâchant d’éviter les erreurs, surtout les plus évidentes, tout en
gardant à l’esprit que nous ne sommes pas là pour créer une scène qui sera
montrée à de futurs magistrats.
On évite donc de trop rentrer
dans les détails : les gens apprécient qu’une série soit crédible, mais si
on les noie, ils n’adhèrent plus. C’est la limite entre le profane et le non
profane. Après tout, le but d’une série est que les téléspectateurs passent un
bon moment. Alors, à certains moments, ils peuvent se dire « Non mais
ça, c’est trop gros pour être vrai ! » Seulement, parfois, il
faut que ce soit trop gros, qu’il y ait des rebondissements. Une série, c’est
fait pour ça ! Quoiqu’au final, la réalité n’est, souvent, pas bien
différente.
JSS : La série connaît
un réel succès depuis quelques années. Comment l’expliquez-vous ?
C.S. : En
effet, on m’a rapporté qu’à partir de la saison 4, Engrenages a
commencé à vraiment « cartonner », et pas seulement chez nous, elle a
eu un prix aux États-Unis et s’est vendue dans beaucoup de pays. Preuve que la
France est capable de faire de bonnes séries ! C’est aussi fou de voir à
quel point l’engouement a été partagé par tous les publics, quel que soit leur
milieu.
Des magistrats, des
greffiers, m’ont dit qu’il s’agissait selon eux de la première série française
vraiment proche de ce qu’ils vivent au quotidien. Même des clients, en
apprenant que j’étais consultante sur la série, n’ont pas tari d’éloges à son
égard.
Mais le plus satisfaisant, je trouve, est que ceux qui ne connaissent pas le monde de la police et de la justice aient su être sensibles à sa qualité. Les téléspectateurs, même profanes, sont exigeants : ils ont envie de voir des séries fidèles à la réalité. Ils se rendent très bien compte quand c’est le cas ou non. Et c’est vrai qu’Engrenages est particulièrement réaliste, ni « bisounours », ni manichéenne.
La série montre notamment les
dérapages qu’il peut y avoir du côté des policiers, des avocats et des
magistrats, et la violence quotidienne à laquelle ces professions sont
confrontées.
Elle montre aussi assez
clairement les relations entre les acteurs du monde judiciaire. On se rend
compte que tel policier veut plutôt travailler avec tel juge, que tel juge
préfère confier sa commission rogatoire à tel policier et qu’il redoute d’avoir
en face de lui tel avocat… Je ne crois pas que cela ait été aussi bien exploité
jusqu'alors dans une série française.
À mon sens, c’est d’abord ce
réalisme, et donc tout le travail réalisé pour y parvenir, qui explique la
qualité de la série, et son succès. C’est pour cette raison que je ne comprends
pas pourquoi il n’y a pas davantage de maisons de production qui font appel à
des consultants. Pour ce que ça coûte par rapport au budget total vs la
valeur ajoutée que cela représente… Je me suis vraiment aperçue qu’il y avait
tout une communication à mener sur cet aspect.
L’autre atout de la série, ce
sont des personnages forts, des personnages qui marquent, auxquels l’on
s’attache… mais aussi qu’on aime détester, comme le procureur Machard, un type
détestable et vicieux. Un jour, j’ai fait venir l’acteur qui l’interprète
(Dominique Daguier, ndlr) au pot de la presse judiciaire, au palais de justice.
C’était très drôle de voir la majorité des personnes que nous avons croisées
l’accueillir par un « Bonjour Monsieur le procureur ! »
Dans le même genre, Caroline
Proust (qui incarne Laure Berthaud, une commissaire de police, ndlr) m’a
déjà avoué qu’elle se faisait régulièrement appeler « Capitaine
Berthaud » dans la rue. Pour le coup, c’est un personnage auquel les gens
s’identifient facilement, car elle est droit dans ses bottes et se donne corps
et âme pour mener à bien ses enquêtes.
Par ailleurs, (spoiler) un
des personnages récurrents meurt dans la saison 5. L’acteur avait souhaité
arrêter l’aventure pour se consacrer à d’autres projets. Son décès a engendré
beaucoup de réactions, les gens n’ont pas compris qu’il puisse disparaître.
C’est aussi à cela qu’on reconnaît une série qui marche !
JSS : Engrenages compte
notamment une avocate parmi ses personnages principaux. à quel point
représente-t-elle la profession ?
C.S. : Joséphine
Karlsson est loin d’être une avocate « type » : elle est au
contraire prête à tout, elle a des méthodes peu scrupuleuses. Elle flirte
souvent avec les limites de la légalité et de la déontologie dans l’exercice de
sa profession. à mon avis, elle aurait souvent mérité de passer
devant le conseil de l’Ordre ! (rires)
Les scénaristes m’ont
d’ailleurs souvent demandé, lorsqu’ils avaient une idée en tête : « Si
Joséphine fait ça, est-ce qu’elle a des chances de ne pas se faire
attraper ? » Dans ces cas-là, j’expliquais généralement que
c’était très risqué, mais que si une avocate décidait d’agir ainsi et qu’elle
ne se faisait pas prendre, ce ne serait pas choquant qu’elle ne soit pas
sanctionnée. Cela dit, je pense que les téléspectateurs comprennent bien que ce
n’est pas un comportement « classique » d’avocat(e)...
« On évite de trop
rentrer dans les détails : si on noie les téléspectateurs, ils n’adhèrent plus »
Dans un autre registre,
Joséphine Karlsson est toujours en robe et en talons aiguilles. Or, quand on
fait du pénal à longueur de journée, que l’on prend trois fois le train dans la
semaine pour se rendre en maison d’arrêt, ce n’est pas vraiment l’accoutrement
idéal.
Mais c’était un détail que
les scénaristes ne voulaient pas lâcher, car il faisait partie du
personnage : une avocate sexy, truculente, qui n’a pas froid aux yeux. Les
téléspectateurs ont besoin de personnages intenses et marginaux. Regardez, moi,
je n'intéresserais personne, je suis bien trop normale ! Vous pensez bien,
une avocate mère de famille, si on me filmait au quotidien, qu’est-ce qu’on
s’ennuierait ! J’ai une vie bien trop formatée, bien trop « plan
plan » !
JSS : Quelles
difficultés cela pose-t-il de faire entrer du judiciaire dans une série ?
C.S. : Je
dirais que le problème le plus important était celui du timing, par exemple
lorsqu’il était question d’un procès devant la cour d’assises. Les assises,
dans la vraie vie, cela dure minimum trois jours, et jusqu’à plusieurs mois
pour les affaires importantes. Sauf qu’en l’occurrence, il fallait articuler ça
avec des épisodes de 50?minutes ultra denses. Ce n’était pas évident, et je
n’aurais pas aimé être à la place des scénaristes !
Et puis, il y a aussi les
difficultés liées aux lieux de tournage, car l’équipe devait veiller à ne pas
perturber l’activité judiciaire. Lorsque des scènes devaient être tournées au
palais de justice, si les salles d’audience étaient occupées, il fallait donc
attendre le weekend, les vacances ou le soir.
L’un des réalisateurs voulait
par exemple tourner une scène d’élection du conseil de l’Ordre des avocats dans
la bibliothèque du palais de justice. Pour ne pas gêner, le tournage a commencé
à 16h… et fini à 2h du matin. Heureusement, le problème ne s’est pas posé pour
la 2e DPJ (Direction de la police judiciaire, ndlr), puisqu’il
s’agissait de locaux reconstitués.
JSS : Engrenages fait
la part belle aux crimes glauques, particulièrement dans ses premières saisons.
À votre avis, pourquoi les téléspectateurs en sont friands ?
C.S. : Il y
a ce petit quelque chose de voyeur en chacun d’entre nous qui fait que l’on
aime les faits divers. En France, on a toujours eu des journaux avec au moins
une brève « police » un peu sordide. D’ailleurs, le fait divers ne
connaît pas la crise : il suffit de voir comment se porte le Nouveau
Détective… Certes, c’est un magazine qui s’adresse à une
population particulière, à grand renfort de titres sensationnalistes, mais cela
va bientôt faire 100 ans qu’il existe, et il continue d’être lu.
J’ai l’impression que ces
histoires, qui ont à la fois un effet répulsif et attractif, nous poussent à
nous interroger. Il y a ce côté fantasmagorique de se dire « ça
pourrait être moi ». Comme victime, d’abord, puisque n’importe qui
peut se retrouver victime, et, à ce titre, on peut donc tous se sentir
concernés. Mais ce n’est pas le seul rôle dans lequel on se projette :
« Si j’étais policier, je n'aurais pas laissé échapper ça », ou
encore « Si j’étais le criminel, je n’aurais pas fait ça comme ça ». A chacun
sa part d’ombre !
JSS : Êtes-vous,
vous-même, consommatrice de séries policières ?
C.S. : À
vrai dire, pas du tout, même si je lisais beaucoup de thrillers à une période.
Je sais qu’il y a de très bonnes séries, mais en tant qu’avocate pénaliste, je
suis constamment confrontée au grand banditisme et aux crimes de sang, alors,
le soir, plutôt que de me replonger dans ce que je vis au quotidien, j’ai
besoin de m’oxygéner un peu. Dernièrement, j’ai par exemple regardé Le
jeu de la dame, la série sur les échecs dont tout le monde parle depuis
quelque temps.
Ce qui m’amuse, c’est que je
regarde les séries avec un autre œil depuis que j’ai assisté aux coulisses d’Engrenages.
J’arrive à cerner la recette magique pour des rebondissements réussis ;
les mécanismes mis en place pour qu’à la fin de l’épisode, le téléspectateur ne
s’arrête pas de regarder. Je parviens aussi bien mieux à détecter les scènes
« de remplissage », celles qui sont inutiles. Quand je vois qu’il
commence à y avoir des épiphénomènes autour de l’un des personnages, je me dis
tout de suite : « Ah, ça, c’est du comblage, ça n’a aucun
intérêt ! »
JSS : Quel bilan
tirez-vous de votre expérience comme consultante ?
C.S. : C’était
incroyable ! Je me suis beaucoup amusée et très bien entendue avec toute
l’équipe, alors si en même temps j’ai pu contribuer à donner un gage de
crédibilité à la série, j’en suis ravie. Je n’ai pas compté mes heures, mais
cela valait le coup, car c’était une expérience unique. D’autant qu’on laisse
un peu de soi en participant à la création. J’ai notamment raconté tout un tas
d’anecdotes qui m’étaient arrivées, ce à quoi j’avais pu assister lors
d’audiences un peu mouvementées… Le fait de voir ensuite comment les
scénaristes se sont inspirés de ces récits et les ont transformés pour la
télévision, ça avait un petit côté magique.
J’ai aussi appris beaucoup de
choses, en particulier grâce aux consultants policiers. Ils m’ont fait
comprendre que dans leur profession, souvent, la fin justifie les moyens.
D’ailleurs, c’était intéressant de réaliser à quel point avocats et policiers n’ont
pas la même vision des dossiers. Clairement, ils ne poursuivent pas les mêmes
objectifs.
Et puis il y a quelque chose
que je ne vous ai pas dit : je n’ai pas seulement été conseillère
sur Engrenages, j’ai aussi été figurante ! J’apparais
seulement quelques secondes dans un épisode. Mais, petit clin d'œil,
j'interprète... une avocate !
JSS : Seriez-vous prête à reprendre
votre casquette de conseillère juridique ?
C.S. : Eh bien, j’ai tellement aimé
ce rôle, que je suis actuellement consultante sur un nouveau projet. Quand on
m’a proposé d’en faire partie, je ne me suis même pas posé la question, j’ai
foncé ! Je n’ai pas le droit de trop en parler, mais brièvement, il s’agit
d’une série dont le personnage central est une avocate.
Contrairement à Engrenages,
qui était déjà en route depuis plusieurs saisons lorsque je suis arrivée, là,
tout prend beaucoup plus de temps : je vois la série sortir de terre.
J’espère que le tournage aura lieu dès cette année ou l'année prochaine. En
tout cas, j’ai hâte de voir ce que cela va donner !
Propos
recueillis par Bérengère Margaritelli
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *