Impayés : une gestion 2.0 infaillible ?


mercredi 20 janvier 202112 min
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Plus le contexte économique se tend, plus le volume d’impayés s’accroît, ce qui n’est une surprise pour personne. Cela s’est vu à la suite de la crise de 2008 et cela risque de se reproduire dans les mois, les années à venir en raison, cette fois non plus, de la crise des subprimes, mais de la pandémie du coronavirus, dont les conséquences financières se mesurent déjà à l’échelle mondiale. Un ralentissement des échanges sur un marché globalisé génère des difficultés de paiement, que l’on espère passagères, mais qui peuvent vite dégénérer en véritables impayés, dont il faut pouvoir assurer le recouvrement, tantôt localement, tantôt à l’autre bout de la planète. De nos jours, le recouvrement des créances impayées fait l’objet d’une gestion hyper informatisée, avec la mise en place d’algorithmes permettant une dématérialisation croissante des procédures avec pour corollaire l’exclusion de l’intervention humaine : réputée infaillible, la machine gère désormais l’impayé 2.0., à toute heure et en tout lieu.

 

De l’impayé 1.0 à l’impayé 2.0

Comme en matière de dématérialisation de la procédure devant les tribunaux, le recouvrement de l’impayé a fait l’objet dans un premier temps d’un remplacement par équivalence des méthodes et des pratiques existantes. Autrefois, le débiteur recevait une relance par voie postale, aujourd’hui, c’est par mail. Le dossier était rempli à la main, l’agent de recouvrement se déplaçait physiquement au domicile du débiteur… Aujourd’hui, le créancier remplit des champs sur internet et la machine prend le relais. Qui aurait pu prévoir le remplacement du support papier, souvent de couleur rose ou bleue, utilisé depuis si longtemps dans le recouvrement des créances par un autre vecteur, la voie électronique ? Un avis de réception électronique remplace désormais une signature manuscrite. Seul le support est modifié. Très rapidement, les acteurs du recouvrement de créances ont su doter leurs professions de ces modes de gestion et de recouvrement des impayés par voie électronique, ce qui génère un gain de temps, donc d’efficacité.

 

Dans un deuxième temps, pour passer véritablement à l’impayé 2.0, il faut parvenir à concevoir les choses non plus par équivalence, mais directement en code informatique. Pour comprendre, nous vous proposons de faire le parallèle avec la réforme de la procédure civile qui a lieu en France : le législateur français envisage en effet d’abandonner le système de l’équivalence qu’il a mis en place il y a quelques années seulement dans le cadre de la procédure civile et de le remplacer par de nouveaux outils procéduraux, qui « ne seront plus l’imitation des actes de l’“ancien temps”, ils seront au contraire des objets juridiques originaux propres au “cybermonde” »[1]. L’idée est celle de tribunaux plateformes traitant de « procès dont le cœur est constitué d’un dossier numérique, qui naît et évolue au moyen d’une procédure qui organise les droits d’accès des acteurs au dossier, droit d’accès incluant les différents niveaux juridictionnels »[2] et non plus « un procès qui se construit autour d’un dossier, qui se transmet d’acteurs en acteurs, de pièces remises et notifiées autant de fois que de parties à la procédure et transmises des juridictions aux cours »[3]. En matière d’impayé, de tels systèmes sont envisagés et cela même au niveau des États. Le système judiciaire français entend ainsi se doter d’une « cyber juridiction » ou juridiction plateforme en matière d’injonction de payer : il s’agit de créer un tribunal de grande instance unique à compétence nationale, chargé du traitement dématérialisé des injonctions de payer, tant françaises que transfrontalières. Dans ce type de système, la place des algorithmes est tellement importante que l’on peut se demander si cela ne dépasse pas le simple cadre de la procédure, dans la mesure où une décision serait rendue par la « juridiction plateforme ».

 

Un marché concurrentiel

Le recouvrement amiable de l’impayé isolé[4] est le terrain de prédilection de ce grand marché concurrentiel. Depuis longtemps, les professions juridiques, en particulier les huissiers de justice ou les avocats, ainsi que des sociétés spécialisées dans le recouvrement de créances interviennent tant en amont pour prévenir le risque d’impayés (introduction de clauses dans les contrats, conseils pour la prise de garanties adaptées, évaluation du risque au moment d’une demande d’octroi de crédit…) qu’en aval lorsque le risque s’est réalisé et qu’il faut recouvrer l’impayé. Naturellement, un créancier peut relancer directement son débiteur, mais à moins qu’il ne s’agisse d’un simple oubli ou d’un retard inhabituel, il a peu de chance d’obtenir le paiement. Cela est d’autant plus vrai en temps de crise car le créancier doit savoir réagir vite pour adopter la réponse appropriée. Plus les temps sont difficiles, plus l’exercice d’équilibriste auquel le créancier doit se livrer est compliqué : il s’agit en effet de récupérer son dû, tout en maintenant des relations correctes avec son débiteur. Chaque professionnel sait que le marché repose sur la confiance et combien la moindre insatisfaction d’un client (par exemple, en raison de la mauvaise gestion d’un simple retard de paiement) peut être préjudiciable à sa société ou à son entreprise. On estime qu’un client mécontent fera part de son insatisfaction à au moins 11 personnes, et que pour annihiler un avis négatif, il faut récolter au moins 10 avis positifs. Et lorsqu’on a saisi avec quelle rapidité une e-réputation peut se faire ou se défaire sur les réseaux sociaux, chacun comprend l’importance d’adopter de bonnes pratiques en matière de recouvrement de créances afin de préserver des relations d’affaires acceptables entre le créancier et son débiteur. Bien entendu, il existe des cas dans lesquels de tels liens ne peuvent plus être maintenus, mais cela ne doit pas devenir la règle.

 

S’agissant de l’impayé 2.0., le marché semble être devenu de plus en plus concurrentiel sous l’influence conjointe de trois facteurs principaux. Premièrement, les impayés représentant un volume important en termes de chiffres d’affaires, il est normal que de plus en plus d’acteurs se soient intéressés au marché du « e-recouvrement de créances », marché consubstantiel de nos sociétés de consommation, voire de surconsommation. Deuxièmement, face à cette augmentation du nombre d’impayés isolés, les États se sont surtout focalisés sur le recouvrement de l’impayé collectif, allant parfois jusqu’à reconnaître un droit à l’impayé en faveur des débiteurs. En matière d’impayé isolé, les États ont surtout mené des politiques visant à encourager les modes alternatifs de règlement des conflits (médiation, conciliation, arbitrage…) dans le but de désencombrer leurs tribunaux des litiges portant sur le recouvrement d’un impayé isolé. En plus, il faut reconnaître que le créancier hésitait à engager une procédure devant un tribunal en raison du coût et surtout du temps nécessaire pour obtenir un titre exécutoire. Troisièmement, la Justice, en tant qu’institution étatique, est devenue un véritable enjeu économique et beaucoup d’acteurs ont compris que l’introduction des algorithmes dans ce domaine pouvait rapporter gros. Naturellement, business oblige, les jeunes diplômés d’écoles de commerce ou les geeks jettent leur dévolu sur les domaines « rentables » du droit et délaissent les contentieux pas ou peu lucratifs. Or, quoi de plus simple pour eux que de modéliser le non-paiement d’une somme d’argent à une échéance ! Habitués à manier des séquences mathématiques, ils sont très à l’aise pour créer des programmes informatiques portant sur des décisions chiffrables, mais beaucoup moins pour convertir en langage algorithmique des concepts flous, des standards juridiques, pourtant essentiels en matière d’impayé, comme la loyauté ou la bonne foi. Et il ne faut pas oublier que le paiement ne saurait être réduit à une ligne d’écriture dans une comptabilité ou à une ligne de code mais qu’il est une cause d’extinction d’une obligation juridique et que, partant, il intéresse le droit et la justice. Dès lors, le e-recouvrement d’un impayé ne peut se faire sans connaissance juridique suffisante.

 

Un créancier désorienté

Confronté à un ou plusieurs impayés, le créancier dispose d’un vaste choix de mesures qui peuvent être efficaces si elles sont utilisées de manière optimale. Le créancier doit garder à l’esprit deux choses : réagir vite car le plus grand ennemi du créancier n’est pas tant le débiteur lui-même qu’un autre créancier et savoir choisir la voie la plus efficace, ce qui implique de tenir compte de la nature et du montant de l’impayé, des termes du contrat (existence ou non d’une clause compromissoire, d’une clause pénale…), de l’existence de garanties comme une caution, de la personnalité du débiteur, des liens à maintenir, des difficultés prévisibles d’exécution… Autrement dit, il faut se décider vite et bien ! De nos jours, le créancier est parfois perdu au milieu des offres alléchantes présentes sur internet. La tentation est grande de recourir à des sociétés peu sérieuses qui pullulent sur internet et qui proposent des systèmes automatisés de recouvrement des impayés reposant sur des systèmes exclusivement algorithmiques, évitant toute intervention humaine dans un souci de rationalisation des coûts. Le créancier ne réalise pas toujours le fossé existant entre la page d’accueil du site qui met en avant un grand professionnalisme, qui vante des méthodes rapides, efficaces, légales et peu coûteuses, et les pratiques réellement mises en place, via des algorithmes. Et ce même créancier ne comprendra pas pourquoi les relations avec son débiteur se sont autant dégradées et si rapidement ! Simplement, parce qu’un débiteur recevant des mails d’intimidation ou de menaces, avec des frais exorbitants, le tout à la limite de la légalité, en fera porter la responsabilité, au moins morale, à son créancier, ce qui se traduira au pire, par une rupture des relations amicales, familiales, commerciales, professionnelles…, au mieux par l’instauration d’un climat de défiance.

 

Les risques de dérives dans le cadre d’un e-recouvrement

Dans les faits, de nombreuses dérives ont déjà été constatées : l’envoi de « relance avant contentieux » alors que le débiteur n’avait pas encore reçu de facture, en raison d’une défaillance technique de la plateforme de l’organisme émetteur de celle-ci, ou n’avait pu procéder au paiement, en raison cette fois de la défaillance de la plateforme gérant les paiements ; la non possibilité de contacter l’organisme de recouvrement, le site étant en maintenance, les numéros de téléphone indiqués n’étant pas attribués ou à l’inverse surtaxés, on bien encore l’adresse physique indiquant un bureau situé sur un autre continent ; le prélèvement de frais indus mis à la charge du débiteur ; le non-respect du règlement général de protection des données lors de la collecte d’informations sur la personne du débiteur, voire du créancier ; la non accessibilité au code source, surtout lorsque le système informatique mis en place est connexionniste.

 

Et lorsque le créancier propose une médiation dans le cadre du recouvrement d’un impayé 2.0, peut-on encore parler d’une véritable médiation ? Cette question se pose avec acuité lorsqu’un mode de règlement alternatif des conflits est proposé sous la forme d’un traitement algorithmique internalisé : parce que ce traitement est interne, la condition d’impartialité du médiateur risque de faire défaut. Allons encore plus loin et envisageons que la médiation proposée en ligne repose uniquement sur des algorithmes : certains s’interrogent sur la licéité d’un tel procédé[5], alors qu’il est déjà employé Outre-Atlantique. Au-delà de l’aspect purement légal, il faut se demander si une telle solution est réellement une médiation car pour assurer la paix sociale, il ne suffit pas de trouver une solution économiquement acceptable mais une solution juridiquement acceptée par les parties. Ceux qui le pratiquent, le savent bien, le recouvrement de créances ne peut être réduit à une simple logique comptable ou algorithmique. Pour certains types d’impayés, comme le recouvrement d’aliments, les sentiments sont souvent exacerbés et ce sont les qualités d’écoute, d’empathie, de compréhension, de conciliation, toutes ces qualités humaines qui font encore défaut à l’intelligence artificielle, qui permettront d’apaiser les tensions et de trouver une solution négociée. Ce qui compte, c’est la capacité d’écoute du médiateur : certains sont même formés à la technique de l’écoute active développée par le psychologue américain Carl Rogers, ce qui leur permet de mieux cerner le problème existant entre le créancier et le débiteur et de proposer une solution qui sera réellement suivie d’effets.

 

La réaction du débiteur

Il nous semble qu’il faut tenir compte à ce stade de l’attitude du débiteur qui est confronté à des pratiques « indélicates » en matière de e-recouvrement de créance. Soit il est manifestement de bonne foi, et les conséquences sont désastreuses : non seulement les relations débiteur-créancier sont dévastées, mais en plus la réputation du créancier risque d’être sérieusement mise à mal. Soit le débiteur est de mauvaise foi, et il connaît généralement tous les « trucs » pour ne pas payer ou pour retarder le paiement : plus les clauses des contrats sont mal rédigées (imprécises, peu claires ou ambiguës), plus les pratiques de recouvrement se rapprochent du harcèlement, plus cela lui est profitable. D’une manière générale, les débiteurs, qu’ils soient de bonne ou de mauvaise foi, sont mieux informés sur leurs droits, savent que telles ou telles pratiques sont sanctionnées par les tribunaux et hésitent d’autant moins à porter plainte qu’ils sont soutenus dans leurs actions par des associations de défense des droits des usagers, des consommateurs, des locataires…, ou par des organismes officiels.

Pour ne donner qu’un exemple récent, à la suite de plusieurs plaintes adressées en France à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraude, une société de recouvrement de créances et son président ont été poursuivis devant le tribunal correctionnel pour avoir commis une pratique commerciale trompeuse : dans les faits, ils avaient notamment demandé aux débiteurs, en plus de la créance elle-même, le paiement de frais qui ne pouvaient légalement leur être imputés, et cela en utilisant notamment des mises en demeure écrites sur un ton comminatoire et faisant référence à des citations d’articles de textes législatifs ou réglementaires pour signifier une prétendue légitimité. Les prévenus ont été relaxés en première instance, en appel également. Et la Chambre criminelle de la Cour de cassation française dans un arrêt remarqué du 19 mars 2019[6] a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’appel de Colmar en son entier, se fondant sur le principe essentiel en vertu duquel « les juridictions des États membres doivent interpréter le droit national à la lumière du droit de l’Union européenne »[7]. Autrement dit, la Cour de cassation reproche aux juges du fond d’avoir ignoré la jurisprudence issue de l’arrêt Gelvora rendu par la CJUE le 20 juillet 2017[8] qui, pour rappel, a fait entrer le recouvrement de créances dans le champ d’application matériel de la directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales[9]. La position de la Cour de cassation est très claire : « la notion de pratique commerciale, telle qu’interprétée à la lumière de la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur (CJUE 20 juill. 2017, Gelvora UAB, aff. C-357/16), s’applique à toute mesure prise en relation non seulement avec la conclusion d’un contrat, mais aussi avec l’exécution de celui-ci, notamment aux mesures prises en vue d’obtenir le paiement du produit ». Par conséquent, les pratiques commerciales déloyales en matière de recouvrement de créances au sein de l’Union Européenne sont désormais sanctionnées, qu’il s’agisse d’un recouvrement traditionnel ou d’un e-recouvrement.

 

Quelles solutions ?

Comme pour beaucoup de domaines envahis par des start-up du numérique, il peut suffire de laisser le marché s’autoréguler. Si ces jeunes sociétés se rendent compte que les contraintes, notamment juridiques, sont trop importantes, qu’il est trop compliqué (ou trop cher) de modéliser des standards juridiques, des notions cadres, bref du flexible droit avec lequel les développeurs ne sont pas habitués, et si les profits dégagés ne sont pas à la hauteur de leurs attentes, elles se désintéresseront d’elles-mêmes de ce marché.

On peut aussi miser sur l’éthique. Il est conseillé aujourd’hui à tous les acteurs du marché de s’inscrire dans une double démarche : éco-responsable et éthique, et beaucoup communiquent sur le fait qu’ils s’engagent dans cette double voie. Le problème est de déterminer quelle éthique implémenter : « il n’y a pas qu’un seul cadre éthique possible : va-t-on opter pour une éthique des valeurs, une éthique utilitariste […], une éthique conséquentialiste ? […]. Ce choix n’est pas anodin, car il peut changer complètement l’évaluation des comportements »[10]. Encore faut-il également que l’éthique ne soit pas utilisée comme un paravent, servant à couvrir des pratiques douteuses, voire illicites en matière de recouvrement de créances. Elle ne doit pas davantage se réduire à la seule protection des données personnelles et de la sphère privée ; il faudrait « une éthique de la responsabilité pleinement soucieuse de défendre le droit à l’autodétermination de chacun et celui de la société tout entière »[11], « une approche responsable de l’intelligence artificielle centrée sur l’homme »[12]. Ce que l’humain programme, il peut le modifier et l’adapter : le degré d’éthique d’un programme algorithmique dépend de celui de ses créateurs. Et « il incombe au concepteur d’être vigilant en veillant a posteriori à la pertinence des résultats produits par l’algorithme et en étant capable de réagir dans un bref délai face à des résultats contraires au droit, révélateurs d’une évolution dommageable du code »[13]. Ce décalage entre les algorithmes que les concepteurs ont développé et les résultats parfois désastreux qui en ont résulté (pour ne citer que quelques scandales récents, la procédure d’admission post-bac en France, les évaluations standardisées des élèves britanniques de second cycle, les biais démontrés dans le cadre de l’Evidence Based Sentencing aux Etats-Unis...) conduit déjà à une certaine « juridicisation du modèle éthique »<

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