Interprofessionnalité : quid de l’entrechoc des règles déontologiques ?


mardi 25 décembre 20185 min
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L’interprofessionnalité a la cote. Encouragée par la loi du 6 août 2015, elle pose la question de l’articulation des règles déontologiques, qui, pour l’instant, reste l’affaire des professions elles-mêmes, souligne le professeur et avocat Joël Moret-Bailly.




Le notaire lyonnais Dominique Bremens, fondateur de Bremens et associés, étude d’une cinquantaine de collaborateurs, annonçait il y a quelques jours qu’il s’apprêtait à racheter un cabinet de 25 avocats pour « pratiquer l’interprofessionnalité ». « C’est un rapprochement d’hommes et de compétences (...) à la demande de nos clients, pour mieux les accompagner », expliquait-il au site d’informations Lyonmag.


Si en 1994, le cabinet d’avocats d’affaires Fidal avait « initié le mouvement » en se rapprochant lui aussi d’une étude notariale, les collaborations entre professions ont aujourd’hui le vent en poupe. En effet, les entreprises et les particuliers étant de plus en plus demandeurs de réponses rapides et globales, les professions réglementées tentent de s’adapter. Alors que certains demeurent sceptiques, attachés à l’indépendance de leur profession, d’autres se montrent bien décidés à augmenter leur plus-value et booster leur chiffre d’affaires. Il existe néanmoins peu de statistiques disponibles sur le sujet, si ce n’est le baromètre INDEXFI/Squaremetric de 2016, qui a indiqué cette année-là que 57 % des professionnels interrogés faisaient « partie de structures interprofessionnelles » – toutefois, ce dernier prenait en compte les professionnels d’une même profession, mais de diverses spécialités.


 


Règles déontologiques communes : le législateur n’a pas tranché


Pour accompagner ce mouvement, rappelons-le, la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques du 6 août 2015 organise l’interprofessionnalité pour permettre le rapprochement des métiers du chiffre et du droit.


Le professeur de droit et avocat Joël Moret-Bailly, invité à un « barcamp » (dédié au sujet) organisé par le syndicat ECF en novembre dernier, l’a souligné : selon les termes de l’article 65 de cette loi, le gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances les mesures relevant du domaine de la loi pour faciliter la création de telles sociétés,  à la condition notamment de « préserv[er] les principes déontologiques applicables à chaque profession », dispose le texte. « Principes » et non « règles » : une formulation qui, selon Joël Moret-Bailly, laisse sciemment les professions libres de s’organiser entre elles, le législateur ayant fait le choix d’une législation a minima pour ne pas trancher la question de règles déontologiques communes. Pour le professeur, il ne s’agit pas vraiment de botter en touche, mais plutôt d’un « choix sage », eu égard au nombre de professions visées (avocat, commissaire-priseur judiciaire, huissier de justice, notaire, administrateur judiciaire, mandataire judiciaire, conseil en propriété industrielle et expert-comptable). « S’il avait fallu rentrer dans le détail de l’articulation de chaque déontologie sur chaque point, sachant que chaque code fait entre 60 et 100 articles, cela aurait été délicat. Avec l’article 65, on permet la création de sociétés en préservant les principes déontologiques applicables à chaque profession et en prenant en considération l’incompatibilité et les risques de conflits d’intérêt propres à chaque profession. Ainsi, le législateur ne heurte pas de plein fouet les professions, mais offre une opportunité. »


Pour sa part, l’ordonnance d’application du 31 mars 2016, qui modifie la loi du 31 décembre 1990 et définit les règles applicables aux sociétés pluri-professionnelles d’exercice (SPE), fait « le choix de ne pas renvoyer à un décret de fixation des règles déontologiques », et prévoit à l’article 31-8 que « le respect des dispositions réglementaires encadrant l’exercice de chacune des professions (…), notamment celles relatives à la déontologie » doit passer par les statuts de la société interprofessionnelle – une manière, encore une fois, de ne pas s’en mêler.


Pour Joël Moret-Bailly, cette non-immixtion dans les règles déontologiques s’explique en partie car ces dernières sont nées historiquement à l’initiative des professionnels (les premiers à s’en doter ont été les avocats, au 19e siècle), c’est pourquoi elles « sont symboliquement fondamentales, car elles représentent l’identité de la profession. Toucher à la déontologie, c’est toucher à la profession ; et c’est une atteinte intolérable à l’égard de ceux qui en sont les auteurs ».


Une harmonisation entre les professions du droit et du chiffre semble donc, à cet égard, délicate à mettre en œuvre. Pourtant, les obligations à respecter du fait de la loi, « la loyauté, la confidentialité, l’indépendance, l’information en cas d’éventuel conflit d’intérêts et le respect des règles déontologiques », se retrouvent pratiquement dans toutes les déontologies. Par ailleurs, les analyses doctrinales ont mis en évidence un grand nombre de principes communs, a précisé le professeur et avocat : respect des personnes et de leur dignité, respect de l’intérêt général, probité, compétence et rigueur, indépendance, impartialité… « Sur les principes fondamentaux, cela ne pose pas de problème. C’est sur les points de détail que cela bloque », a-t-il souligné.


 


Pour contourner les difficultés, construire « un discours commun »


Les professions peuvent déontologiquement avoir des positions opposées – pourtant justifiées, car elles n’ont pas la même fonction sociale. C’est là l’un des principaux obstacles à l’interprofessionnalité, a estimé Joël Moret-Bailly. « Un avocat peut s’associer à un notaire : l’avocat défend au pénal un client poursuivi pour des faits de blanchiment. Le notaire connaît la situation du client et souhaite signaler à Tracfin ce blanchiment… Que fait-on ? À moins de considérer cette situation comme un conflit d’intérêt et de refuser le dossier, la difficulté est bien réelle, surtout que l’interprétation des notions de secret professionnel et de conflit d’intérêt peut varier », a soulevé le professeur et avocat, qui a dénoncé un manque de solutions légales et jurisprudentielles. « Si on ne peut pas passer outre la difficulté qui survient, la loi mène dans l’impasse. »


Le danger, a-t-il alerté, est notamment que des ordres poursuivent disciplinairement des professionnels ayant violé des règles de déontologie, alors qu’ils l’ont fait pour fonctionner de manière interprofessionnelle. Autre menace, celle de l’arbitrage par le juge. « Cela pourrait être une occasion historique inédite pour les juges de déterminer eux-mêmes ce qu’est la déontologie des professions et la déontologie d’un point de vue interprofessionnel, et ce qui est disciplinairement sanctionnable ou non. Les professions seraient dépossédées de cet instrument, qui est de réglementer soi-même son activité. »


Pour éviter ces difficultés, les professionnels seraient donc tentés de travailler en silos et de limiter la création de sociétés pluri-professionnelles.  


Pour Joël Moret-Bailly, il semble indispensable que les professions dialoguent entre elles pour trouver des solutions et construire « un discours commun » afin de permettre une bonne pratique de l’interprofessionnalité. Pour cela, elles doivent d’abord, selon lui, « se mettre au clair sur ce qu’elles veulent, en amont, pour chacune d’entre elles ».


 


Bérengère Margaritelli


 


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