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En janvier 2017, la France comptait plus de 65 000 avocats. Si la profession a traversé les siècles, la révolution numérique, en ouvrant la connaissance, lui a fait perdre le (quasi)-monopole du savoir. Plus que cela, les avocats voient aujourd’hui leurs us et coutumes bouleversés. Lors d’un colloque organisé à l’EFB le 15 mai dernier, les positions étaient unanimes : plus de transparence, de transversalité ou encore de collaboration sont désormais les apanages indispensables pour faire face aux besoins des clients, eux aussi en pleine mutation.
Bientôt, Ross rejoindra aussi nos cabinets français.
D’ici là, comment aborder le changement numérique dans une organisation telle qu’un cabinet d’avocats ?
Déjà, en changeant d’état d’esprit, a recommandé Alain Vas. Ce dernier s’est plu à appuyer son argumentation de manière symbolique – au sens littéral du terme, précisant que l’idéogramme chinois qui peut être traduit par le mot français « changement » vient en fait de la réunion de deux autres idéogrammes signifiant chacun « danger » et « opportunité ». Le changement serait-il alors une opportunité risquée ? « Je trouve que c’est un bon résumé. Car derrière toute transformation, il y a une révolution digitale qui fait peur, mais nécessairement aussi des opportunités à saisir », a-t-il assuré.
Par ailleurs, selon le professeur, l’ère digitale demande un changement systémique : « il faut essayer de se sortir d’un ancrage politique fort : notre ancrage cartésien », a-t-il invoqué. « Cet ancrage cartésien, on le ressent dans les cabinets d’avocats quand survient un problème : le cabinet adopte une approche analytique, et décompose le problème pour trouver la cause. Dans une approche systémique, on s’intéresse moins aux causes, au pourquoi, mais on essaie de projeter son organisation, son cabinet, dans le "vers quoi" le système va vouloir évoluer, plutôt que comment on est arrivé à la situation », a expliqué Alain Vas. Il est alors fondamental, a-t-il indiqué, de considérer l’organisation comme un « système ouvert vers son environnement ».
Penser un cabinet d’avocats comme un système, c’est
le penser de façon schématique.
Ce schéma, Alain Vas l’a détaillé ainsi : à l’instar de tout système, ce
dernier comprend des intrants (des informations, des ressources humaines, des
matières premières…), qui donnent des extrants (des produits, des services, des
idées…), reliés entre eux par un processus dit de « transformation ».
à côté de cela, explique-t-il, un
système dispose toujours d’une « enveloppe de maintien »,
c’est-à-dire ce qui installe une routine de travail et assure un fonctionnement
quotidien de l’organisation, du cabinet. Cette enveloppe est plus ou moins
poreuse à des pressions venant de l’environnement ; or, plus elle est
robuste, moins l’organisation va être perméable au changement. « Ce qui
fait le succès d’aujourd’hui est donc un atout, mais il sera d’autant plus
difficile de comprendre que le système doit être transformé », a
avancé le professeur en stratégie et gestion du changement. Il faut alors que
certains extrants deviennent des « feedbacks », des retours.
Cependant, tous ces retours ne vont pas être acceptés comme tels :
l’équipe va les repousser si elle considère que ça ne va pas l’aider, a précisé
Alain Vas. « La résistance au changement fait partie intrinsèque du
système, cela constitue son enveloppe de maintien. Au lieu de considérer la
résistance au changement comme quelque chose de critiquable, le feedback
doit être traduit comme aidant à atteindre l’objectif et les missions
identifiés. Si c’est le cas, le système va intégrer les nouveautés »,
a-t-il ajouté.
Si la mondialisation et l’ouverture des frontières
avaient déjà largement contribué à remettre son rôle en question, aujourd’hui
pris dans l’électrochoc numérique, l’avocat voit à nouveau sa profession
bouleversée, ce qui doit le conduire à réintorroger ses pratiques et son
positionnement. Au sein du cabinet, d’abord, les changements vont toucher aux
dimensions relationnelles et normatives, voire aux jeux de pouvoir. Il est donc
nécessaire de travailler sur les changements que cela opère, a recommandé Alain
Vas. Par ailleurs, individuellement, et de façon générale, le changement
bouleverse les dimensions cognitives et émotionnelles de l’individu,
introduisant souvent une ambivalence : « cognitivement,
la personne va se dire que le changement est intéressant, mais,
émotionnellement, qu’elle n’est pas prête », a affirmé le professeur. à ce titre,
la courbe de transition du changement indique que chaque individu passe par
différentes phases pour accepter un changement : le choc, la remise en
question, la dépression, la remobilisation et le développement. Mais en
pratique, toute personne ne suit pas forcément naturellement cette courbe, et
doit être accompagnée dans le changement, a-t-il estimé. Un raisonnement
entièrement applicable à l’avocat !
Stanislas Van Wassenhove, de son côté, a identifié une autre série d’obstacles. Selon l’avocat belge, une limite principale réside dans le tempérament « raisonnable » de l’avocat, notamment issu de sa formation. « Nous avons été formés à prévenir, distinguer, éviter les risques pour nos clients. Or, pour pouvoir assurer le développement du changement, il faut au contraire prendre des risques et jouer contre son tempérament, contre les enseignements que l’on a reçus », a-t-il commenté, lors de la table ronde. Autre obstacle à ses yeux : la manière dont les avocats perçoivent la propriété privée. « Nous sommes attentifs et fiers de la clientèle que nous avons développée, mais en même temps nous développons une propriété privée de ces clients. La preuve : nous avons de grandes difficultés à présenter nos clients à des confrères ! », a dénoncé Stanislas Van Wassenhove. Ce dernier l’a déploré : les avocats s’ancrent trop dans la concurrence ; et a appelé à faire évoluer la notion de propriété privée.
Pour l’avocat belge, une autre limite vient de
la manière dont les avocats « pensent le temps », a-t-il
assuré. « Nous sommes toujours en retard : nous n’avons pas le
temps de nous former, de prendre du recul, de nous occuper des équipes... Notre
seul objectif est de faire le plus d’heures possible.
Le temps, pour l’avocat, est quelque chose de limité, et qui le limite dans sa
croissance et son chiffre d’affaires. Il pense que moins il fait d’heures,
moins il aura de rentabilité et de cap de développement. »
Car c’est un fait : l’avocat doit faire face à l’accélération, a reconnu Stanislas Van Wassenhove. « Le plus grand challenge de l’avocat, désormais, est la gestion de son temps, car il ne parvient plus à être à la hauteur de cette accélération. Or, il est nécessaire de pouvoir suivre le rythme, et de répondre au besoin des clients d’être intégrés dans cette vitesse », a-t-il insisté.
à cette vitesse, s’ajoute un autre challenge de taille : l’immensité des données à gérer, heureusement facilitée par « les capacités fantastique des processus : on parle de robotisation, de changements de systèmes économiques, puisque 40 % des activités industrielles vont être transformées », a mentionné Stanislas Van Wassenhove.
Pour autant, émerge une problématique encore plus
prégnante qu’auparavant : celle de pouvoir distinguer, au sein de cet
énorme volume de data, un certain nombre de réponses pointues, de plus en plus
précises. En effet, si l’avocat était considéré autrefois comme un expert ayant
le monopole de la connaissance – c’est d’ailleurs sur cette base qu’il a
développé ses activités –,
bien qu’ayant perdu ce monopole, « il se doit de plus en plus de viser
l’excellence, tout en étant compétent, rigoureux, et réactif », a
déclaré Stanislas Van Wassenhove. Et de poursuivre : « L’avocat
doit donc se consacrer à sa spécificité, et revenir à sa valeur-ajoutée, à son
cœur de métier. C’est-à-dire supprimer, par le biais de la digitalisation,
toutes les tâches répétitives, pour pouvoir accéder de façon plus rapide au
cœur de l’information ». En parallèle, l’avocat belge a appuyé sur la
nécessité d’aller plus loin dans la spécialisation.
Ce dernier a par ailleurs souligné l’importance de développer la collaboration à l’intérieur du cabinet, mais aussi à l’intérieur de la profession, ou encore entre professions (comme collaborer avec des psychologues en matière de divorce, par exemple). « On doit devenir des avocats collaboratifs ! », a-t-il résumé. « Nous ne pourrons entrer dans ce projet du numérique que si nous nous professionnalisons : il nous faut désormais du culot pour investir dans de nouveaux collaborateurs, de nouveaux outils, et travailler dans une organisation plus globale. »
Au titre de cette globalité, à côté de l’expertise pointue, l’avocat doit aujourd’hui apporter une réponse transverse au client – un autre enjeu de la révolution numérique. Car cette dernière modifie le comportement des clients, qui deviennent des clients digitaux, avec une volonté de comprendre, un besoin de réactivité. « Nos clients ont des attentes aussi en termes pédagogiques et d’écoute : ils ne se satisfont plus simplement d’une explication imposée car nous sommes sachants. Ils veulent recevoir un message transparent et ne se satisfont plus de l’information communiquée de haut en bas », a fait remarquer Stanislas Van Wassenhove.
La transparence : autre challenge amené par la révolution numérique, a estimé l’avocat. Se posent à cet égard nombre de questions, que les avocats doivent considérer : comment être plus transparent sur son mode de fonctionnement, sur ses tarifs ? Lorsque les avocats seront notés par leurs clients (ce qui est déjà le cas sur certaines plateformes), comment objectiver sa notation et l’accepter ? Comment va-t-on communiquer de manière plus simple et compréhensible à l’égard du client ?
« Les outils, les plateformes, la circulation des informations, font que tout est transparent. Aujourd’hui, le premier réflexe d’un client est d’aller chercher des réponses à ses questions sur Google. Et même lorsqu’elles ont recours à des avocats, les personnes souhaitent savoir qui sont leurs interlocuteurs, elles vont chercher à comparer, etc. : tout cela a bien évidemment un impact sur le mode de fonctionnement des cabinets ! », a pointé Stanislas Van Wassenhove. Ainsi, de plus en plus de clients attendent que les cabinets transforment les outils de production grâce aux legaltechs. « Le client a besoin de comprendre, de participer à la solution, et que les cabinets soient capables de mieux communiquer, de mettre en place de nouvelles plateformes. Ce qui implique une transformation majeure en termes de modèle, car les cabinets vont devoir mettre à disposition des outils de partage et d’échange », a confirmé Jérôme Rusak, associé au sein du cabinet de conseil en stratégie Day One, spécialisé en directions juridiques et des cabinets d’avocats d’affaires.
Mais pour envisager une totale transparence à l’égard du client, voire collaborer avec lui, encore faut-il l’écouter. Présentant une étude de Day One sur le cabinet d’avocat de demain, Jérôme Rusak a expliqué que sur les onze pratiques analysées au sein des cabinets d’avocats, la satisfaction clients est apparue comme l’avant-dernière pratique la plus mature. « En réalité, aujourd’hui en France, on n’analyse pas la satisfaction des clients », a-t-il regretté. Pourtant, en étudiant les critères de valorisation d’un cabinet d’affaires, dans le top 5 des critères, trois sont liés aux clients, a-t-il précisé, dont la fidélité des clients, la récurrence des missions, ou encore la satisfaction des clients.
Jérôme Rusak a donc invité son auditoire, largement composé d’avocats, à être attentif à ses clients, pour mieux s’inscrire dans le bouleversement numérique. Ce qui signifie être dans l’échange, mais aussi comprendre comment les clients évoluent. Le spécialiste a notamment cité l’exemple des cabinets anglais qui se sont développés depuis quelques années en Europe et en Asie, car ils ont suivi le mouvement des clients. « Les clients "drivent" les cabinets et les font évoluer », a-t-il affirmé.
Il est aussi nécessaire dans cette optique de savoir ce qu’est précisément un client, a-t-il mis en exergue : « Il n’y a pas un client, mais des clients avec des enjeux multiples. Un non-juriste a besoin de quelqu’un qui va le guider dans un environnement complexe, de traduire pour lui ce langage juridique en langage simple, et l’aider à prendre une décision avisée par rapport aux risques, et aux enjeux. Dans d’autres configurations, on va peut-être avoir des compétences juridiques en interne, mais pas en quantités suffisantes. »
Pour Jérôme Rusak, les clients, qui s’ancrent dans la révolution VTC (« Valeurs, Technologies, Collaboratif »), ont des attentes bien précises, en ayant recours à un cabinet d’avocats. Outre la transparence et la collaboration évoquées plus haut, ils recherchent de la valeur ajoutée, qui consiste en une aide à la décision : comment je prends la meilleure décision, la plus avisée ; comment mon avocat va m’apporter connaissance et assurance pour prendre mes décisions. « Cette valeur ajoutée n’est pas la même selon les situations, en fonction de l’urgence, du risque juridique, financier ou stratégique. Le client ne sera pas prêt à payer la même chose, selon qu’il a recours à un cabinet de niche ou non », a indiqué le spécialiste.
Enfin, les clients veulent de la prévisibilité budgétaire. à ce titre, désignant l’évolution des attentes des clients avant 2016 et depuis 2016, Jérôme Rusak a mentionné qu’il s’agissait de l’élément qui avait le plus évolué, devenant bien plus important que par le passé – juste devant la disponibilité des équipes et l’implication de l’associé. Autant d’attentes qui placent l’avocat dans l’obligation de se réinventer : « Aujourd’hui, vous avez l’opportunité de le faire, et si vous ne le faites pas, de toute façon, d’autres cabinets le feront : alors, écoutez les clients, et adaptez-vous ! »
Bérengère Margaritelli
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