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Si la traite d’êtres humains est un phénomène peu visible, celui-ci existe toujours en France, et gagne même du terrain. La juriste Bénédicte Lavaud-Legendre alerte notamment sur deux « tendances » inquiétantes en progression : la prostitution « par plan » et la délinquance forcée par les réseaux de stupéfiants.
Le nombre de victimes de l'esclavage moderne est en augmentation. En 2023, 2 100 victimes de traite ou d’exploitation d’êtres humains ont été enregistrées par la police et la gendarmerie. Un chiffre en hausse de 6 % par rapport à 2022, selon le service de la statistique, des études et de la recherche du ministère de la Justice. Une victime sur cinq est mineure (19 %) et deux victimes sur trois sont des femmes (64 %), précisait-il encore dans son Infostat publié fin octobre.
L’esclavage moderne recouvre différentes formes : l’exploitation sexuelle, l’exploitation par le travail, la contrainte à commettre des crimes et délits, la mendicité forcée ou encore le trafic d’organes. Contrairement à certaines croyances populaires, ces situations ne sont pas l’apanage des pays « pauvres ».
Dans le
détail, le nombre de victimes de proxénétisme a augmenté de 5 % entre 2022 et
2023. Celui des victimes de traite d’êtres humains au sens strict a quant à lui
progressé de 12 %. A l’inverse, le nombre de victimes d’exploitation au travail
a baissé de 4 %, d’après ces données mises en ligne par le ministère.
Au
total, 49 % des personnes enregistrées en 2023 ont été victimes de proxénétisme,
36 % d’exploitation par le travail, 19 % de traite des êtres humains au sens
strict et 1% d’exploitation de la mendicité. Le proxénétisme est le secteur où
on retrouve le plus de personnes mineures (28,8 %).
La
portée de ces chiffres est toutefois nuancée par Bénédicte Lavaud-Legendre,
juriste et chargée de recherches à l’université de Bordeaux, auteure de
différentes études sur l’esclavage moderne, en particulier la prostitution.
« Les
données du ministère de la Justice montrent uniquement une augmentation des
plaintes enregistrées par les services de police et de gendarmerie. Or, il
existe beaucoup de facteurs qui font que les faits relevant de la traite
d’êtres humains ne sont pas enregistrés par les services de police », explique-t-elle au JSS.
«
Autrement dit, ces chiffres nous renseignent sur l’évolution de
l’identification des victimes par les services de police, mais pas sur ce qui
se passe réellement sur le terrain. C’est très important de le préciser », poursuit-elle.
Cela
reflète plutôt la capacité des victimes à s’adresser aux forces de l’ordre, le
fait qu’elles osent davantage déposer plainte ou aient un peu plus confiance en
la capacité de la justice pour les sortir de leur situation.
Une forte augmentation des victimes repérées par les
associations
Depuis
2016, cette mission interministérielle réalise chaque année une enquête en
collectant des données sur le nombre de victimes présumées d’exploitation ou de
traite d’êtres humains qui sont identifiées par les associations.
Les données issues de la dernière enquête (publiée en octobre 2024) font ressortir une très nette augmentation : en 2023, 6 022 victimes d’exploitation et/ou de traite d’êtres humains ont été repérées par un total de 70 associations en France contre 2 994 en 2022, soit une multiplication par deux du nombre de victimes.
L’exploitation
sexuelle est la forme la plus importante repérée par les associations (78%,
soit 4 672 victimes). Elle est suivie de l’exploitation par le travail (hors
travail domestique) avec 13% (soit 768 victimes). L’exploitation domestique,
bien que peu visible, car dans la sphère privée, a représenté 289 victimes
repérées en 2023 (soit 5% du total). Le reste est constitué de victimes
identifiées au titre de la contrainte à commettre des délits, des crimes, et de
la mendicité forcée (4% du total).
Cette très forte hausse des victimes identifiées en 2023 s’explique par un « agrégat de conjectures », précise la Miprof au JSS. Tout d’abord, un plus grand nombre d’associations ont participé à l’enquête en 2023, ce qui a mécaniquement fait augmenter le nombre de données collectées. Ensuite, la méthodologie de l’enquête de la Miprof a changé et un périmètre élargi a été pris en compte pour inclure un éventail plus grand d’exploitations humaines. Enfin, il est possible qu’une victime ait été comptabilisée plusieurs fois car elle a pu être accompagnée par plusieurs associations au cours de la même année, explique la Miprof.
La
mission précise que l’identification de victimes présumées par les associations
est une étape indispensable, mais distincte de leur identification par les
services de police ou de gendarmerie, d’inspection du travail ou de justice. « Nos données sont complémentaires de celles du service
statistique du ministère de la justice, mais il ne peut y avoir de comparaison
entre elles. »
Les
différentes formes d’exploitation sont très genrées. Ainsi, la prostitution et
le travail domestique concernent très majoritairement les femmes, tandis que le
secteur du BTP et les travaux agricoles exploitent presque exclusivement des
hommes.
« Il existe des situations d’une gravité extrême pour les deux sexes. Pourtant, l’attention portée par les pouvoirs publics est plus centrée sur les femmes », estime Bénédicte Lavaud-Legendre. Cette situation peut s’expliquer par une moindre visibilité des victimes hommes sur le terrain, biaisant ainsi les statistiques disponibles. D’après les données du ministère de la Justice, deux victimes d’esclavage moderne sur trois sont des femmes.
« Les hommes ont généralement beaucoup plus de mal à reconnaître qu'ils sont victimes de violence, à cause d’une sorte de fierté. » Par ailleurs, il existe beaucoup moins de dispositifs d’aide dédiés aux victimes masculines, notamment en matière d’hébergement, explique Bénédicte Lavaud-Legendre. « De ce fait, les données disponibles peuvent sous-estimer l’exploitation des hommes, mais cela n’occulte en rien la souffrance des femmes victimes et la nécessité de mieux les prendre en charge. Il est toutefois important de bien comprendre de quoi on parle en matière d’esclavage moderne en France et les différences potentielles entre la réalité du terrain et les statistiques », insiste Bénédicte Lavaud-Legendre.
Sur ce point, on observe en ce moment un phénomène émergent dans l’exploitation des hommes dans le secteur du travail saisonnier agricole. De plus en plus de travailleurs étrangers, en particulier marocains, sont exploités dans le Sud et le Sud-ouest de la France à l’aide de contrats de travail prétendument légaux qui dissimulent en réalité des conditions de travail indignes, des rémunérations insuffisantes voire inexistantes, et des logements insalubres.
Le principe est le suivant : des sociétés intermédiaires recrutent des travailleurs étrangers pour le compte d'exploitations agricoles françaises. Elles établissent de vrais contrats de travail en se servant d’un dispositif légal mis en place par la France pour faire venir des travailleurs saisonniers. Ce dispositif permet à des personnes étrangères de travailler six mois par an sur le territoire, avec l’obligation de repartir au bout de ce laps de temps. Ce type de contrat est renouvelable, le travailleur étranger pourra revenir six mois par an en France pendant trois ans.
Là où se situe l’illégalité, c’est que les sociétés intermédiaires qui recrutent via ce dispositif exigent des travailleurs étrangers un versement préalable de 12 000 ou 15 000 euros pour bénéficier d’un contrat de travail saisonnier. « Or, la vente de contrat de travail est évidemment illégale. En outre, une fois en France, le saisonnier étranger ne pourra gagner en moyenne que 6 000 euros par période de six mois, à raison d’un salaire de 1 000 euros par mois, soit 18 000 euros au total sur la période en trois ans », explique Bénédicte Lavaud-Legendre.
De plus, « il arrive très fréquemment que les travailleurs soient remerciés au bout d’un mois ou deux par les exploitations agricoles. Ils se retrouvent alors en situation irrégulière et sont très vulnérables à d’autres formes d’exploitations, puisque sans ressources », précise la chercheuse. Pourtant, le saisonnier aura déboursé au départ entre 12 000 et 15 000 euros pour obtenir son contrat de travail, ce qui revient à travailler gratuitement, voire à perdre de l’argent, même en ayant été au terme des périodes autorisées de travail.
Si des personnes étrangères acceptent ce type de contrat, c’est souvent parce que cela représente l’opportunité de migrer légalement en France, dans un contexte où il est de plus en plus difficile d’obtenir des autorisations de séjour. « Dans l’imaginaire des travailleurs, ils pensent qu’en restant en France ils vont finir par trouver facilement un autre travail et transformer leur titre de séjour en une autorisation pérenne », explique Bénédicte Lavaud-Legendre.
Pour les exploitants agricoles, recourir à ce type de contrats est l’opportunité de répondre à l’importante crise actuelle de main-d'œuvre dans ce secteur, le tout à des prix cassés puisque les intermédiaires ne paient pas les travailleurs. « Certains exploitants, notamment viticoles, tombent dans le panneau et recourent à ces prestataires véreux. » De récentes condamnations judiciaires, notamment dans le Libournais, ont mis en lumière ce genre de pratiques.
Un autre type nouveau d’exploitation qui concerne principalement les hommes est la délinquance forcée par des réseaux de stupéfiants. Il s’agit souvent de mineurs étrangers non accompagnés particulièrement vulnérables, arrivés sans ressources sur le territoire et qui se retrouvent pris au piège de ces réseaux.
Le mécanisme d’exploitation mis en place par les trafiquants est souvent d’imposer des dettes fictives, supposément pour des frais de transport, d’hébergement ou encore pour n’avoir pas signalé l’arrivée de la police. Ils doivent ensuite rembourser ces dettes par leur travail, notamment de guetteurs. En plus de devoir travailler gratuitement, ces personnes encourent d’importants risques judiciaires ainsi que pour leur sécurité (règlements de compte, punitions physiques, rixes entre bandes rivales, etc.). Ce phénomène ne concerne pas seulement des mineurs étrangers, mais aussi de nombreux jeunes de nationalité française dans les grandes villes comme Marseille.
En ce
qui concerne la prostitution, la
situation est de plus en plus compliquée à décrire, rapporte Bénédicte
Lavaud-Legendre.
Il y a
eu une évolution considérable depuis l’entrée en vigueur en 2016 de la loi
pénalisant les clients : la prostitution de rue a donc quasiment disparu... au bénéfice
de la prostitution en appartement. « Cela a totalement changé la façon dont
les victimes peuvent être approchées par les associations. Les maraudes dans la
rue ne suffisent plus. »
Ce
phénomène a été accentué par le développement d’Internet. Il est assez facile
pour les proxénètes de poster des annonces pour des prestations sexuelles sur
les plateformes et les réseaux sociaux.
Autre
phénomène relativement nouveau, les victimes tendent à être recrutées pour être
exploitées alors qu’elles sont déjà sur le territoire français, et non plus
forcément au départ de leur pays d'origine. Auparavant, il était plutôt observé
une « importation » de personnes depuis l’étranger pour être exploitées en
France, par exemple les réseaux de prostitution nigériane.
Depuis cinq ou six ans, les spécialistes notent une importante bascule chez les jeunes trafiquants de stupéfiants français vers l’exploitation de jeunes filles mineures, explique la chercheuse. « On appelle cela la ‘prostitution par plan’. Elle fonctionne selon un système différent de ce qu’on pouvait voir avant, où une prostituée pouvait travailler toute sa vie pour un même proxénète », développe-t-elle.
« Aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans ce système, mais plutôt sur un modèle de prestations où le chef des proxénètes va jouer en quelque sorte le rôle d’une plateforme Uber. » Il coordonne des prestataires pour effectuer les différentes missions : recruter les filles, réserver une chambre d’hôtel ou un appartement, mettre des annonces en ligne, etc. « Ce système, entièrement dématérialisé sur les réseaux sociaux et les sites en ligne, rend les victimes encore plus difficiles à repérer », déplore Bénédicte Lavaud-Legendre.
Par ailleurs, il permet la prostitution de jeunes filles mineures, ce qui n’était pas possible dans la rue, car elles auraient été immédiatement visibles des autorités et des associations. L’émergence de cette « ubérisation » de la prostitution est clairement liée au développement d’internet et au fait que la prostitution de rue a fortement décliné.
Pour des
trafiquants de drogue, se tourner vers le proxénétisme peut représenter une
alternative moins risquée, car elle diminue le risque d’affrontements avec des
clans rivaux pour la revente de stupéfiants.
Face à
l’horreur et la cruauté de ces quelques exemples d’esclavage moderne, les
pouvoirs publics ont présenté en fin d’année dernière un « plan national de
lutte contre l’exploitation et la traite des êtres humains 2024-2027 ».
Les
principales mesures du plan sont la création d’un mécanisme national pour
identifier et accompagner les victimes, la création d’un observatoire national
pour collecter des données, des formations pour les professionnels concernés,
des campagnes de sensibilisation. Le plan prévoit aussi des actions spécifiques pour
lutter contre l’exploitation sexuelle, économique, la mendicité forcée, ou
encore la contrainte à commettre des délits. Il doit également renforcer les
engagements internationaux de la France pour lutter contre les réseaux
transnationaux.
Des
acteurs du secteur ont toutefois souligné l'absence de précisions sur les
moyens financiers et humains alloués pour la mise en œuvre des mesures du plan,
ainsi que la nécessité d'améliorer le soutien aux associations impliquées dans
l'accompagnement des victimes.
Pour Bénédicte Lavaud-Legendre, la réponse à l’exploitation d’êtres humains passe avant tout par la construction ou la reconstruction de liens entre les individus et la société. « Les exploitations sont uniquement possibles parce que les personnes sont vulnérables, dans le sens où elles n’ont pas d’attaches ou des attaches défaillantes au niveau familial, social, amical, etc. », déclare la chercheuse.
« Or,
tout ce qui protège de la vulnérabilité sont les liens nous unissant aux
différentes personnes. Et si on veut lutter contre les différentes formes
d’exploitation, il faut d’abord accompagner les personnes en amont pour les
aider à maintenir ces liens familiaux et sociaux », poursuit-elle.
« Quant
aux personnes qui sont déjà exploitées, il faut absolument travailler à la
reconstruction de ces liens. » Cela
doit par exemple passer par l’accès à un hébergement, un titre de séjour, pour
que les victimes bénéficient de la protection du droit et de la société.
Sylvain Labaune
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