La citoyenneté européenne : réalité ou utopie ?


vendredi 11 mai 20189 min
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Le Conseil d’État a organisé le 28 mars dernier la 5e rencontre de son cycle de conférences sur la citoyenneté. La notion de citoyenneté européenne, qui a fait son apparition au cours du développement de la construction européenne, était au cœur des débats. Que recouvre réellement ce concept ? Est-il suffisant pour pallier les limites de la démocratie européenne ou fonder une communauté politique ? Se sont interrogés Jean-Claude Bonichot, juge à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ; Daniel Cohn-Bendit ; Pascale Joannin, directrice générale de la Fondation Robert Schuman ; et Jean-Jacques Kasel, ancien juge à la Cour de justice européenne, ancien représentant permanent du Grand-Duché de Luxembourg auprès de l’UE.


« La citoyenneté de l’Union européenne est incontestablement une réalité juridique. La grande question est de savoir si c’est aussi une réalité sociale et politique », a commencé Jean-Claude Bonichot en introduction du colloque. Le développement de la construction européenne et l’extension des droits communs à tous les ressortissants des États membres a abouti en 1992 à l’inscription de la citoyenneté européenne dans le traité de Maastricht : « Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. Les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par le présent traité », indique le texte. Il s’agit d’un tournant décisif. La citoyenneté européenne est instituée. Peu à peu, les traités successifs ont déterminé un statut du citoyen de l’Union européenne avec un certain nombre de droits, a expliqué Monsieur Bonichot : droit de circuler, droit de séjourner librement dans les territoires de l’UE, droit de voter dans n’importe quel pays membre de l’UE…


Ce nouvel ordre juridique ne vient pas nier l’appartenance à la nation, mais vient s’ajouter à la citoyenneté nationale. On parle alors de citoyenneté européenne additionnelle. On lit ainsi à l’article 20 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « la citoyenneté européenne s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Celle-ci a donc une limite. Il reste que « la Cour de justice a fait beaucoup dans le domaine de la citoyenneté… pour elle, c’est le statut fondamental des ressortissants communautaires » a expliqué le juge à la Cour de justice européenne. C’est pourquoi, la CJUE encourage toutes les initiatives visant à promouvoir l’Europe dans les États membres.



Un nouvel ordre juridique communautaire


La création en 1957 de la Communauté économique européenne (CEE) a instauré un espace régi par des règles communes applicables à tous les ressortissants des États membres. Dans un document du Conseil d’État qui présente la conférence, il est indiqué que dès 1963, dans l’arrêt Van Gend en Loos, est affirmée l’idée que les traités communautaires fondent « un nouvel ordre juridique international ». La conception classique de la citoyenneté définie par l’appartenance à une nation semble donc s’être élargie à un espace plus vaste, l’Europe. Dans cet environnement, le citoyen est détenteur de droits qui le protègent. Depuis quelques années, nombre d’actions sont menées pour que les citoyens des États membres se sentent appartenir à l’Europe. Aujourd’hui, on donne ainsi aux citoyens européens la possibilité de découvrir le continent via le dispositif Erasmus, a expliqué Daniel Cohn-Bendit qui s’est exprimé après Monsieur Bonichot. Dans son très célèbre discours de la Sorbonne « Initiative pour l’Europe » du 26 septembre 2017, Emmanuel Macron a en effet proposé que chaque jeune citoyen ait la possibilité de pouvoir passer trois à six mois dans un autre pays européen. En outre, le président de la République a souhaité élargir Erasmus aux jeunes ouvriers et apprentis. La reconnaissance des diplômes et des qualifications à l’intérieur de l’espace européen pour tous les pays signataires de la Convention culturelle européenne (signée à Paris en décembre 1954) est un autre de ces exemples. De plus, certaines politiques ne se définissent aujourd’hui que par l’Europe, a ajouté Monsieur Cohn-Bendit, le parti de l’environnement, et les écologistes par exemple. La législation environnementale est en effet définie par les directives européennes. Pour que les ressortissants de l’Union aient le sentiment d’appartenir à une même communauté ont aussi été créés des symboles et des « réalités perceptibles » : drapeau, hymne de l’Union, passeport unique européen, journée de l’Europe, suppression des postes-frontières traditionnels…


De plus, de nombreux domaines ne peuvent désormais plus être gérés par les États seuls. Ainsi, en ce qui concerne le sujet de la nationalité, dans l’arrêt Rottmann datant de 2010, la Cour a déclaré que les États n’avaient plus la liberté totale en cette matière.


Et quid des couples mixtes ? Comment définir la citoyenneté des enfants qui naissent de ces unions ? « Nous allons arriver à un moment de notre histoire où il sera possible d’avoir une citoyenneté européenne qui ne dépendra pas de la citoyenneté nationale », a prédit Monsieur Cohn-Bendit. Selon lui en effet, puisque nous avons une monnaie commune, nous avons besoin d’une gouvernance politique commune, et donc d’une citoyenneté européenne commune qui ne soit plus liée à une citoyenneté nationale. « C’est la logique de la construction européenne, en tout cas celle que je défends », a-t-il martelé. Pour ce dernier, il est d’abord nécessaire de définir la souveraineté politique de l’Europe, car en fonction de celle-ci on peut en déduire la définition de la citoyenneté européenne. La question sur la citoyenneté se résume donc ainsi : est-ce qu’un État aujourd’hui est capable de défendre tout seul ses citoyens ou avons-nous besoin d’un espace politique supranational qui redéfinisse de manière complètement différente la citoyenneté ? Ou encore, les États sont-ils aujourd’hui les espaces protecteurs qu’attendent les citoyens ? La réponse est négative et il ne fait aucun doute que nous avons besoin d’un espace qui « transcende la citoyenneté nationale », a défendu Monsieur Cohn-Bendit.


Pourtant, cette vision des choses est loin d’être partagée par tout le monde. L’ensemble des droits et symboles institués par l’Union a en effet parfois suscité de vives résistances de la part de courants politiques puissants en Europe (ont été notamment remis en cause l’Euro et l’espace Schengen). Quant à la question des valeurs, sont-elles réellement partagées par tous en Europe ? Rien n’est moins sûr, tant on assiste aujourd’hui au sein de l’Union à des replis nationalistes (Brexit) et au rejet par certains pays de certaines des valeurs fondamentales portées par l’Union (Pologne, Hongrie). Il ne suffit pas en effet d’empiler des droits et de créer des symboles pour forger une citoyenneté européenne.



La citoyenneté européenne : une utopie ?


Le problème de l’Europe aujourd’hui, selon Pascale Joannin, directrice générale de la Fondation Robert Schuman, est qu’on en parle peu dans les médias. Or, cela impacte très fortement la participation des citoyens aux élections. Même dans les États fondateurs, le taux de participation aux élections européennes est très bas. Alors qu’en 1979, la participation au sein des neuf États membres qui constituaient la communauté était de 62 %, en 2014 la participation est descendue à 42,5 %. De même, seuls 6 % des quelque 4,3 % millions d’électeurs concernés se sont inscrits dans leur pays de résidence pour pouvoir voter aux élections européennes de 1994 et à celles de 1999. La raison principale de cette crise de la participation électorale réside dans le fait que seulement quatre Européens sur dix estiment que leur voix compte en Europe (cf. sondage de 2014).


De plus, on constate que les Européens connaissent mal le Parlement européen : « Je ne crois pas qu’on ait suffisamment expliqué les fonctions du Parlement européen. à quoi il sert, qu’est-ce qu’il fait ? », a affirmé Madame Joannin. Selon elle, il y aurait un travail de pédagogie très important à mener dans ce domaine. En outre, puisqu’au sein même du Parlement, il existe des réflexes nationaux très forts (les parlementaires sont organisés en groupe par délégations nationales), le citoyen a du mal à cerner l’identité réelle de cette instance.


Avec la crise économique et financière de 2008, l’image de l’Europe s’est encore davantage dégradée, les partis nationalistes ayant accusé l’Union de n’avoir pas su protéger les citoyens. Pour Madame Joannin, on assiste actuellement à la montée en puissance de partis anti-européens partout en Europe : « car leurs leaders parlent fort, et ceux qui sont pour l’Europe parlent a contrario peu de celle-ci ».


Jean-Jacques Kasel, ancien juge à la Cour de justice européenne, ancien représentant permanent du Grand-Duché de Luxembourg auprès de l’Union, ancien maréchal de la Cour, a semblé pour sa part extrêmement pessimiste : « la citoyenneté européenne est à l’heure actuelle une utopie ». Pourquoi ? Parce que « cette citoyenneté européenne est en complet décalage des aspirations de nos peuples qui sont la protection sociale, la sécurité, la santé, l’impôt, le chômage, etc. » De plus, les élargissements successifs tout comme l’absence de définition du territoire, les nombreux droits, mais l’absence de devoirs, font que les citoyens n’ont pas vraiment le sentiment d’appartenir à une communauté politique et culturelle bien définie.


Plus modéré, pour Daniel Cohn-Bendit, il existe bien une crise de la participation électorale en Europe, mais celle-ci est liée à une crise du politique en général qui touche malheureusement un peu plus l’Union européenne. Mais selon lui, ce n’est pas l’Europe en elle-même qui est remise en cause. Cette crise du politique renvoie à une certaine méfiance quant à la capacité des partis politiques à résoudre les problèmes. Puisque l’Europe apparaît assez loin, elle pâtit d’autant plus de cette méfiance environnante. Une des solutions, entre autres, serait donc que « l’Europe démontre sa capacité à résoudre les problèmes », a-t-il préconisé.



Les solutions pour une Europe plus unie


Bien que tous les orateurs de ce jour aient mis en exergue les limites de la démocratie européenne telle qu’elle existe aujourd’hui, ils ont également noté que certaines de ces initiatives sont rarement remises en question. Ainsi, on a pu constater que quiconque a voulu sortir de l’Euro a fait marche arrière. Certes, la monnaie unique a peut-être des défauts, mais aucun pays ne veut l’abandonner. Par conséquent, si pour Jean-Jacques Kasel, « le concept de citoyenneté européenne en l’état est mou et ambigu », il faut tout de même lui donner une seconde chance. Selon lui, la première chose à faire serait de changer la manière dont on informe les citoyens. Lors de sa prise de parole, il a préconisé la mise en place dans chaque ville et bourg d’un « Monsieur ou Madame Europe » qui informe les habitants de ce que fait l’Union européenne pour eux. Ainsi, les citoyens auraient davantage l’impression que l’Europe se préoccupe de leur sort.


Parmi les autres solutions envisagées par les intervenants de ce jour, il a été question de l’instauration d’une armée européenne. En effet, s’il existe bien une politique de défense européenne, ainsi qu’une clause d’assistance mutuelle (la France l’a d’ailleurs invoquée à la suite des attentats de 2015), il n’existe pas d’armée européenne à proprement parler. Or, pour Monsieur Cohn-Bendit, « la pensée militaire est beaucoup plus européenne que la pensée politique, car les militaires savent que face aux enjeux actuels les États ne peuvent s’en sortir seuls ». Très fervent Européen, ce dernier a même proposé un nouveau débat sur la Constitution européenne. Pour lui en effet, « l’Europe ne peut véritablement exister qu’autour d’une monnaie commune et d’une nouvelle Constitution ».


En conclusion, l’institution de la citoyenneté européenne dans les textes ne suffit pas à fonder une véritable communauté politique. Pour l’heure, la citoyenneté européenne est une réalité juridique, mais pas une réalité sociale et politique, les Européens se reconnaissant bien davantage citoyens de leur nation que de l’Europe. Cependant, comme l’a rappelé Madame Joannin « les gens ne sont pas contre l’Europe, (…) ils veulent comprendre ses rouages ». Certes, il y a eu le Brexit qui par sa radicalité a, dans un premier temps, ébranlé la communauté européenne. Cependant, en fin de compte, c’est « une bonne nouvelle pour l’Europe, ça embête seulement les Anglais », ont déclaré les intervenants, dont certains sont sûrs que « dans quinze ans, l’Angleterre redemandera son adhésion à l’Europe ». Pour eux, ce « divorce » pourra être l’occasion pour les vingt-sept, davantage soudés dans l’adversité, de réaffirmer leurs valeurs et ambitions pour l’avenir.

 


Maria-Angélica Bailly


 


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