La fabrique du festival de géopolitique - Décarboner ou s’assurer ?


mercredi 17 mars 202114 min
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Grégory Vanel, professeur assistant à Grenoble à École de management, a convié à cette vidéoconférence du 8 décembre intitulée « Décarboner ou s’assurer ? » Patrick Criqui, directeur de recherche au CNRS au laboratoire d’économie appliquée, et Céline Soubranne, directrice de la responsabilité sociétale de l’entreprise AXA, en charge de la politique climat. Économiste et assureur ont débattu des comportements face au risque climatique. Faut-il l’accepter et s’assurer ou bien le refuser et lutter contre le problème ? La sagesse conseillerait une voie médiane.

 


Le point de vue de l'assureur

Dans le secteur assurantiel, AXA a été pionnier en lançant s a stratégie climat juste avant la COP21, affirme Céline Soubranne. L’organisation de l’évènement en France, additionnée à la conviction personnelle des dirigeants du groupe, a donné l’impulsion initiale. Dès 2015, la compagnie a tiré la sonnette d’alarme. Le PDG de l’époque a prononcé un discours mémorable en amont de la COP21, prophétisant : « peut-être qu’un monde à plus de 4 °C ne sera plus assurable ». Cette vision a initié un engagement. La compagnie a décidé de se retirer de certains investissements. Dans les années suivant cette première étape, l’entreprise a aussi arrêté des activités d’assurance. Elle a abandonné l’énergie la plus émettrice de carbone : le charbon. Des alternatives existent, alors pourquoi continuer à financer cette ressource  ? Plus personne ne doute aujourd’hui qu’elle menace les équilibres climatiques, les écosystèmes. L’augmentation de la fréquence et de la sévérité des catastrophes naturelles prouvent à quel point le bilan, l’influence humaine pèsent dans le changement climatique. AXA a compris la nécessité d’agir sur les causes pour réduire les effets. Le groupe a donc revu ses deux domaines d’expertises, d’une part l’investissement, et d’autre part l’assurance. Comptablement, les colonnes d’un bilan, sa partie active d’un côté (celle des investissements) et sa partie passive de l’autre (celle des sinistres) peuvent être pensées au regard de l’évolution en cours. Au début de son implication, en 2015, l’assureur désinvestit du charbon, en 2017, il stoppe les activités d’assurance du secteur. Ce choix stratégique lui ôte des millions d’euros de revenus. En 2018, il acquiert Axa XL, société spécialisée dans les grands risques d’entreprise, détenant dans son portefeuille des activités énergétiques. Quoique coûteuses, les mêmes restrictions sont imposées à la nouvelle filiale qu’au reste du groupe. Concomitamment, la compagnie a placé des capitaux verts car, à l’opposé de l’exclusion, se situe le levier inverse, c’est-à-dire l’investissement positif dans les valeurs vertueuses. Leur volume a pris une place grandissante au fur et à mesure, passant de 3 à 6 milliardsAujourd’hui, 24 milliards d’investissements verts sont annoncés d’ici à 2023. Depuis un an, AXA suit une stratégie climat plus exigeante et s’engage sur un alignement de ses portefeuilles à une trajectoire de 1,5°C pour 2050.

Désormais, note la directrice RSE, 60 % des acteurs du secteur financier appliquent une politique charbon et une politique climat. L’engagement d’alignement des portefeuilles converge vers 1,5°C d’ici 2050. L’Accord de Paris est partagé dans une coalition dénommée la Net Zero Asset Owner Alliance. Elle réunit les assureurs et les banquiers. Chacun a pris conscience de l’importance du sujet et mène une action à son rythme, selon son propre agenda. Il a fallu uniformiser les méthodologies et les métriques. C’est justement l’objet de l’Asset Owner Alliance, notamment sur la partie investissement. Avec des techniques de calcul standardisées, l’étendue de l’effort global est devenue visible.









L’assureur contribue au soutien de la recherche à travers le fonds AXA pour la recherche. Un tiers des investissements y est consacré aux changements climatiques. Le groupe agît parallèlement contre la carbonatation et pour la décarbonation de l’économie. Les flux, 600 milliards, sont orientés de façon à contribuer à la décarbonation des industries. Même sans connaître l’ampleur exacte du changement climatique à venir, en réduire les sources est de toute façon salvateur. Dans le business model contemporain, le panorama des marchés affiche clairement des opportunités d’investissement vert. De plus, certains actifs, en opposition avec la tendance, vont se déprécier. AXA publie son rapport climat (obligation française), consultable en ligne. Depuis cinq ans, la compagnie essaye d’anticiper et de modéliser l’impact que le climat va avoir sur les valeurs (cost of climate). Il s’agit de quantifier ce que coûte la dépréciation des actifs selon les aléas du changement climatique, les risques naturels, ceux liés à la transition, etc. Cette méthode de projection récente est utilisée pour orienter les masses d’investissement. Par ailleurs, l’entreprise calcule et fixe un cap de température de son portefeuille. Actuellement, la température du portefeuille d’AXA est de 3,2°C. La moyenne du secteur atteint 3,6°C. Avec le système mis en place, le groupe parvient à piloter les réallocations d’actifs. Son but est d’arriver à 1,5 °C, la neutralité carbone, d’ici 2050. L’étape intermédiaire fixée est de décarboner de 20 % le portefeuille pour 2025. Aujourd’hui, le pilotage carbone d’un portefeuille fait partie du quotidien de son gérant. Auparavant, il consultait différents paramètres comme la performance financière. Maintenant, avant d’investir, il regarde les mêmes informations, plus l’empreinte carbone. C’est une modification concrète des pratiques du métier qui a progressé en quelques années. Les modes de décisions ont changé. La dimension extra financière s’est imposée peu à peu et influence désormais la gouvernance.

S’agissant du passif, il est plus difficile d’avoir une approche globale. Les établissements financiers sont encore dans une phase exploratoire sur ce point. Chez AXA, précise Céline Soubranne, le pilotage se conçoit plutôt à l’échelle d’un pays, car le phénomène est certes planétaire, mais d’une zone géographique à une autre, ses manifestations (canicules, inondations,...) varient beaucoup. Dans ce patchwork de particularités, la position d’un acteur mondial est plus aisée à tenir grâce à la consolidation au niveau de son risk management. Le modèle en cours d’élaboration tente d’intégrer au mieux l’accroissement visible de la fréquence et de la sévérité des manifestations de la nature. Il interroge également sur la tarification à adopter pour les absorber. L’évolution de l’activité passe par exemple par des « business units » sur les opportunités à saisir, ou encore par l’assurance paramétrique. Ce concept, sur la base d’un indice météo, déclenche des couvertures d’assurance ou des indemnisations. Cette récente forme d’assurance, indicielle, est une des réponses futures pertinentes.

AXA opte pour un traitement collectif et systémique, quel que soit le secteur d’activité, pas seulement la finance. Car pour donner aux flux pécuniaires la direction de la décarbonation, la finance dépend bien sûr de l’innovation et de ce que le milieu industriel propose. Il n’est pas acquis non plus que le citoyen épargnant ou l’assuré ait conscience qu’en faisant des choix sur la façon de placer son argent ou celle de choisir son contrat, il agit pour l’environnement ou pour la planète. Le consommateur corrige son attitude dans certains achats, il s’informe par exemple du nutri-score ou de la provenance d’un produit, mais en ce qui concerne les placements, il en est encore aux prémices.

Les initiatives volontaires se multiplient, mais sans coordination, elles s’éparpillent, inefficaces. Le régulateur a donc un rôle primordial d’harmonisation à jouer. D’autant que si le risque devient systémique, il n’est plus assurable et pose la question de la soutenabilité du business model du métier.

 


Côté économiste


En matière de changement climatique,  le directeur de recherche au CNRS Patrick Criqui distingue les transformations de la société destinées à le supporter de celles destinées à le limiter. Ce sont deux volets complètement séparés. Face au danger, dans le premier cas, il s’agit d’adaptation, et dans le deuxième d’atténuation du problème dont nous sommes à la fois l’auteur et la victime. Plusieurs courants de pensée ressortent. Ceux qui ignorent le problème, éventuellement climato-sceptiques, prédisent que la lutte contre le changement climatique imposera des contraintes au déploiement des activités économiques ; chacune ralentissant la croissance. Viennent ensuite ceux qui ne s’intéressent pas particulièrement au sujet mais qui, de plus en plus, intègrent sa réalité, considérant que la politique économique ne peut pas l’ignorer. Elle impose des réactions. Une troisième conception regroupe ceux qui travaillent explicitement sur les liens entre l’économie et l’environnement. Certains d’entre eux respectent fidèlement les fondements de la théorie économique. C’est le cas de William Nordhaus, prix Nobel d’économie en 2018, justement pour ses travaux sur le changement climatique. Dans leur logique puriste, il faut à la fois mesurer ses coûts et ceux de la lutte contre son aggravation. Après quoi se détermine l’équilibre selon le concept d’optimum de pollution (assez étrange pour un non économiste). Autrement dit, économiquement, la lutte contre le changement climatique se justifie jusqu’au point où elle coûte plus cher que de s’adapter. Ce mode de décision présuppose la maîtrise du calcul des coûts du changement climatique. Mais est-ce vraiment le cas ? La dernière position concerne ceux qui s’intéressent aux politiques climatiques. Leur approche s’appuie sur le principe de précaution. Elle considère qu’un gouvernement informé par des experts scientifiques doit donner un objectif limitatif à ce qui est perçu comme une menace. Ainsi, l’objectif de 2°C a constitué pendant des années la référence commune des politiques climatiques. Le pouvoir, informé par les sciences du climat, établit un cap exogène pour l’économiste. Ce dernier recherche alors la manière la plus efficace de l’atteindre, avec des solutions à moindre coût.

La difficulté à estimer les risques du passif se rencontre identiquement pour toute activité qui tente d’évaluer les coûts du changement climatique. Le raisonnement coûts/bénéfices paraît inapproprié, et il semble plus réaliste de se concentrer sur des scénarios d’atténuation. Ainsi, sont envisagés objectivement des avenirs probables. Au départ, décrit le chercheur, est généralement fixée une hypothèse qualifiée de « business as usual » (routinière), dans laquelle la situation habituelle file librement et l’observateur scrute l’évolution du système. Suivant cette technique, la consommation en énergie actuelle, à titre d’exemple, nous conduit rapidement à des configurations avec 4 ou 5°C d’augmentation des températures. Aux yeux des climatologues, un tel avenir tient de la catastrophe pour ne pas dire du cataclysme. Les économistes qui travaillent sur ces perspectives hypothétiques angoissantes recherchent les conditions nécessaires pour les faire passer de 4 à 3, puis à 2°C. L’idéal serait un scénario qui se rapprocherait de 1,5°C parce qu’il correspond au point de neutralité carbone. Concrètement, la neutralité carbone espérée en 2050 signifie qu’à cette date, les émissions résiduelles de gaz à effet de serre seraient compensées par les absorptions naturelles éventuellement renforcées par d’autres dispositifs. L’équilibre serait établi entre émission e t absorption.

La lutte contre le changement climatique propose plusieurs voies. La première s’appelle la sobriété énergétique individuelle (mettre un pull, se déplacer à vélo) et collective (ville favorable aux transports vertueux). La deuxième recherche l’efficacité énergétique. Autrement dit, continuons à chauffer à 22°C, mais utilisons une chaudière performante dans un bâtiment thermiquement isolé. En troisième lieu, la neutralité carbone nous pousse à  remplacer les énergies fossiles à l’horizon 2050 par des énergies non carbonées. Cependant, celles-ci sont peu nombreuses et n’ont pas que des qualités. Ainsi, les énergies renouvelables, outre leur rendement dérisoire, présentent, pour partie, le défaut d’une production intermittente liée aux aléas naturels, à quoi s’ajoutent pour certaines une fabrication polluante, une durée de vie médiocre, et un démantèlement problématique. Quant à l’énergie nucléaire, elle pâtit dans l’opinion d’une image diabolisée par des ONG sur tous les médias depuis des décennies. Quatrième et dernier élément, le passage aux énergies décarbonées entraîne des modifications de marchés. L’automobile en fournit un bon exemple avec le remplacement progressif du moteur à explosion par le moteur électrique. Encore faut-il que l’électricité utilisée pour charger les batteries de la voiture soit produite à partir de sources bas carbone. Malgré les difficultés, il doit bien être possible de construire des combinaisons valables à partir de ces quatre voies.








Quelques-uns avancent une autre stratégie. Ils  posent la question de savoir si la décroissance de l’économie n’offrirait pas une solution. Les effets observés sur l’environnement pendant le confinement du mois de mars 2020?suggèrent peut-être d’en organiser un périodiquement, volontaire, pour réduire de 50 % nos émissions. Mais à bien considérer la question, il ne faut pas occulter ses conséquences économiques lourdes. De plus, toute consommation n’a pas diminué de façon drastique. Ce qui était vrai pour le transport, était faux pour le chauffage, et des usines ont continué à produire. Et l’impact négatif est manifeste : déstabilisation de l’économie et chômage en hausse. La décroissance est source de calamités immédiates. A priori, pour Patrick Criqui, il semble plus judicieux de viser une croissance au sein de laquelle sont découplées les consommations d’énergies fossiles et l’activité économique. La transformation des systèmes de production et de consommation d’énergie doit également porter ses efforts sur la création d’activités et d’emplois. L’évolution de la société vers la transition énergétique n’est pas obligatoirement synonyme de marasme économique ni de chômage. Il faut modifier l’activité économique et la croissance pour les rendre compatibles avec des objectifs environnementaux. Plutôt que la décroissance, il faut rechercher une croissance environnemento-compatible.

Il existe une méthode qui apparaît efficace : l’instauration d’une taxation du carbone. Sur le papier, c’est de loin la meilleure solution. Toute énergie devrait payer ses coûts environnementaux. Mais le débat brûlant sur la taxe carbone a été le déclencheur de la crise des gilets jaunes, si bien que les sciences économiques touchent là à leurs limites. Théoriquement, les dirigeants savent quoi faire, mais le déploiement de cette réforme n’est pas accepté par le public. Soulignons que, dans les travaux de la convention citoyenne sur le climat, il n’a pas été question de taxe carbone alors qu’elle ressort comme un élément essentiel pour résoudre le problème.

L’Union européenne s’est engagée dans une grande classification de toutes les activités économiques au regard de leur empreinte sur le climat, sur la biodiversité, les écosystèmes, etc. En a découlé l’obligation légale, à compter de mars 2021, de publier l’empreinte environnementale de ses produits pour le secteur financier. Produit financier par produit financier, produit d’épargne par produit d’épargne, il faut préciser pour chacun sa part verte dans les documents commerciaux ou pré contractuels, ainsi que dans les relevés périodiques de la clientèle. La taxonomie établie par l’UE apporte aux professionnels la référence pour spécifier l’impact de leurs produits financiers. Cette information peut guider un consommateur dans sa façon d’épargner. L’action du régulateur donne là des repères communs et uniformise la communication.

Les États sont absolument incontournables dans la recherche de la neutralité carbone, estime le chercheur, parce qu’ils dictent les grandes orientations politiques nationales et parce qu’ils conçoivent les interactions internationales. La COP21?a ainsi concrétisé l’aboutissement d’un quart de siècle de négociations mondiales. De leur côté, société civile et experts sensibilisent l’opinion et tracent les voies de la décarbonation. Conjointement, les ONG ont développé une mécanique intéressante avec les classements qu’elles diffusent, les rapports qu’elles éditent. La pression générée porte l’attention sur les pratiques des sociétés et nourrit le mouvement d’amélioration. Les entreprises tiennent aussi un rôle majeur. Nul ne fera la transition énergétique et climatique sans elles ou contre elles. Enfin, les citoyens ont tous un impact à travers leur consommation, leurs choix, leurs comportements pour contribuer à la transition. La décarbonation est une œuvre collective.

C2M

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