Article précédent

Si l’on accuse bien souvent la justice d’être une machine, n’est-ce pas au contraire parce qu’elle est profondément humaine qu’elle est le théâtre et le vecteur de sentiments parfois intenses ? Des parties au public en passant par le juge, l’émotion n’épargne personne. Pourtant, au lieu de rassembler, elle divise, est source de malentendus. C’est donc pour tenter de trouver un dénominateur commun, tout en explorant ses différentes facettes, que la Mission « Droit et Justice » et l’Institut de sciences pénales et de criminalité d’Aix-Marseille ont tenu, début juin, une conférence passionnante sur le sujet.
Le 14 avril 2021, l’ultime décision rendue dans l’affaire Sarah Halimi provoque l’émoi. La Cour de cassation vient de trancher : Kobili Traoré est pénalement irresponsable du meurtre antisémite de cette femme de 65 ans ; il n’y aura donc pas de procès. Les réactions ne se font pas attendre. Sous le choc, des citoyens défilent dans les rues : comment peut-il y avoir crime sans châtiment ?
« À l’instar de l’affaire Halimi, plusieurs décisions récentes ont soulevé une émotion légitime, car les faits en cause étaient très graves et [le public] espérait une autre [issue]. Pour autant, la justice, elle, ne doit pas être rendue sous le coup de l’émotion : elle doit savoir l’entendre, l’accueillir, mais aussi rester à distance. Ces réactions montrent donc aussi que le rôle de la justice et son fonctionnement sont souvent mal connus et mal compris » analyse le professeur de droit Jean-Baptiste Perrier, en préambule d’une conférence destinée à explorer toutes les facettes de « La justice face à l’émotion », organisée début juin par la Mission de Recherche « Droit et Justice » et l’institut de sciences pénales et de criminalité d’Aix-Marseille.
Que dit de la justice l’émoi des citoyens ?
François Molins opine : il peut en effet y avoir une incompréhension majeure lorsqu’un magistrat prend une décision conforme au droit mais perçue comme injuste. Sur ce point, « émotion et droit ne se rejoignent pas forcément », admet le procureur général près la Cour de cassation.
Pour Cécile Vigour, directrice de recherche au CNRS et enseignante à Science Po Bordeaux, l’émotion suscitée par certaines décisions est éloquente et soulève une question « rarement abordée » : comment les citoyens reçoivent-ils l’exercice de la justice ?
À ce titre, son enquête menée par entretiens collectifs entre fin 2015 et juin 2017 met en évidence que ces derniers ressentent d’abord de la peur, associée à la défiance, mais aussi à la méconnaissance et à l’incertitude. Ils sont également nombreux à avoir l’impression d’être « écrasés » par une autorité imposante, qu’ils indiquent par ailleurs « respecter », sous l’influence du décorum judiciaire. Les personnes qui ont eu une expérience avec la justice éprouvent pour leur part majoritairement un sentiment de violence à son encontre, qu’elle tienne à la dureté des interactions entre les parties, avec les magistrats et les avocats, ou à l’intensité des émotions liées à l’affaire. Dans la même veine, un questionnaire déroulé en janvier 2018 révèle que 40 % des sondés n’éprouvent que des sentiments négatifs à l’égard de la justice, surtout quand ils ont déjà eu affaire à la justice ou à la police.
Cécile Vigour indique d’autre part que l’analyse des émotions permet de décrypter les attentes des justiciables, et, ainsi, d’expliquer le décalage entre les décisions et leurs attentes. La chercheuse souligne dans un premier temps que la colère et l’incompréhension signalent un ordre perçu comme injuste, inégalitaire voire inadapté. « Le caractère perçu comme injuste de certaines décisions tient au fait que magistrats et avocats ne prendraient pas suffisamment en compte le vécu des justiciables. Or, les citoyens expriment des attentes fortes en termes d'empathie, de reconnaissance de la part de magistrat. Ainsi, se penser dans son bon droit et devoir renoncer à ce qu’une autorité juridictionnelle le reconnaisse publiquement reste difficile à accepter, surtout pour les personnes les moins favorisées », explique-t-elle.
Autre point saillant : l'identification aux victimes est une tendance forte parmi le public, qui va prêter en revanche une moindre attention à certains principes qui fondent l’État de droit, comme le respect de la présomption d’innocence ou encore la capacité à administrer la preuve quant à la culpabilité des prévenus, met en exergue Cécile Vigour.
Enfin, cette dernière constate que les citoyens sont généralement
remontés contre ce qu’ils qualifient de « trop grande clémence
judiciaire ». À leurs yeux, des sanctions insuffisantes accentueraient
le sentiment d’impunité, accroîtraient l’engagement dans la délinquance et
remettraient en cause le sens de la peine. « Toutefois, nos enquêtes
montrent que le sentiment punitif est tempéré par une finalité complémentaire
de transformation morale des condamnés. Pour le public, ce qui importe est que
la peine infligée permette à l'auteur de prendre conscience de la gravité des
faits, afin que cela change son comportement », note Cécile Vigour.
Elle remarque ainsi un écart « très fort » entre les
appréciations générales de la justice, très critiques, et les jugements que les
citoyens adoptent face à des cas concrets. D’un côté, la justice devrait être
plus sévère, notamment en cas d'atteinte à l’intégrité physique des personnes,
face à la délinquance économique et financière, ou face à la délinquance des
mineurs, développe la chercheuse, qui précise que ces représentations
abstraites sont alors socialement et politiquement très différenciées. En
revanche, les mêmes personnes sondées s’avèrent beaucoup moins punitives quand
elles sont mises en situation de juger face à des cas concrets. « On
leur avait soumis des affaires de vols à l’arrachée, y compris avec violence,
de conduite en état d’alcoolémie, d’utilisation d’un fusil dans l’espace
public, et cette fois, le choix des peines sur ces cas concrets n’a dépendu ni
de leur orientation politique ni de leur appartenance sociale ou
professionnelle », témoigne Cécile Vigour, qui rapporte un autre fait
frappant : la similarité des critères que les citoyens ont alors pris en
compte par rapport aux critères mobilisés par les magistrats.
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *