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La justice face à l’émotion


lundi 5 juillet 202130 min
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Si l’on accuse bien souvent la justice d’être une machine, n’est-ce pas au contraire parce qu’elle est profondément humaine qu’elle est le théâtre et le vecteur de sentiments parfois intenses ? Des parties au public en passant par le juge, l’émotion n’épargne personne. Pourtant, au lieu de rassembler, elle divise, est source de malentendus. C’est donc pour tenter de trouver un dénominateur commun, tout en explorant ses différentes facettes, que la Mission « Droit et Justice » et l’Institut de sciences pénales et de criminalité d’Aix-Marseille ont tenu, début juin, une conférence passionnante sur le sujet. 

 


Le 14 avril 2021, l’ultime décision rendue dans l’affaire Sarah Halimi provoque l’émoi. La Cour de cassation vient de trancher : Kobili Traoré est pénalement irresponsable du meurtre antisémite de cette femme de 65 ans ; il n’y aura donc pas de procès. Les réactions ne se font pas attendre. Sous le choc, des citoyens défilent dans les rues : comment peut-il y avoir crime sans châtiment ?

« À l’instar de l’affaire Halimi, plusieurs décisions récentes ont soulevé une émotion légitime, car les faits en cause étaient très graves et [le public] espérait une autre [issue]. Pour autant, la justice, elle, ne doit pas être rendue sous le coup de l’émotion : elle doit savoir l’entendre, l’accueillir, mais aussi rester à distance. Ces réactions montrent donc aussi que le rôle de la justice et son fonctionnement sont souvent mal connus et mal compris » analyse le professeur de droit Jean-Baptiste Perrier, en préambule d’une conférence destinée à explorer toutes les facettes de « La justice face à l’émotion », organisée début juin par la Mission de Recherche « Droit et Justice » et l’institut de sciences pénales et de criminalité d’Aix-Marseille. 

 

 

Que dit de la justice l’émoi des citoyens ?

François Molins opine : il peut en effet y avoir une incompréhension majeure lorsqu’un magistrat prend une décision conforme au droit mais perçue comme injuste. Sur ce point, « émotion et droit ne se rejoignent pas forcément », admet le procureur général près la Cour de cassation. 

Pour Cécile Vigour, directrice de recherche au CNRS et enseignante à Science Po Bordeaux, l’émotion suscitée par certaines décisions est éloquente et soulève une question « rarement abordée » : comment les citoyens reçoivent-ils l’exercice de la justice ? 

À ce titre, son enquête menée par entretiens collectifs entre fin 2015 et juin 2017 met en évidence que ces derniers ressentent d’abord de la peur, associée à la défiance, mais aussi à la méconnaissance et à l’incertitude. Ils sont également nombreux à avoir l’impression d’être « écrasés » par une autorité imposante, qu’ils indiquent par ailleurs « respecter », sous l’influence du décorum judiciaire. Les personnes qui ont eu une expérience avec la justice éprouvent pour leur part majoritairement un sentiment de violence à son encontre, qu’elle tienne à la dureté des interactions entre les parties, avec les magistrats et les avocats, ou à l’intensité des émotions liées à l’affaire. Dans la même veine, un questionnaire déroulé en janvier 2018 révèle que 40 % des sondés n’éprouvent que des sentiments négatifs à l’égard de la justice, surtout quand ils ont déjà eu affaire à la justice ou à la police. 

Cécile Vigour indique d’autre part que l’analyse des émotions permet de décrypter les attentes des justiciables, et, ainsi, d’expliquer le décalage entre les décisions et leurs attentes. La chercheuse souligne dans un premier temps que la colère et l’incompréhension signalent un ordre perçu comme injuste, inégalitaire voire inadapté. « Le caractère perçu comme injuste de certaines décisions tient au fait que magistrats et avocats ne prendraient pas suffisamment en compte le vécu des justiciables. Or, les citoyens expriment des attentes fortes en termes d'empathie, de reconnaissance de la part de magistrat. Ainsi, se penser dans son bon droit et devoir renoncer à ce qu’une autorité juridictionnelle le reconnaisse publiquement reste difficile à accepter, surtout pour les personnes les moins favorisées », explique-t-elle. 

Autre point saillant : l'identification aux victimes est une tendance forte parmi le public, qui va prêter en revanche une moindre attention à certains principes qui fondent l’État de droit, comme le respect de la présomption d’innocence ou encore la capacité à administrer la preuve quant à la culpabilité des prévenus, met en exergue Cécile Vigour.

Enfin, cette dernière constate que les citoyens sont généralement remontés contre ce qu’ils qualifient de « trop grande clémence judiciaire ». À leurs yeux, des sanctions insuffisantes accentueraient le sentiment d’impunité, accroîtraient l’engagement dans la délinquance et remettraient en cause le sens de la peine. « Toutefois, nos enquêtes montrent que le sentiment punitif est tempéré par une finalité complémentaire de transformation morale des condamnés. Pour le public, ce qui importe est que la peine infligée permette à l'auteur de prendre conscience de la gravité des faits, afin que cela change son comportement », note Cécile Vigour. Elle remarque ainsi un écart « très fort » entre les appréciations générales de la justice, très critiques, et les jugements que les citoyens adoptent face à des cas concrets. D’un côté, la justice devrait être plus sévère, notamment en cas d'atteinte à l’intégrité physique des personnes, face à la délinquance économique et financière, ou face à la délinquance des mineurs, développe la chercheuse, qui précise que ces représentations abstraites sont alors socialement et politiquement très différenciées. En revanche, les mêmes personnes sondées s’avèrent beaucoup moins punitives quand elles sont mises en situation de juger face à des cas concrets. « On leur avait soumis des affaires de vols à l’arrachée, y compris avec violence, de conduite en état d’alcoolémie, d’utilisation d’un fusil dans l’espace public, et cette fois, le choix des peines sur ces cas concrets n’a dépendu ni de leur orientation politique ni de leur appartenance sociale ou professionnelle », témoigne Cécile Vigour, qui rapporte un autre fait frappant : la similarité des critères que les citoyens ont alors pris en compte par rapport aux critères mobilisés par les magistrats.






 

Magistrats : « l’endurcissement ne doit jamais dégénérer en insensibilité »

Les magistrats, justement, parlons-en. Concilier droit et émotion : cet exercice, ils y sont quotidiennement confrontés. Mais la justice suscite un double mouvement contradictoire, observe François Molins : « Les citoyens rêvent d’un juge dénué de toute subjectivité, tout en redoutant d’avoir affaire à un juge-robot insensible à la souffrance de l’autre. » Dans les faits, le magistrat se situe assez loin des deux extrémités de ce spectre. Face à l’émotion brute, il doit certes « se reculer » pour conserver son impartialité, souligne le procureur général près la Cour de cassation. En portant une robe lors de l’audience, la personne s'efface ainsi devant la fonction. De même, le rituel judiciaire et les formules sacramentelles expriment « une certaine méfiance à l’égard des sentiments », concède-t-il. « Le magistrat doit savoir s’extraire au maximum de ses émotions, opine Vincent Vigneau, conseiller à la première chambre civile, car elles peuvent altérer sa perception de la réalité. Il doit examiner les faits avec objectivité, soupeser les éléments de preuve avec rigueur ; il ne peut pas se contenter de ses impressions. En motivant sa décision, il justifie la rationalité de son raisonnement. Et puis, le juge ne peut pas imposer sa propre subjectivité. Il n’est légitime que s’il intervient de façon indépendante. Cette obligation lui impose de s’extraire de tout parti pris. » 

Mais si l’émotion paraît ne pas avoir de place, est-ce qu’un magistrat, en enfilant sa robe, se détache de tout état d’âme ? Bien sûr que non, répond François Molins. Vincent Vigneau ajoute que les juges sont « des femmes et des hommes comme les autres » : à ce titre, ils ne peuvent être insensibles à ce qui se déroule devant eux. « Comme magistrat, j’ai eu l’occasion de ressentir de la colère, du dégoût, de la tristesse, face à des situations dramatiques – l’horreur d’un crime, la douleur d’une victime, le déchirement d’une famille. On peut aussi ressentir de la joie, quand on parvient à réconcilier une famille ou permettre à un mineur en danger de se sortir de sa situation compromettante. » 

Plus que d’être normal, ressentir cette palette d’émotions est bénéfique à la décision, affirme François Molins : « La justice des émotions confine au populisme, mais elle est nécessaire à la raison pour parvenir à un bon jugement. » Si la fonction de juger est rationnelle, elle exige aussi d’autres facultés « plus sensibles », admet-il volontiers. Pour le procureur général, l’acte de juger ne peut se concevoir sans reconnaissance préalable humanité de l’autre, de sa dignité, quoi qu’il ait fait. « On ne peut juger sans chercher à comprendre le point de vue des parties, les raisons de leur comportement, leur histoire. Il importe d'être capable d’identifier ce qui, chez l’autre, nous renvoie à notre propre vie, du côté de l’empathie comme de la répulsion, et de repérer ce qui risque de nous envahir devant le justiciable. » 

Son postulat est simple : une raison sans émotion conduit à de mauvaises décisions, et des émotions mal contenues conduisent à de mauvaises intuitions. « En notre qualité de magistrat, si l’on a le droit d’avoir des émotions, il faut simplement apprendre à les gérer, pour qu’elles ne viennent pas perturber notre exercice professionnel, mais au contraire l’enrichir », assure le procureur général. Ne pas redouter les émotions, donc, mais au contraire savoir les repérer et s’en servir. Et il s’agit d’un apprentissage constant, précise François Molins : celui « de la bonne résistance à l’émotion, dans le bon sens, avec la conscience que l’endurcissement ne doit jamais dégénérer en insensibilité, car les magistrats doivent être ancrés dans la société, à l’écoute des aspirations de leurs concitoyens. L'humanité de la justice n’est pas une faiblesse, c’est ce qui constitue sa raison d’être. » 

 


 

Formé à l’émotion… et par l’émotion

Cet apprentissage constant du juge à s’approprier l’émotion, Youssef Badr, magistrat et responsable de formation à l’École Nationale de la Magistrature (ENM), en fait son cheval de bataille. En 2008, il prête serment avec ses camarades de promotion. Tous sont reçus à l’époque par le premier président de la cour d’appel de Bordeaux, un certain Bertrand Louvel, qui deviendra par la suite Premier président de la Cour de cassation. Le magistrat les accueille par ces mots : « Je vous mentirais si je vous disais que vous avez choisi une profession faite de repos et de tranquillité ». « On comprend alors que l’émotion, on y fera face tous les jours, et qu’on devra se former à la gérer », se souvient Youssef Badr. 

Comment former les magistrats à prendre en compte leurs émotions ? Depuis environ cinq ans, l’ENM organise, en formation initiale, des journées sur la gestion des émotions, pour faire réfléchir les jeunes auditeurs de justice sur ce qu’ils ressentent et sur la façon de maîtriser ces émotions. La formation continue n’est pas en reste, indique-t-il. Aujourd’hui, le catalogue compte de multiples formations – de la gestion du stress à l’approche systémique des magistrats en passant par les situations de violences et conflit – qui ont la cote auprès des magistrats, « car c’est un lieu d’écoute à l’abri des regards, au sein duquel ils peuvent venir exprimer leurs émotions, débriefer, pour apprendre à réagir différemment ». 

On apprend notamment aux élèves et aux magistrats à prendre en compte l'émotion de tous leurs partenaires, ajoute Youssef Badr. À ce titre, un intervenant à l’ENM avait raconté le procès à huis clos de Mama Galledou, brûlée à 60 % suite à l’incendie criminel d’un bus en 2009. À l’issue du procès, avait-il évoqué, l’un des accusés, auquel on reprochait d’avoir allumé le feu, refusait de s’exprimer. Un avocat avait alors demandé à faire entendre la mère de cet accusé. Le président avait fait droit à cette demande, et la mère du jeune homme avait supplié son enfant de reconnaître les faits. La cour d’assises avait été submergée par l’émotion : le mineur avait finalement reconnu les faits, et avait été condamné à une peine considérée à l’extérieur comme faible, mais qui tenait compte de cette émotion qui avait abouti à la manifestation de la vérité. « L’intervenant avait terminé son récit par une phrase qui avait scotché tous les élèves-magistrats : “la cour d'assises a condamné l’accusé à 9 ans, car elle a compris que si sa mère était la seule personne capable de lui faire reconnaître les faits, alors ce mineur n’était toujours qu’un enfant, pas le criminel présenté dans les médias” », se remémore Youssef Badr. « Cet exemple montre que les émotions peuvent mener à des moments d’audience incroyables dont les acteurs se souviennent jusqu’à la fin de leur vie. Développer l’interprofessionnalité est donc très important. Cela permet de nous rappeler qu’il faut prendre en compte la parole de l’avocat, des témoins, et apprendre à se nourrir des sciences sociales qui entourent l’acte de juger », insiste-t-il. Enfin, la gestion des émotions va de pair avec l’usage des réseaux sociaux, précise le magistrat. « Quand vous voyez sur les réseaux des choses qui vous font bondir, vous devez apprendre à ne pas réagir, mais au contraire, à tourner sept fois votre doigt sur le clavier de votre téléphone avant répondre. Cela permet d’éviter un certain nombre de dérapages. »

Non seulement la gestion des émotions fait partie des enseignements délivrés aux magistrats, mais Youssef Badr constate que formation et émotion sont également directement liées dans une tout autre dimension. En effet, l’émotion du public amène très souvent à questionner la légitimité de ses juges… et donc, leur formation. La question a tendance à revenir très fréquemment dans l’actualité, observe-t-il.
Le magistrat prend l’exemple de l’affaire des policiers brûlés à Viry-Châtillon (91), dans laquelle l’arrêt rendu en appel par la cour d'assises des mineurs de Paris, plus clément qu’en première instance, a suscité l’indignation des syndicats de policiers, après la condamnation de cinq jeunes à des peines allant de 6
à 18 ans de réclusion criminelle et à l’acquittement de huit autres. « Parmi les revendications du public, ce qui revenait tout le temps, au-delà du verdict, était la question de l’apprentissage des juges : sont-ils formés ? Connaissent-ils la réalité des contraintes des policiers ? Ne faudrait-il pas créer un stage de police ou de gendarmerie ? » De façon générale, il remarque aussi qu’un certain nombre de thématiques intéressant les citoyens (violences conjugales, violences sexuelles) ramènent également systématiquement à la question de la formation : les magistrats savent-ils ce qu’est un viol ? Connaissent-ils le développement d’une fille mineure ? Est-ce que ces questions sont abordées à l'École nationale de la magistrature ? 

« Beaucoup de nos concitoyens connaissent l’ENM, ils savent que c’est l’établissement qui reçoit les étudiants qui réussissent le concours de la magistrature, mais ils ignorent totalement ce qu’on y fait en formation initiale et continue. Or, l’actualité a un lien direct avec cette formation », revendique Youssef Badr. L’exemple sans doute le plus parlant remonte à 15 ans, avec l’affaire Outreau, qui a engendré une réforme en profondeur de la formation, avec plus de stages, des formations plus poussées sur le recueil de la parole de l’enfant, une augmentation de la durée du stage auprès des avocats, plus de simulations, plus d’intervention de tiers extérieurs à la magistrature : psychologues, avocats, spécialistes de l’enfance… Par ailleurs, en matière de violences sexuelles, le magistrat précise que l’ENM n’a pas attendu la vague « #MeToo » pour créer des formations spécifiques. En revanche, ces dernières ont connu un renforcement, avec la mise en place de cycles dédiés. « On se rend compte que ce qui crée l’émotion publique a toujours une résonnance au sein de l’École, par exemple, après la série d’attentats, l’établissement a créé un parcours “lutte contre le terrorisme”. Ce qui se passe au sein de la société a donc un impact sur l’enseignement. Un impact identifié, travaillé – et c’est là le rôle des coordinateurs de formation, qui doivent identifier ces problématiques, rechercher des besoins, pour pouvoir créer ces modules et les faire évoluer », certifie Youssef Badr.

 

 


Aux assises, des audiences à l’intensité nécessaire

S’il est une juridiction où l’émotion est au centre des débats, « c’est bien la cour d’assises, considère Olivier Leurent. D’abord, en raison de la gravité des faits jugés et des préjudices causés, ensuite, en raison de l’intensité des audiences au cours desquelles les vies sont décortiquées jusqu’aux tréfonds de leur intimité, enfin, en raison des peines encourues particulièrement lourdes, qui font peser un poids considérable sur les juges et les jurés », détaille le président du tribunal judiciaire de Marseille.  

L’émotion joue ici sur trois tableaux : il y a celle de l'accusé qui joue une partie « non négligeable » de sa vie, celle de la victime et de ses proches, qui revivent le cauchemar de l’agression, et celle encore des magistrats et des jurés, « plongés pendant plusieurs jours dans la souffrance » et souvent renvoyés à leur propre parcours de vie. 

Le magistrat distingue deux types de « vagues émotionnelles ». D’abord l’émotion liée à la souffrance exprimée par les parties ou à l’examen de certaines pièces du dossier, mais aussi l’émotion liée au parcours de vie d’un magistrat ou d’un juré, et le trouble que peuvent susciter certains faits quand on y a été soi-même confronté. 

En matière de souffrance exprimée par les parties, le président du tribunal judiciaire de Marseille raconte qu’il se rappelle d’une mère implorant l’accusé, un mineur de 17 ans, auteur du meurtre par strangulation de son fils, à la suite d’une dispute pour une fille qu’ils convoitaient tous les deux. « Elle le suppliait d'expliquer les raisons de son geste. Elle s’est levée au cours de l’audience, très digne, en se rapprochant du box et en s’adressant directement à l’accusé, en le tutoyant, car elle le connaissait depuis son enfance pour être l’un des meilleurs amis de son fils. L’échange qui s’est ensuivi a été d’une authenticité exceptionnelle et d’une intensité émotionnelle inouïe. J’ai laissé cet échange se dérouler, dans un silence de plomb, car le jeune était très renfermé, et j’ai pensé que cette interpellation par la mère était susceptible de susciter une réaction de sa part. » Olivier Leurent revient également sur une décision qu’il a prise dans le cadre de l’affaire du « gang des barbares », laquelle avait profondément choqué la France il y a 15 ans, suite à l’assassinat d’Ilan Halimi, enlevé, séquestré et torturé de janvier à février 2006. En appel, il choisit de faire diffuser à l’audience l’enregistrement sonore d’Ilan suppliant ses parents de verser la rançon réclamée par ses ravisseurs – diffusion qui n’avait pas été faite lors de première instance. « Cet enregistrement envoyé par La Poste aux parents pour faire pression sur eux pendant la séquestration de leur fils, et placé sous scellé, constituait ses dernières paroles avant son assassinat. Je vous laisse imaginer l’effet de sa diffusion, se remémore le magistrat. Pour autant, il s'agissait d'une pièce à conviction officielle, constituée par les accusés eux-mêmes pendant la séquestration. » De la même façon, le président du tribunal judiciaire de Marseille estime que la diffusion de photos de scènes de crimes, contrairement aux albums des autopsies, sont nécessaires pour une bonne compréhension du passage à l'acte, de la réalité des conséquences d’un crime, et « fait partie du processus qui doit aboutir ensuite à la prise de décision ». Pour lui, les moments d’audience très intenses aux assises sont inhérents à la nature des faits jugés dans cette juridiction. Ils sont aussi « nécessaires », car ils permettent aux magistrats et jurés d'appréhender au plus près la réalité des vies qu’ils ont à juger, souligne Olivier Leurent. Des précautions doivent toutefois être prises, indique-t-il. « Savoir gérer l’émotion à la cour d'assises nécessite d’en parler et de préparer au préalable les séquences les plus difficiles. À chaque fois que cela est possible, le président doit prévenir les jurés que les photos qui vont être projetées, ou que telle ou telle déposition, seront des moments éprouvants. Il lui revient aussi d’inviter les parties civiles à avoir la possibilité de se retirer pour ne pas voir certaines photos ou entendre certaines dépositions, et d’organiser des moments de suspension d’audience pour laisser cette émotion s’exprimer dans l'intimité et laisser chacun reprendre ses esprits », soutient Olivier Leurent. Au cours de cette suspension, le président accompagne les jurés pour leur rappeler que l’émotion est normale, mais qu’elle doit rester dans la salle d’audience et ne plus les animer au moment du délibéré. « Il est également nécessaire de leur rappeler que leur émotion ne doit jamais être perceptible de l’extérieur en raison de leur devoir d’impartialité, et que s’ils se sentent submergés par l’envie de pleurer, ils doivent solliciter une suspension. » Il convient en fait de les rassurer sur « leur cheminement » : il y a le temps de l’audience où tout doit être contradictoirement débattu, ce qui peut générer forte charge émotionnelle, « quand il s’agit de retracer des parcours de vie chaotiques, carencés, ou la confrontation à la mort » ; puis le temps du délibéré, où l’émotion ne doit plus avoir sa place et ne « pas polluer la réflexion ». « Pendant l’audience, je les rassurais, en expliquant que le moment de la prise de décision, très anxiogène pour eux, n’était pas encore venu, et qu’ils pouvaient absorber toutes les facettes d’un dossier – factuelles, psychologiques, juridiques, émotionnelles – sans être pollués dans la réflexion par le poids de la responsabilité de devoir juger, et que la prise de décision se ferait collectivement, à la fin des débats », confie Olivier Leurent. Par ailleurs, l’émotion ne s’arrête pas aux portes des prétoires : les cours d’assises ont développé depuis quelques années une prise en charge des jurés en aval, par des psychologues, quand les sessions ont été particulièrement traumatisantes, pour les jurés qui le souhaitent. 

Le deuxième type de « vague émotionnelle » évoqué par le magistrat soulève quant à lui la question de la gestion des émotions à l’audience quand cette dernière réveille chez le juge ou un juré une souffrance personnelle liée à son propre parcours. Il témoigne : « Certains jurés le disent très spontanément : ils ont été confrontés à des tragédies et ne se sentent pas capables de juger certaines affaires. La difficulté réside pour ceux qui conservent cette souffrance en eux, sans doute convaincus qu’ils sauront la gérer le moment venu, et sont submergés pendant les débats ou au cours du délibéré. » Le cas le plus fréquent est celui de la victime de viol ou d’agression sexuelle. « Je me souviens d’une femme s’écroulant en pleurs pendant le délibéré dans une affaire de viol, et ne parvenant plus à débattre sereinement. Il a fallu rouvrir les débats et la faire remplacer par un juré supplémentaire », rapporte Olivier Leurent. La situation est encore plus compliquée, considère-t-il, pour les magistrats professionnels qui, s’ils veulent être dispensés de ce type d’audience, doivent alors en parler à leur chef de juridiction. Or, il n’est pas toujours aisé de dévoiler à son supérieur hiérarchique certains éléments relevant de l’intimité de sa vie privée. 

« Mais c’est également le parcours de vie d’un juré ou d’un juge, avec ses forces et ses fragilités, qui lui donnent sa capacité à comprendre la souffrance des autres, affirme le président du tribunal judiciaire de Marseille. L’idéal pour un juge est de faire de sa propre sensibilité une force, pour savoir mieux écouter ceux qu’il doit juger. Cela passe par une grande connaissance de soi, préalable à l’acte de juger. » 

 


 

Un contentieux familial par nature universel

Les assises n’ont cependant pas le monopole de l’émotion. Le contentieux familial s’avère lui aussi le lieu de bien des déchirements. Avocate en droit de la famille, Carine Denoit-Benteux en sait quelque chose : « Ce qui est très particulier en la matière, c’est que cela touche tout le monde. Tout le monde a vécu directement ou non un différend familial, et dans ce domaine, on réagit beaucoup par rapport à sa propre histoire, son cadre de référence. C’est l’histoire et le bagage de chacun. Le conflit familial est la confrontation de ces cadres de référence. » 

L’avocat n’est donc pas épargné par l’émotion. « Quand on choisit ce métier, c’est qu’on aime les gens, qu’on a envie d’être là pour eux, de leur être utile. Quand on est avocat de la famille, on fait plus que les accompagner : on les porte, presque. » À son tour, Carine Denoit-Benteux livre quelques souvenirs marquants. Elle relate qu’un jour, un homme la saisit en appel. Ce client, avocat lui-même, est accusé de violences. La décision rendue en première instance est objectivement correcte, mais difficile à accepter pour lui. Il doit verser une très grosse prestation compensatoire à sa femme, qui cesse de travailler pendant la procédure de divorce, et surtout, il se retrouve avec un droit de visite et d’hébergement réduit. « Mon cabinet travaille beaucoup, et nous obtenons une décision magnifique : pas de prestation compensatoire, pas de faute, résidence alternée. Mais la décision est tellement magnifique qu’elle est violente pour la mère. Leur fille prend parti pour elle et dit au père : “tu es content de ta belle décision ? Eh bien je ne mettrai plus jamais les pieds chez toi”. Ce jour-là, je n’ai pas tout gagné, j’ai tout perdu. » En matière familiale, il ne s’agit pas de gagner, mais de rassembler, insiste l’avocate. « J’ai encore beaucoup d’émotion en vous parlant de ça, mais c’est important de le dire et d’en faire prendre conscience, car les avocats ne sont pas formés à la gestion des émotions de leurs clients ni de leurs propres émotions », regrette-t-elle.

Carine Denoit-Benteux partage également l’histoire d’un client, militaire, qui avait rencontré une jeune fille, laquelle était tombée enceinte avant de le quitter. Le dossier met en évidence que cette femme a grandi sans père, qu’elle n’a pas de référence paternelle, n’en souhaite pas pour sa fille, et accuse son ex-compagnon de tous les maux. « Cela prend trois ans pour résoudre la situation. On a finalement une décision de la cour d’appel où l’on sent l’émotion du magistrat, qui a conscience que le parcours judiciaire a été très long pour ce jeune homme, mais que celui-ci arrive au bout du chemin, et il juge alors important de lui dire ce qu’il a besoin d'entendre. Car la lourdeur du parcours judiciaire ne s’efface pas, la douleur et la privation de son enfant ne s’effacent pas non plus », pointe l’avocate. Elle le déplore : la matière familiale est un contentieux de masse, où l’on demande au magistrat « de rendre en masse » des décisions qui engagent les familles. Cela met une « pression considérable » sur les épaules des magistrats, très affectés par la violence de ces contentieux, signale Carine Denoit-Benteux. 

L’avocate évoque une autre anecdote : elle raconte qu’elle est contactée par une femme de 40 ans, épuisée par le contentieux du divorce de ses parents. Elle reçoit la mère, et comprend que le sujet est exclusivement financier : cette dame souhaite 200 000 euros de prestation compensatoire, alors que son futur ex-mari ne compte pas donner un centime de plus que 100 000 euros. Et cela fait cinq ans que chacun campe sur sa position. « J’appelle ma consœur, je lui propose un rendez-vous, et en une heure, on trouve un accord », se souvient-t-elle. La mère explique au père qu’elle est très préoccupée des liens entre ses deux filles qui ne se voient plus, car géographiquement très éloignées, et qu’elle tient à rester dans la maison familiale, pour que ce soit un lieu de rassemblement. Elle explique que pour créer une chambre supplémentaire, cela va coûter tant, que pour garder la maison, cela va coûter ça, et qu’au total, elle en a pour un peu plus de 222 000 euros. « Jusqu’alors, elle n’avait jamais parlé en termes de besoins, mais toujours en termes de demandes, et son mari lui demande pourquoi elle ne le lui a jamais expliqué ainsi », rapporte l’avocate. Immédiatement, les deux époux parviennent à une réorganisation patrimoniale et conviennent d’une donation en nue-propriété à leurs filles. « On s’aperçoit que l’expression de l’émotion, du besoin, est fondamentale, en particulier en matière familiale », observe Carine Denoit-Benteux. 

Si la justice rendue doit permettre un règlement durable du différend, le juge a cependant peu de clefs pour permettre l’apaisement des maux – raison pour laquelle le règlement amiable se développe, fait remarquer l’avocate. « Les différends familiaux sont sources de nombreuses émotions, mais aucun adulte ni aucun enfant n’a appris à gérer les conflits et ce qui en découle. Or, les clefs de communication, de vivre ensemble, devraient être enseignées de la même manière que sont enseignées la grammaire et l’anglais. Si l’on donnait ces clefs à des adultes en devenir, les séparations seraient vécues autrement par les familles et les acteurs de la justice. » 

 


 

Dans les catastrophes sanitaires, ressenti vs incertitude scientifique

Il y a un autre type de drame, auquel on ne pense peut-être pas spontanément, qui soulève pourtant une émotion collective : ce sont les catastrophes sanitaires. 

Capucine Lanta de Bérard, avocate en droit de la santé, précise que les faits dont il est question, entraînant ou susceptibles d’entraîner des maladies, des infirmités ou des décès, ont la particularité d’être sériels, puisqu’ils vont concerner un nombre élevé de victimes ou de potentielles victimes. En la matière, le décalage dans le temps entre les faits et les effets produit « une émotion particulière », met-elle en exergue. En outre, « la banalité du produit à l’origine de la catastrophe – médicament, dispositif médical, ou, plus simplement encore, l’air que l’on respire – dont on attendait à l’inverse qu’il soigne ou répare, crée un sentiment d’empathie très important, car il est très facile de s’identifier à celui qui est touché. Ce peut être lui, ce peut être moi, et cette perception arrive bien avant que la machine judiciaire se mette en mouvement. » 

De son côté, le traitement médiatique crée une caisse de résonance qui amplifie l’émotion ressentie par les victimes directes et par la société. Ce prisme médiatique est à double tranchant : il fait naître du lien social, car les victimes ont besoin d’exprimer leurs souffrances, mais il accentue certaines caractéristiques de la souffrance des victimes, nuance Capucine Lanta de Bérard. Or, cette surexposition de leur souffrance peut entraîner l’impression que l’affaire est « beaucoup plus simple qu’elle ne l’est », prévient l’avocate. Peut alors se créer un décalage entre le ressenti des victimes, de leurs proches et des témoins, par rapport à ce qu’est vraiment le dossier, et par rapport au traitement judiciaire qui va suivre la catastrophe. Ce qui explique pourquoi les décisions dans ces affaires (affaire du sang contaminé, des hormones de croissance, de l’amiante…) sont rarement satisfaisantes pour les victimes. « On va souvent voir se dessiner des coupables, des responsabilités esquissées rapidement. Or, ce qui caractérise la catastrophe sanitaire, c’est souvent la forte incertitude scientifique sur l’origine », rappelle l’avocate. En effet, la matière est complexe, technique, et prête difficilement au consensus, même en présence d’expertises. Souvent, l’incertitude scientifique va faire obstacle à la reconnaissance de la responsabilité pénale qui, elle, est exigeante, car elle peut s’attacher tant aux liens de causalité qui doivent être certains – ce qui a conduit, par exemple, à un non-lieu dans l’affaire Tchernobyl –, mais aussi à la conscience du danger de la personne poursuivie, dont on va estimer qu’au moment des faits, elle n’était pas suffisante pour entraîner sa responsabilité pénale. « Paradoxe », souligne Capucine Lanta de Bérard, la voie civile, à l’inverse de la voie pénale, permet de recourir à des notions plus souples : obligation de sécurité, obligation de vigilance, ou établissement du lien de causalité par simples présomptions, et permet la reconnaissance de la responsabilité civile plus simplement. Elle reste cependant peu utilisée, et « la raison est à rechercher dans l’émotion », avance-t-elle. L’avocate explique que l’émotion qui surgit du drame conduit bien souvent à la recherche d’un coupable, comme si cela était la seule chose qui pouvait répondre à la souffrance des victimes. « On traverse aujourd’hui une crise sanitaire : on sait bien que des actions ont été engagées sur divers fondements, mais le réflexe pénal est très fort dès lors que la catastrophe sanitaire apparaît ». Problème : la situation conduit à un « surinvestissement de la justice pénale » par les victimes, s’inquiète Capucine Lanta de Bérard. « Beaucoup vous diront qu’ils ont besoin de l’audience pénale pour dépasser le drame ou pour faire leur deuil. Mais c’est terrible, car les instructions sont souvent très longues et les victimes se retrouvent suspendues dans ce qui devrait être leur deuil et leur intimité face à la catastrophe. Cela peut conduire à de nombreuses désillusions dont elles devraient être préservées. » Selon elle, les avocats ont un rôle prépondérant en tant que conseils des parties civiles. « On doit être conscients qu’on ne fait pas que les accompagner judiciairement : on doit aussi les préparer et leur dire ce qu’est la justice, quelles sont ses limites, pour entendre leurs attentes ; pour pouvoir les guider et leur expliquer. » Les avocats ont donc d’autant plus un rôle pédagogique à jouer dans les catastrophes sanitaires. Un moyen, dit-elle, de « dépasser l’émotion », de revenir vers le rationnel, et de préparer au mieux la victime à sa reconstruction.

 

 


Médias : la première information est indélébile

En matière de pédagogie, les médias, qui semblent avoir un rôle tout indiqué, sont cependant régulièrement pointés du doigt pour le sensationnalisme de leurs contenus. La journaliste Olivia Dufour opère un parallèle intéressant : si la justice consiste en des émotions sous le contrôle de la raison, « les médias, c’est à peu près le contraire ». Alors que les professionnels de la justice font l’effort de contrôler les émotions pour être guidés par la raison et s’approcher du juste, l’opinion publique et les médias fonctionneraient, selon elle, de manière inverse. « Mais c’est un effet de système, car les médias, ce sont tous ceux qui s’intéressent à l’affaire, bien plus nombreux que les journalistes présents dans la salle d’audience. À cela, s’ajoutent le cinéma et la télévision, qui s’emparent de certaines affaires pour inventer leur récit et donner leur vision ; ou bien des émissions où l’on mêle de façon toxique des sujets sérieux et rigolos », pointe Olivia Dufour. Tout cela, à ses yeux, participe du système médiatique qui se nourrit de l’émotion : plus cette dernière est paroxystique, plus le système prospère. « On a beaucoup reproché aux médias d’être racoleurs, mais depuis qu’on est tous devenus médias, on comprend que tout fonctionne ainsi », analyse la journaliste. Une affaire devient très médiatique car elle touche dans l’opinion quelque chose de sensible.








La plus grande difficulté est que la première information détermine généralement pour toujours la manière dont les concitoyens vont considérer une affaire. « Dans l’annonce qu’on entend à la radio, on retient deux mots qui s’entrechoquent : “Barbarin / pédophilie”. Jérôme Kerviel, lui, est un salarié écrasé par une épouvantable banque. Jacqueline Sauvage, l’emblème de la lutte contre les violences faites aux femmes. Dans ces affaires, on ne réconciliera jamais l’opinion publique avec le travail judiciaire. L’image s’est figée dès la première information, sur la base de données insuffisantes et perçues par l’émotion plus que par la raison », développe Olivia Dufour. Pour la journaliste, ne pas réussir à faire comprendre au public comment le travail judiciaire a dépassé l’émotion initiale pour arriver au stade de la compréhension d’une affaire est un « échec angoissant ».

Elle reprend l’exemple de l’affaire Kerviel, cet ex-trader qui avait fait perdre 4,9 milliards d'euros à son employeur, la Société Générale, en 2008, avant d’être licencié pour faute lourde et d’être condamné à de colossaux dommages et intérêts. 

Ici, estime-t-elle, l’opinion publique a cristallisé, contre le système financier qui s’effondrait, « une colère individuelle contre le banquier qui vous refuse un prêt, ou qui vous appelle car vous avez 300 euros de découvert, mais qui n’a pas vu qu’un trader jouait des milliards dans son dos », remarque Olivia Dufour. En dépit d’une décision du tribunal correctionnel de Paris de 350 pages, confirmée par la cour d’appel de Paris deux ans plus tard, par un arrêt de la Cour de cassation, et par un arrêt (sur renvoi) de la cour d’appel de Versailles (qui a réduit les dommages et intérêts mais n’est pas revenue sur la condamnation pénale), et malgré le rejet de la demande de révision du procès, « vous pouvez interroger n’importe qui : Kerviel reste David contre Goliath, un gentil salarié viré par sa banque au moment où il commençait à perdre, ce qui est faux. Mais à tout jamais, il demeure une victime. » 

Olivia Dufour revient aussi plus longuement sur l’affaire Sauvage. Elle rappelle que deux décisions de cour d’assises ont condamné deux fois Jacqueline Sauvage à dix ans de prison. Mais ce n’est pas ce que le public retiendra. Car à la sortie du premier procès, déjà, « commence à se distiller dans les médias le résumé succinct selon lequel, lorsqu’une femme, en France, se défend contre un homme qui la bat et viole ses deux filles, prend 10 ans de prison. Pour le public, c’est absolument inaudible. Or, Madame Sauvage a tiré plusieurs balles dans le dos de son mari », souligne Olivia Dufour. La journaliste précise que le dossier et les audiences ont confirmé que l’époux était un tyran domestique, et que la peine à l’égard de Jacqueline Sauvage tenait compte de circonstances atténuantes, intégrant notamment qu’elle était vraisemblablement battue, malgré l’absence de plaintes et de constats médicaux. « Ce qui est inquiétant dans cette affaire, c’est que les associations, portées par les médias, ont trouvé un intérêt à instrumentaliser la décision pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas et aboutir à casser le processus judiciaire. Depuis l’affaire Dreyfus, nous sommes convaincus que les médias sont là pour surveiller la justice et dénoncer ses dysfonctionnements. Avec cette affaire, on voit que la mécanique a été pervertie. On a cassé un processus judiciaire correct, car il n’y avait pas de dysfonctionnement. Le seul dysfonctionnement a été d’accorder une grâce et de discréditer le processus judiciaire », déplore-t-elle. 

La journaliste s’inquiète donc de l’impossibilité, dans des affaires où l’émotion est forte, à faire entendre le (bon) message. « Les décisions de justice, on ne veut pas en entendre parler, on ne veut pas les comprendre, on les ignore : elles choquent, puisque radicalement opposées à l’image émotionnelle fixée à la première annonce. Des gens comprennent bien cette mécanique et sont capables de procéder à une instrumentalisation : c’est ce que j’appelle la tentation du populisme. Si ces affaires se multiplient, il y aura une révolte contre le système judiciaire. Alors que la justice n’aura pas dysfonctionné, mais déplu car l’opinion publique aura été manipulée, on finira par multiplier les jugements médiatiques toxiques voire dangereux », prévient Olivia Dufour. 

 


 

Maintenir la paix sociale

L’émotion peut donc être suffisamment vive, éclatante, puissante, pour marquer durablement la justice et la société, résume Marie Nicolas, maîtresse de conférences à l’Université Clermont Auvergne. « Une émotion forte, soudaine, parfois brutale », décrit-elle.

Depuis l’Antiquité, le célèbre procès de Socrate, celui de Jeanne d’Arc, ont durablement marqué les esprits, même si l’émotion qu’ils ont pu susciter s’est affaiblie, « preuve que le temps est un remède à l’émotion », fait-elle remarquer. Mais il y a des procès où les émotions ne semblent pas s’éteindre, comme celles provoquées par l’affaire du petit Grégory : elles laissent « une trace indélébile dans la société française », et font partie de ces affaires où l’émotion ne s’éteindra peut-être jamais. « L’émotion est immédiate, lointaine, publique, privée, éphémère ou peut-être éternelle. L’émotion est aussi actuelle : des affaires récentes ont rappelé que la justice peut être secouée par l’émotion, qui a fini par la dépasser », observe Marie Nicolas.

Elle rappelle que la justice est faite par les hommes, pour les hommes. Selon Proudhon, elle est « humaine, tout humaine, rien qu’humaine », que ce soit chez ses acteurs, du côté de ceux qui la rendent, qui la subissent et qui l’accompagnent, mais aussi dans ses missions, énumère la maîtresse de conférences. Sa mission principale est de servir les citoyens en appliquant les lois, mais ces dernières peuvent être imparfaites, inadaptées, incomplètes, obsolètes. « Il ne faut pas sous-estimer la difficulté du juge face à ces lois qui contiennent ces défauts, car ils sont soumis à l’obligation de rendre une décision, sous peine de déni de justice. Ils peuvent ainsi se retrouver pris dans un étau, entre une loi imparfaite et l’obligation de rendre une décision », souligne Marie Nicolas. Par ailleurs, croire qu’une loi nouvelle mettra un terme à l’émotion est une illusion, prévient-elle. « Il y aura toujours des règles obscures, difficilement applicables, désuètes, ou tout simplement qui ne conviendront pas à certains. Il faut donc accepter que la justice provoque de l’émotion. » 

Pour la maîtresse de conférences, l’un des défis de la justice et de la société est donc d’apprendre à traiter l’émotion explosive. « Il faudra sans doute continuer à former les magistrats qui, à travers leurs décisions, peuvent provoquer une émotion forte. Mais la justice ne peut pas le faire seule. » Selon Marie Nicolas, universitaires, praticiens, avocats, journalistes, doivent prendre leur part ; renoncer au sensationnalisme, et essayer de manière collective d’apaiser ou « a minima, de dépassionner » le débat : « Cela semble s’imposer avec insistance, et permettra non seulement de garantir la sérénité de la justice et des juges, mais aussi de maintenir la paix sociale. » 

 

Bérengère Margaritelli

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