La protection en droit suisse du travail contre le congé abusif


samedi 27 février 20218 min
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Laurent Gamet, professeur à l’Université Paris-Est et président de la section de droit social de la Société de législation comparée, a organisé, le 18 février dernier, cette conférence axée sur l’approche suisse du licenciement injustifié. Il a invité le professeur Jean-Philippe Dunand, de l’Université de Neuchâtel, à développer le sujet et à répondre aux participants.




Les Suisses n’ont pas de Code du travail mais plusieurs articles de loi qui se cumulent ainsi que des dispositions. Les principales d’entre elles se trouvent dans le Code des obligations (une partie du Code civil suisse), aux articles 319 et suivants qui régissent le contrat de travail ; c’est donc du droit privé. La Suisse a également une législation de droit public, la loi sur le travail, complétée par cinq ordonnances. Cette loi ne représente qu’une portion du droit du travail du pays.

La Constitution de la Suisse intervient faiblement dans les relations de droit privé. Elle vise essentiellement à protéger les citoyens contre l’État, mais elle n’a pas vocation à s’appliquer directement dans les entreprises. Le droit international, de son côté, a peu d’influence, et notamment le droit de l’Union européenne, dont la Suisse n’est pas membre. Le pays connaît une tradition historique de la négociation qui a engendré des dizaines de conventions collectives de travail. Elles ont été établies parfois au sein d’entreprises, parfois au sein d’une branche et trouvent éventuellement une application générale dans l’ensemble de l’ordre juridique suisse. Le droit suisse du travail est certainement un droit libéral : il respecte le principe de la liberté de résiliation, y compris la liberté de résilier le contrat de travail, il n’impose pas de durée légale du travail, ni de salaire minimum national. Les salaires minimaux, lorsqu’ils existent, sont prévus à l’échelle des cantons (l’équivalent du département en France).

 

Protection contre les congés

Concernant le licenciement, le droit suisse (articles 336 et suivants du Code des obligations) distingue trois types de protections contre le congé abusif, le congé en temps inopportun, et le congé immédiat injustifié. Pour le congé abusif, le texte s’intéresse à l’intention, au motif profond de celui qui a notifié le congé. Certains motifs ne se justifient pas dans l’ordre juridique, ils sont considérés comme abusifs. Pour le congé en temps inopportun, ce n’est pas le motif qui pose problème, mais le moment. Il s’agit notamment du licenciement d’un travailleur avec une incapacité de travail en raison de la maladie. Dans ce cas, des règles particulières s’appliquent. Enfin, dans le congé immédiat injustifié, la personne qui résilie ne respecte pas le délai légal, pensant pouvoir se prévaloir d’une cause admissible. Mais si le juge considère que le motif de licenciement avancé n’est pas valable, celui-ci sera déclaré injustifié.

 

Le congé abusif

Cette matière est régie par seulement trois dispositions dans le Code des obligations. L’une traite du principe, une autre de la sanction, et la troisième de la procédure. D’autres normes peuvent s’appliquer en plus, ou à leur place. En effet, il y a également lieu de tenir compte des règles de protection contre le licenciement contenues dans les conventions collectives de travail. Notons que la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes, qui est une loi de droit du travail, protège essentiellement les femmes contre toute discrimination fondée sur le sexe. Cette loi prévoit en qualité de lex specialis quelques règles de protection contre un licenciement discriminatoire. Par ailleurs, le droit de la fonction publique est régi par des spécificités. En Suisse, sont pratiqués des centaines de régimes différents puisque l’État national de la confédération a son propre droit, à l’instar des 26 cantons. De plus, beaucoup de communes ont également leur propre droit en matière de fonction publique. En principe, ce dernier est clairement distinct du droit privé du travail, en réalité cependant, il s’en rapproche de plus en plus. Cette sorte d’osmose progressive fait que le droit de la fonction publique suisse renvoie au droit privé du travail qui, souvent, s’applique à titre de droit public supplétif.

L’article 336 est intitulé « principe ». Il ne définit pas de manière théorique le congé abusif, il énumère néanmoins huit cas principaux aux yeux du législateur qui les a regroupés en deux alinéas. Il est admis que cette liste n’est pas exhaustive. La jurisprudence reconnaît des situations de gravité similaire dans les multiples contentieux touchant le large périmètre du congé abusif. Quelle est la logique suivie par le législateur dans ces huit possibilités recensées ?

À l’alinéa 1, cinq cas concernent autant le congé donné par l’employeur que le congé donné par le travailleur, c’est-à-dire le congé abusif donné par toute partie. Est abusif le congé donné :

Premier cas : pour une raison inhérente à la personnalité de l’autre partie, à moins que cette raison n’ait un lien avec le rapport de travail ou ne porte sur un point essentiel, un préjudice grave au travail dans l’entreprise. Ici est visé le licenciement dit discriminatoire. L’employeur licencie le travailleur pour une raison inhérente à sa personnalité. Un tel congé est abusif, à moins que l’employeur n’amène des preuves libératoires, une raison en rapport avec le travail. Ainsi, licencier un travailleur parce qu’il a été inculpé dans une affaire pénale est une décision inhérente à sa personnalité. En principe, ce licenciement est abusif, sauf si, par hypothèse, l’inculpation ou la condamnation pénale pourrait avoir un lien avec le rapport de travail. Exemple : si l’employeur apprend que son employé a été condamné pour abus de confiance ou escroquerie et qu’il le licencie pour ce motif, le licenciement est abusif. Pourtant, l’employeur peut se prévaloir de cet argument particulier, en l’espèce, s’il travaille dans une banque. Le prétexte valable ici ne le sera pas forcément dans un autre contexte.

Deuxième cas : en raison de l’exercice par l’autre partie d’un droit constitutionnel, à moins que l’exercice de ce droit ne viole une obligation résultant du contrat de travail ou ne porte sur un point essentiel, un préjudice grave au travail dans l’entreprise. Est donc abusif le licenciement notifié à un employé parce qu’il a exercé un droit constitutionnel. Mais là encore, l’employeur peut avancer un motif justificatif (violation d’une obligation résultant du contrat de travail ou préjudice grave sur un point essentiel). Autrement dit, la Constitution ne prime pas dans cette situation si l’employeur peut démontrer que le droit constitutionnel a été utilisé à mauvais escient. Exemple : dans un litige récent, un employeur a découvert qu’un de ses employés était proche d’une secte, et probablement aussi d’un parti d’extrême droite. Il a licencié l’employé pour ces motifs. L’employé a invoqué un congé abusif. En effet, il a été licencié en raison de l’exercice de droits constitutionnels : sa croyance, ses convictions. Licencier une personne pour son affiliation politique est clairement abusif. Or, dans cette affaire, l’employeur était un syndicat proche des idées socialistes sur le monde économique. Les juridictions ont confirmé que le syndicat socialiste, entreprise dite à tendance en Suisse, à but non économique, peut exiger que son salarié ne soit pas proche de l’extrême droite ou d’une secte internationale, et que sinon, cela constituait bien un motif compréhensible de licenciement.

Troisième cas : seulement afin d’empêcher la naissance de prétention juridique de l’autre partie résultant du contrat de travail. Ce cas doit être interprété restrictivement pour éviter que tout licenciement devienne abusif. Exemple : après 20 ans de travail, le travailleur a droit à une indemnité, mais l’employeur le licencie quelques semaines avant pour qu’il ne puisse pas y prétendre.

Quatrième cas : parce que l’autre partie fait valoir de bonne foi des prétentions résultant du contrat de travail. Les Suisses appellent cette attitude, « le congé vengeance », ou « le congé représailles ». Il n’est pas nécessaire que le travailleur prouve qu’il avait effectivement droit à ses prétentions. Il suffit que, de bonne foi, il ait pu croire qu’il y ait eu droit. Exemple : le travailleur pense qu’il a effectué des heures supplémentaires et il demande une compensation financière. En réalité, il ne les a pas exécutées, et l’employeur le licencie. C’est un congé abusif puisque le travailleur pouvait estimer, de bonne foi, qu’il avait effectué des heures supplémentaires et donc qu’il avait droit de réclamer une compensation.

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