Lanceurs d’alertes et fonction publique : des risques de « dérives » ?


mardi 15 novembre 20225 min
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La création récente d’une obligation de protection des lanceurs d’alertes dans la fonction publique, précisée par un décret du 3 octobre 2022, fait craindre à certains un risque d’abus et de multiplication des dénonciations calomnieuses. Quel est le contenu de ce dispositif ? Ces craintes sont-elles fondées ? Le point sur la situation.

 

Les employeurs des trois fonctions publiques ont, dans leur grande majorité, l’obligation de mettre en place un dispositif de protection des « lanceurs d’alerte ». Les lois Waserman n° 2022-400 du 21 mars 2022 et n° 2022-401 du même jour ont modifié le dispositif applicable, mis en place pour l’essentiel par la loi du 9 décembre 2016 dite Sapin II. Elles tendent à améliorer et à renforcer la protection des lanceurs d’alerte, à simplifier les canaux de signalement, ainsi qu’à définir un nouveau statut pour leur entourage. Le décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 « relatif aux procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte et fixant la liste des autorités externes instituées par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte » vient préciser ce nouveau dispositif de protection.

 

Le cadre rénové du lanceur d’alerte

 

Depuis la loi du 21 mars 2022, le lanceur d’alerte est défini comme « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement. Lorsque les informations n’ont pas été obtenues dans le cadre des activités professionnelles mentionnées au I de l’article 8, le lanceur d’alerte doit en avoir eu personnellement connaissance. »

 

Plusieurs assouplissements ont été apportés au dispositif initial de lanceur d’alerte. Ainsi, notamment, alors qu’il était obligatoirement « désintéressé » en 2016, le lanceur d’alerte n’est plus tenu aujourd’hui que de signaler ou de divulguer « sans contrepartie financière directe ». Il peut donc être en conflit financier avec son employeur. Par ailleurs, il peut ne pas avoir eu personnellement connaissance de ce qu’il signale ou divulgue. Enfin, le périmètre des « dénonciations » ainsi que les canaux de signalement ont évolué. À cet égard, il importe de rappeler que la personne qui fait des déclarations intempestives sur Twitter ou Facebook par exemple n’est pas nécessairement un lanceur d’alerte au sens des lois Waserman. En effet, outre que seules certaines situations bien particulières relèvent du mécanisme de lanceur d’alerte, la divulgation publique sans signalement préalable n’intervient que dans des cas bien précis, en cas de « danger grave et imminent » par exemple.

 

Le nouveau dispositif de signalement prévu par le décret du 3 octobre 2022

 

Le décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 « relatif aux procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte et fixant la liste des autorités externes instituées par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte » vient organiser le dispositif de protection rénové par les lois du 21 mars 2022. Très clair et didactique dans sa rédaction, il abroge le décret n° 2017-564 du 19 avril 2017 sur les lanceurs d’alerte et fixe, notamment, le cadre de signalement interne applicable aux entreprises ainsi qu’aux personnes publiques.

 

Toutes les personnes publiques employant plus de 50 agents, à l’exclusion des communes de moins de 10 000 habitants, des établissements publics qui leur sont rattachés et des établissements publics de coopération intercommunale qui ne comprennent parmi leurs membres aucune commune excédant ce seuil de population, doivent mettre en place ce dispositif de protection ou l’adapter aux nouvelles exigences s’il est déjà existant. À cet effet, en substance, le I de l’article 4 du décret n° 2022-1284 détaille le canal de réception interne des signalements et précise leurs modalités de recueil. Soulignons qu’un signalement n’est pas obligatoirement consigné par écrit. Un enregistrement oral est envisageable, selon les modalités prévues à l’article 6 du décret.

 

Ainsi, quand bien même les deux mécanismes sont distincts et doivent relever de deux dispositifs clairement identifiables, un employeur public peut, par des procédures d’orientations complémentaires, développer un outil commun aux lanceurs d’alerte et au signalement des « actes de violence, de discrimination, de harcèlement et d’agissements sexistes dans la fonction publique » tel que prévu par l’article L. 135-6 du Code général de la fonction publique et le décret n° 2020-256 du 13 mars 2020. Incidemment, ce dernier dispositif doit avoir été mis en place le 1er mai 2020 au plus tard. Les article 5 et 7 traitent des personnes ou services recueillant et traitant les signalements. Le dispositif à mettre en place est assez libre. Le référent déontologue peut être chargé de ces missions. L’article 6 précise les garanties – dont le droit à la confidentialité – offertes au lanceur d’alerte.

 

Les risques de dérives dénoncés par le Conseil national d’évaluation des normes

 

Le décret du 3 octobre 2022 a suscité l’émoi des élus qui s’inquiètent des risques de dérives, a souligné le Conseil national d’évaluation des normes. Dans sa délibération du 15 septembre 2022, disponible sur son site Internet, le CNEV indique que « Sans contester le bien-fondé de la protection des lanceurs d’alerte, les représentants des élus soulignent qu’elle pourrait être source de dérives susceptibles de porter préjudice au fonctionnement des services publics et de la fonction publique, qui plus est dans un contexte géopolitique incertain. Ils craignent que les élus locaux deviennent les cibles privilégiées de dénonciations non fondées émanant de citoyens contestataires. Ils appellent, dès lors, à une vigilance accrue sur les risques de délation abusive pouvant être engendrés par notre régime juridique ».

 

Le CNEV a, en conclusion, émis un avis défavorable. Si la « vigilance » doit être de mise, un signalement qui serait diffamatoire ou calomnieux par exemple, serait sanctionnable à ce titre. À cet égard, l’article L. 135-5 du Code général de la fonction publique prévoit que « l’agent public qui relate ou témoigne de faits relatifs à une situation de conflits d’intérêts de mauvaise foi, avec l’intention de nuire ou avec la connaissance au moins partielle de l’inexactitude des faits rendus publics ou diffusés, est puni des peines prévues au premier alinéa de l’article 226-10 du Code pénal » relatif à la dénonciation calomnieuse. Ainsi, certes, une dénonciation même injustifiée peut laisser des traces. Toutefois, il existe des moyens juridiques permettant d’agir à l’encontre d’une personne motivée par des intentions moins louables que celles qui ont présidé à la rénovation du dispositif de protection des lanceurs d’alerte.

 

En conséquence, si la notion de lanceur d’alerte est élargie de sorte que les dénonciations risquent d’augmenter et qu’il conviendra de faire preuve d’une vigilance accrue, ces craintes, bien que légitimes, nous paraissent encadrées par des garde-fous juridiques suffisants.

 

David Pilorge,

Avocat directeur,

Cornet Vincent Ségurel

 

 

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