« Quand on organise la défense d’un client, on doit aussi lui expliquer comment fonctionne la justice » : entretien avec Marc Mandicas, bâtonnier de Versailles


lundi 14 novembre 202210 min
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Le 1er janvier 2022, Maître Marc Mandicas a pris ses fonctions à la tête du barreau de Versailles, succédant au bâtonnier Frédéric Champagne. Ancien membre du Conseil de l’Ordre, celui qui a prêté serment en 1981 a été élu pour un mandat de deux ans. Quelles sont les priorités de son bâtonnat ? Quel regard porte-t-il sur l’actualité et l’avenir de la profession ? Entretien.

 

 

Pour commencer, pouvez-vous revenir sur votre parcours avant votre arrivée au bâtonnat de Versailles ?

J’ai suivi un cursus de droit classique et le parcours d’un publiciste. J’ai obtenu un DEUG, puis une licence en droit et une maîtrise. J’ai terminé mes études avec un DEA de droit public qui m’a permis de m’orienter vers le droit administratif. Mais je me suis aussi beaucoup intéressé au droit judiciaire, notamment le pénal. J’ai également occupé des fonctions juridiques dans l’ancien ministère des Postes et Télécommunications où j’étais juriste. J’ai décroché le CAPA en 1980.

J’ai prêté serment le 14 janvier 1981 à Paris et me suis inscrit au barreau de Versailles en 1982. Je suis devenu avocat de plein exercice avec l’obtention de deux certificats de spécialité, en matière de droit public et de droit pénal. J’ai d’abord été collaborateur. Je me suis ensuite installé boulevard de la Reine à Versailles. Au gré des évolutions, je me suis installé dans divers endroits de la ville, mais toute ma carrière ou presque s’est faite dans cette commune. Je me suis consacré pendant plusieurs années à la formation professionnelle pour les personnels des cabinets d’avocats, et j’ai enseigné pendant deux décennies dans plusieurs universités.

 

 

Pourquoi avez-vous choisi de vous présenter au bâtonnat à Versailles ?

Parallèlement aux activités que j’ai déjà citées, j’ai été membre du Conseil de l’Ordre pendant 18 ans et j’y ai occupé plusieurs fonctions. Je me suis présenté par deux fois au bâtonnat et j’ai été élu pour ce mandat à compter du 1er janvier 2022. J’ai considéré que c’était la suite naturelle de mon parcours. Beaucoup d’amis et de confrères m’avaient incité à postuler compte tenu de ce CV assez riche ainsi qu’un engagement ordinal sans faille.

 

 

Comment décririez-vous le barreau de Versailles ? Quelles sont ses spécificités ?

C’est un grand barreau, qui porte un nom mondialement connu, ce qui est un atout important. Pour ce qui est de ses caractéristiques structurelles, c’est un barreau où il y a beaucoup de cabinets individuels. Il y a aussi des cabinets d’affaires qui se développent. C’est également l’un des barreaux les plus féminisés de France. On est dans une entité géographique très positive malgré notre proximité avec Paris. Mais je n’ai jamais vu les choses en opposition. On ne s’oppose pas à un autre barreau, fut-il le plus grand de France. On a des caractéristiques qui nous sont propres. Il convient aussi de nous faire connaître auprès de la population de Versailles et des Yvelines, pour éviter qu’elle aille ailleurs.

 

 

Que retenez-vous de votre succession au bâtonnier Frédéric Champagne et de vos premiers mois de mandat ?

Malheureusement pour lui, le bâtonnier Champagne a connu deux années très difficiles. La grève des avocats d’abord, dès le début de son mandat le 1er janvier 2020. Cela a duré presque trois mois. C’était une grève très dure et légitime. Et immédiatement après est venue la crise du covid. La gestion de cette période complexe s’est faite au mieux des intérêts des avocats, avec des mesures d’aide qui ont été prises en faveur des confrères par le bâtonnier et le Conseil de l’Ordre. Cette période qui a été difficile pour tout le monde, y compris pour les chefs de juridictions qui parfois étaient confrontés à la continuité du service public de la justice et ne savaient plus comment faire pour assurer les audiences.

La succession s’est faite très paisiblement et dans la continuité, elle a d’ailleurs coïncidé avec la reprise d’une activité normale au niveau de l’Ordre et des juridictions. Mais un certain nombre de pratiques sont restées : le télétravail, la visioconférence, etc. Ce sont des outils qui sont rentrés dans les mœurs. On n’est plus tout à fait dans la même situation que celle qui existait il y a encore deux ans.

 

 

Sur quelles priorités et orientations construisez-vous votre mandat ?

Je suis très attaché au principe des relations à l’international. Je pense qu’un barreau comme celui de Versailles, du fait de sa notoriété et de son nom, doit avoir des relations privilégiées avec les barreaux étrangers, en premier lieu ceux de régions ou pays francophones. Nous sommes jumelés avec le barreau de Québec au Canada depuis très longtemps, ainsi qu’avec celui de Verviers en Belgique, notre premier jumelage, depuis 1975 à l’époque du bâtonnier André Damien. Chez les pays non francophones, il y a le barreau de Cracovie en Pologne et celui de Pitesti en Roumanie. Depuis très récemment, nous sommes aussi jumelés avec le barreau de Florence, en Italie.

On essaie d’entretenir des relations avec les anciens pays du bloc de l’Est et de maintenir la francophonie. J’articule énormément de demandes auprès de confrères pour assurer cette évolution, surtout à l’égard de barreaux africains, qui sont pour beaucoup francophones, ce qui facilite les choses. Nous sommes en ce moment en pourparlers avec le barreau de Guinée-Conakry.

On tente aussi d’aller vers les Amériques. On s’était jumelé un temps avec le barreau francophone de Lafayette, en Louisiane. Il faudrait essayer de relancer ça, c’est un gros travail et ça demande un certain niveau de finances.

 

 

La crise sanitaire s’éloigne, mais le pays est maintenant frappé par une crise économique et sociale, accentuée par la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, quel est, selon vous, le rôle de l’avocat ?

Il consiste à défendre ses clients, et non l’ordre public. Et au travers de ses clients, il défend les droits de l’homme. Ce client peut être une personne physique ou morale, et nous lui appliquons le droit romano-germanique auquel appartient le droit français. Nous sommes dans une situation où nous devons absolument maintenir ce droit qui est parfois menacé par le droit anglo-saxon, fondé sur des principes qui ne sont pas les mêmes.

Ce conflit en Ukraine ne change pas grand-chose à notre exercice au quotidien. On essaie néanmoins d’aider des confrères ukrainiens, même si ce n’est pas toujours facile, ni notre rôle. Nous ne sommes pas une ONG, mais une structure ordinale, avec un aspect officiel intégré dans le Code de l’organisation judiciaire et le Code de procédure. En revanche, on peut aider des gens, et c’est déjà important.

Une crise économique se profile. Au niveau du droit, il est certain que cela peut multiplier les contentieux et les oppositions. On pourra donc assister à un accroissement du rôle de l’autorité judiciaire, et il faudra faire face à cela.

Au niveau d’une éventuelle crise sociale, des textes ont été votés il y a quelque temps, par exemple sur la limitation des indemnisations de licenciement, ce que je regrette.

 

 

Le rapport des États généraux de la justice a été rendu début juillet au président de la République. Quel est votre avis sur ce texte ?

Je ne suis pas sûr que cela va changer grand chose dans l’économie générale de la justice. C’est un texte qui aborde beaucoup de questions sur de nombreux sujets, mais sans y répondre.

La suppression de la Cour de justice de la République me paraît évidente. On avait créé une juridiction d’exception alors que l’on avait remis en cause toutes les autres. Je ne vois pas pourquoi un juge devrait juger différemment un homme politique, qui aurait commis des indélicatesses dans l’exercice de ses fonctions, qu’un citoyen. D’ailleurs, les dernières décisions de cette Cour montrent que cette juridiction est un peu hors-sol. Il y a une confiance dans la justice lorsqu’il y a une égalité de traitement pour tous.

Ce qui est aussi regrettable, c’est que le rapport n’aborde pas le nerf de la guerre, c’est-à-dire les finances. En ce moment, on gère la pénurie. Donc on peut faire toutes les réformes que l’on veut, on ne réglera pas le problème. Si la réforme consiste uniquement à diminuer le contentieux par des moyens artificiels, c’est catastrophique, car ce n’est pas l’attente du peuple français qui a besoin de justice. Il faut que les choses soient organisées et que l’accès au droit soit garanti.

Sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, je trouve que c’est une institution que l’on critique beaucoup. On dit notamment que c’est de l’entre-soi, mais c’est inexact. Des poursuites sont engagées contre des magistrats à partir du moment où des problèmes de déontologie se posent. Il reste un Conseil supérieur important. Il joue en outre un rôle fondamental dans la nomination des magistrats.

 

« On peut faire toutes les réformes que l’on veut, si elles ne sont pas financées, comment peut-on ouvrir de nouveaux droits ? »

 

La profession était aux côtés des magistrats et du personnel des greffes pour réclamer plus de moyens pour la justice. Avez-vous l’impression que cet appel a été entendu ?

Il y a une difficulté majeure sur le sujet : le ministère de la Justice sans Bercy, ce n’est pas grand-chose. On peut faire toutes les réformes que l’on veut, si elles ne sont pas financées, comment peut-on ouvrir de nouveaux droits ? Des perspectives positives apparaissent, mais aussi beaucoup de problèmes. Je pense notamment aux difficultés que l’on peut rencontrer en matière civile.

La procédure d’appel est remplie de chausse-trappes à tous les étages, c’est effarant. On peut perdre un procès parce qu’on a oublié un mot dans une déclaration d’appel. Ce n’est pas normal.

Il y a tout de même une évolution positive à saluer avec des recrutements déjà en cours, de magistrats et de greffiers. Mais ces recrutements doivent servir à combler un déficit de recrutement de plus de 40 ans. On était durant ces nombreuses années dans une situation de blocage, et maintenant on découvre qu’il manque du personnel. On est entré dans une phase de rattrapage. Il faut mettre la main à la poche, et c’est Bercy qui peut faire ce choix.

 

 

Quelle est la réforme la plus urgente pour la justice selon vous ?

La réforme est devenue l’alpha et l’oméga de l’évolution de la justice. Mais toutes les réformes ne sont pas utiles, et certaines sont même nocives. J’estime que le progrès doit être le moteur : ouvrir, faciliter, faire en sorte que la justice puisse être rendue dans des délais raisonnables et avec des décisions de bonne qualité. Et là aussi, il faut du monde. Si un magistrat a 40 dossiers à traiter alors qu’il devrait en traiter 20, il ne faut pas s’étonner de la perte de qualité. Nous devons faire en sorte que chacun puisse travailler dans de bonnes conditions, et il n’est pas normal par exemple que des audiences en correctionnelle se prolongent jusqu’à deux heures du matin. Tout citoyen doit pouvoir se défendre et être jugé convenablement et équitablement.

 

 

La manière de rendre le droit est en pleine évolution. Entre numérisation, intelligence artificielle et legaltech, comment imaginez-vous l’avocat de demain ?

Je pense qu’il y a un problème de terminologie. L’intelligence artificielle n’existe pas. C’est l’intelligence de celui qui a mis le programme en place qui est reflétée dans la machine. Je préférerais parler d’« évolution informatique ». Et cela devient une aide précieuse à la décision. On ne travaille plus de la même manière qu’il y a 30 ans, et c’est une bonne chose. On peut maintenant avoir accès à des banques de données et trouver des jurisprudence, des textes, etc. en un clic, alors que ces renseignements étaient inaccessibles il y a encore quelques années, sauf à travailler pendant 15 heures dans une bibliothèque. Toutefois, l’accès à ces informations est une chose, leur interprétation en est une autre. Et pour cela, on a besoin de l’intelligence humaine, et pas celle des machines.

Les legaltech posent un autre problème. Le fait de compiler des décisions de justice avec un accès facile, en soi c’est très bien, mais le non-juriste ne comprendra jamais la portée. Et pourtant, de plus en plus de clients vont se renseigner sur Internet. La question de l’interprétation d’un texte sera toujours de l’apanage du juriste. Quand on organise la défense d’un client, on doit aussi lui expliquer comment fonctionne la justice. Et ces explications ne passent pas par une legaltech, mais par l’expérience que l’on a. L’informatique est un outil au service des professionnels, pas une solution.

 

 

Quel autre métier auriez-vous pu exercer ?

Au niveau du droit pur, j’aurais pu entrer dans la banque. J’aurais aussi pu devenir professeur à l’université. Je m’intéresse depuis longtemps aux sciences naturelles, notamment la paléontologie. Je suis passionné par l’histoire et je pense avoir de bonnes connaissances dans ce domaine. Quand on ne connaît pas l’histoire, on ne peut pas comprendre le monde dans lequel on vit. J’aurais pu en faire ma profession. C’est très bien de s’intéresser à autre chose que son métier et ça ne fait qu’améliorer les conditions dans lesquelles on exerce. Si l’on n’a pas une grande ouverture d’esprit, c’est difficile d’exercer la profession d’avocat. Cette ouverture d’esprit est nécessaire pour mieux comprendre le client que l’on a en face de soi.

 

 

La première moitié de votre mandat de bâtonnier s’est presque déjà écoulée. Quels projets vous reste-t-il à réaliser ?

D’abord concernant les jumelages, je souhaite qu’ils soient étendus tout en étant raisonnable. Maintenant avec la visioconférence, vous avez accès au monde. J’étais encore récemment en contact avec la bâtonnière de Québec, nous avons pu échanger pendant 20 minutes comme si nous étions côte à côte.

Il y a aussi une chose qui s’impose à nous par la loi, c’est la réforme de la discipline des avocats. C’est un travail important à mener pour mettre en place un système conforme aux textes mais aussi fermé aux dérives et aux abus que l’on pourrait constater. C’est un changement qu’il faut conduire à son terme, ce que je vais essayer de faire avant la fin de mon mandat.

 

Propos recueillis par Alexis Duvauchelle

 

 

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