Le Conseil constitutionnel adoucit, modérément, la rigueur du délit de solidarité


jeudi 16 août 20186 min
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Cons. const. 6 juillet 2018, déc. n° 2018-717 /718  qpc


 

Un petit pas pour la justification du délit de solidarité, un grand pas pour la fraternité, telle est la maxime qu’évoque la décision que rendit le Conseil constitutionnel le 6 juillet dernier (Cons. const. 6 juillet 2018, numéro 2018-717 /718 QPC). Un avocat eut l’idée de soutenir, à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), que la fraternité était un de « ces droits et libertés que la Constitution garantit » sur lesquels, selon son article 61-1, on peut asseoir un tel recours. Le Conseil ne pouvait pas dire le contraire puisque la fraternité est un des éléments de la devise républicaine, écrite après la liberté et l’égalité dans ses articles 2, alinéa 4 et 72-3.



Cette affirmation aura évidemment des conséquences théoriques et pratiques très importantes. La doctrine constitutionnelle en fournira des gloses abondantes et les plaideurs en butte à la rigueur de certaines règles, comme la saisie de la maison servant à leur habitation ou l’interdiction de fréquenter leurs propres enfants, ne manqueront pas d’invoquer la décision historique du 6 juillet 2018, quand du moins l’argument d’une atteinte disproportionnée à leurs droits fondamentaux ne suffira pas. Mais la fraternité est une notion dont le contenu juridique est imprécis et elle est susceptible de recevoir de nombreuses dérogations.


Le Conseil constitutionnel ne se risque d’ailleurs pas à la définir juridiquement, se bornant, à deux reprises à l’associer au « but humanitaire » d’une aide apportée à un étranger en situation irrégulière (§§ 8 et 14). La fraternité n’est donc pas l’amour du prochain, ni la charité chrétienne, mais le désir et non l’obligation de porter secours aux personnes en détresse, sans se soucier  de savoir si leur séjour sur le territoire français est régulier ou non. Ce n’est guère plus que la common decency de George Orwell.


Et pour ce qui est des dérogations présentes et futures à apporter au principe de fraternité, elles sont annoncées sans tarder dans la décision commentée. Immédiatement après avoir solennellement annoncé qu’« il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération pour la régularité de son séjour sur le territoire national » (§ 8), le Conseil ajoute : « Aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. En outre l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle » (§ 9). La règle n’est pas nouvelle et a déjà été énoncée (Cons. const., 22 avr. 1997, numéro 97-389 DC consid. 36).


Cette dialectique posée, il fallait résoudre la question posée. Les requérants étaient poursuivis pour avoir commis ce qu’ils nomment le « délit de solidarité » dont ils contestent la constitutionnalité. Il est prévu et réprimé par l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), ainsi rédigé: « Sous réserve des exemptions prévues à l’article L.622-4, toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros ». Les « exemptions » de l’article L. 622-4 sont des faits justificatifs établis au bénéfice d’une part des parents et alliés (art. L. 622-4, 1° et 2°) et d’autre part de tiers désintéressés, tels que les auteurs de la QPC auxquels est applicable le 3° de l’article L.622-4 : «… ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait : … 3° De toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinés à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».


Selon les requérants, le champ d’application de ces faits justificatifs est trop étroit. L’article L. 622-4, ne concerne que « l’aide au séjour irrégulier » et non pas l’aide à l’entrée et à la circulation qui, elle, est visée par l’incrimination de l’article L. 622-1.


La décision du 6 juillet 2018 consent à dire que l’aide désintéressée à la circulation d’un étranger déjà présent sur le territoire national peut être justifiée mais à la condition qu’elle ne soit pas le moyen de l’y introduire. Car l’aide à l’entrée reste punissable en toutes hypothèses et ne peut pas être justifiée par application de l’article L. 622-4. Le Conseil constitutionnel abroge les mots « au séjour irrégulier » inscrits dans le premier alinéa de l’article L. 622-4 cependant comme il n’a pas le pouvoir d’y ajouter « et à la circulation », il invite le législateur à le faire dans un délai assez court qui expirera le 1er décembre 2018. Si l’abrogation avait été immédiate ou si la loi future n’est pas votée dans le temps imparti, l’alinéa 1er du texte mutilé (« ne peut donner à des poursuites sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide… d’un étranger ») aurait signifié ou signifiera que l’aide à l’entrée pourrait être justifiée, ce que le Conseil refuse expressément pour le temps présent. Et l’aide à la circulation restera délictueuse jusqu’à l’entrée en vigueur de cette future loi.


La générosité du Conseil est assez limitée, car, en pratique, on imagine mal comment les personnes et associations qui se consacrent à la protection et à l’assistance des étrangers en situation irrégulière pourraient, dès à présent, aider leur « séjour » sans faciliter aussi leur circulation : il faut bien les acheminer vers les endroits où leur sont fournis le gîte et le couvert, les soins médicaux, les cours de langue etc. Il s’agit donc d’un bien petit pas vers la justification du délit de solidarité.


Le Conseil croit devoir en ajouter un autre qui ne consiste pas en une abrogation partielle de la loi, mais en une réserve d’interprétation du 3° de l’article L. 622-4.
Ce texte établit une distinction entre les actes d’aide au séjour et bientôt à la circulation selon leur contenu et leur finalité. Le conseil juridique, s’il est désintéressé, est toujours justifiable ; toutefois la légalité des autres moyens d’aide est subordonnée à leur finalité : la restauration, l’hébergement ou les soins médicaux doivent tendre à « assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger », mais était-ce bien nécessaire de le dire ? Enfin, la finalité des autres actes quelconques est « la dignité ou l’intégrité physique » de cet étranger et cette restriction-ci semblait exagéré au Conseil constitutionnel. Par une réserve d’interprétation, il déclare que n’importe quel « but humanitaire » de ces autres actes est de nature à justifier l’aide au séjour et à la circulation des étrangers (§ 14). Si le progrès n’est pas bien grand, la règle posée par le Conseil constitutionnel justifie plus précisement que par le passé, des secours tels que le soutien psychologique, les cours de langue ou l’organisation de manifestations sportives et culturelles, toutes initiatives propres à alléger la détresse des étrangers, aient été mis en place. La scolarisation de leurs enfants pourrait être ajoutée à cette liste si elle n’était déjà déduite de l’article
3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant.


Le délit de solidarité ne disparaît donc pas mais la fraternité a de beaux jours juridiques devant elle.

 

Jacques-Henri Robert,

Professeur émérite de l’Université Paris 2


 


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