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Alors que l’Europe redécouvre la guerre sur son sol, Pierre-Joseph Givre, directeur du Service national et de la jeunesse, souligne l’attachement des Français à leur armée, malgré une jeunesse en rupture avec l’institution militaire.
Comment
mobiliser les jeunes dans l’action militaire ? C’est à cette question complexe
que tente de répondre Pierre-Joseph
Givre, directeur du Service national et de la jeunesse, lors d’une table ronde
organisée par le Club de l’Audace de Thomas Legrain, un mardi d'avril 2025. Dans un contexte où
l’adhésion des jeunes à l’institution militaire est loin d’être acquise, et notamment
avec l’apparition de nouvelles menaces, l’armée peut-elle garder le lien avec
la jeunesse française ?
« Il
y a une forme de radicalité dans la jeunesse », observe le général de corps d’armée, qui note que
cette génération peut parfois se montrer réfractaire à l’idée même de légitimer
une action militaire. Pour lui, l’enjeu reste pourtant capital : maintenir un
lien solide entre la jeunesse française et son armée est un impératif inscrit
noir sur blanc dans la loi du 28 octobre 1997, qui a acté la suspension du
service militaire obligatoire.
« Cette loi dit que l’on doit garder ce lien avec les jeunes via le recensement citoyen obligatoire : tous ceux qui ont 16 ans doivent le faire », rappelle Pierre-Joseph Givre. Le lien était censé se prolonger ensuite à travers la création de la Journée Défense et Citoyenneté (JDC), anciennement connue sous le nom de JAPD (Journée d’Appel de Préparation à la Défense). Une mesure qui, à l’époque, avait été largement soutenue par des responsables politiques inquiets des conséquences possibles de la professionnalisation des armées.
« Certains
redoutaient une dérive césariste avec la création d’une armée de métier », explique-t-il,
avant de nuancer : « C’est faux. Selon certaines études, ce sont
généralement les armées d’appelés qui posent des problèmes politiques, jamais
les professionnelles. »
Et
d’ajouter, non sans gravité : « Le vrai risque, quand on devient un
professionnel, c’est la distanciation. On devient expert, on devient un outil…
et cela devient dangereux, surtout quand cet outil est sans tête. » Le
général insiste aussi sur la formation des jeunes citoyens, qui même en dehors
du cadre militaire strict, reste un enjeu de cohésion nationale.
61 %
des Français sont favorables au rétablissement d’un service militaire
obligatoire
« Beaucoup de gens veulent le retour du service militaire », constate Pierre-Joseph Givre, « pour renouer le lien entre la Nation et ses citoyens ». Mais pour le directeur du Service national et de la jeunesse, cet engouement repose en partie sur une illusion. « C’est quelque chose envers lequel je suis très prudent », confie-t-il d’ailleurs, en rappelant que cette conscription que « tout le monde mythifie » a également laissé de mauvais souvenirs.
« Elle a surtout engendré beaucoup d’hostilité
à l’égard de l’armée et participé à l’un des moments où son image était la
moins bonne. Il ne faut jamais l’oublier », insiste le général de corps d'armée. Loin d’en faire
un totem républicain, il y voit notamment un dispositif daté, inadapté aux
enjeux actuels.
Car si un jour, une forme de service militaire devait renaître, cela ne pourrait pas être « une reprise à l’identique de l’ancien modèle », estime-t-il. « Il faudrait vraiment bien le justifier. » Pour l’heure, cette perspective lui semble hors de portée : « Nous n’avons ni les moyens financiers, ni les infrastructures pour accueillir les 800 000 jeunes concernés. Même avec 20 milliards d’euros, c’est impossible. »
Les chiffres
donnent pourtant à réfléchir. Selon un sondage, à l’attention du quotidien
régional Ouest France, publié le 8 mars 2025 par le think tank
Destin commun, 61 % des Français se disent favorables au rétablissement d’un
service militaire obligatoire. Un chiffre qui grimpe à 72 % chez les plus de 65
ans, mais qui chute à 43 % chez les 18-24 ans.
Pour
Pierre-Joseph Givre, ce décalage s’explique par le contexte : « Chez les
chasseurs alpins, ça marchait super bien, mais les gars arrivaient tous à
reculons », lance-t-il avec humour. « Je les ai retrouvés, deux sections
entières, grâce aux réseaux sociaux. Tous m’ont dit que c’était super. Mais à
l’époque, s’ils avaient pu y échapper, ils l’auraient probablement fait. »
Et de rappeler que la conscription, souhaitée par De Gaulle, répondait à une logique bien particulière, aujourd’hui révolue. Il s’agissait alors de préparer le pays à un affrontement possible avec le bloc soviétique, mais aussi de créer un lien direct entre les citoyens et la dissuasion nucléaire.
« Le Général voulait
non seulement instaurer un rapport entre les Français et le président,
détenteur de l’arme atomique — c’est le prélude au suffrage universel direct,
il faut se souvenir qu’en 1958, ce n’était pas encore en place —, mais aussi
entre le soldat et le SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins), afin de
légitimer le feu nucléaire. »
À lire aussi : Dérèglement climatique et armées, quel rapport ?
Le deuxième enjeu pour maintenir un lien solide entre l’armée et la jeunesse, c’est celui du recrutement. Une mission que la Journée Défense et Citoyenneté (JDC) aurait dû pleinement assumer, mais qui fut longtemps édulcorée. « À l’époque, on refusait de dire que c’était une journée de recrutement », regrette Pierre-Joseph Givre. Officiellement, il s’agissait avant tout d’une journée dédiée à la citoyenneté.
Une prudence de langage qu’il juge aujourd’hui
presque heureuse : malgré cette posture ambiguë, la France n’a pas connu, au
cours des trente dernières années, de crise de recrutement ni de rejet massif
de son armée. « Je pense qu’il y a de l’indifférence, oui, mais aussi du
soutien, et c’est remarquable », nuance-t-il.
Comment expliquer cette relative adhésion ? Pour l’ancien chef du 27e bataillon de chasseurs alpins, qui a connu le tournant entre conscription et professionnalisation en Bosnie, la réponse tient dans le comportement de l’armée elle-même : « En opération, l’armée française a toujours été éthique, exemplaire, en phase avec les valeurs de la société. Elle a obtenu des résultats proportionnés aux ambitions stratégiques, qui, sauf au Mali, sont restées raisonnables. »
Le militaire compare les ressentis français aux
réactions britanniques. Dans l’Hexagone, pas de fracture avec la population,
pas de rejet. À l’inverse, « en Afghanistan, les Britanniques ont suivi
aveuglément les Américains, surestimé leurs capacités, et cela a provoqué une
grave crise de confiance ».
« Je
ne suis pas venu pour faire le SNU »
Un
peu de contexte : nommé en octobre 2023 par le président de la République,
sur proposition de Sébastien Lecornu, ministre des Armées, Pierre-Joseph Givre
est désormais directeur du Service national et de la jeunesse. Un poste qu’il
dit prendre très à cœur, rappelant l’importance, à ses yeux, de la Journée
Défense et Citoyenneté (JDC), seul lien encore obligatoire entre l’institution
militaire et la jeunesse française. Interrogé aussi sur le Service national universel
(SNU), il répond que ce dernier n’a pas su non plus incarner ce
lien.
Le directeur ne cache pas sa distance avec ce programme, lancé en 2019 sous le gouvernement d’Édouard Philippe, pour donner corps à une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. « Je ne suis pas venu pour faire le SNU. L’idée est séduisante, mais c’était irréaliste et irréalisable », tranche-t-il. En cause notamment, le manque d’anticipation, de moyens et de personnel pour encadrer les jeunes.
« Le diable se cache dans les détails », rappelle-t-il, précisant que le ministère des Armées s’est très rapidement désengagé du projet. « C’était infaisable. Ça a basculé du côté de l’Éducation nationale, qui n’était pas très convaincue, et d’ailleurs c’est pour cela que le gouvernement a renoncé à sa généralisation. »
En dépit de l’échec du SNU, le militaire observe une transformation dans la perception des enjeux de défense, notamment chez les jeunes générations. « Depuis 2022, il y a un basculement. L’Ukraine a été un choc. » Une guerre qui, selon lui, a tout changé. « C’est un conflit qu’on n’avait pas du tout imaginé au départ. On y retrouve toutes les caractéristiques d’un affrontement classique entre puissances, comme pendant la guerre froide. Une guerre de masse, qui laisse entrevoir que l’armée professionnelle ne suffira peut-être plus. »
Ce
réveil stratégique se double, selon lui, d’une autre alerte : la crise
démographique. D’après les chiffres de l’INSEE, dans une étude du 6 mai 2025, la
France comptait, au 1er janvier 2025, 68,6 millions d’habitants,
soit une progression très modérée de 0,25 % sur un an. Et la natalité poursuit
sa chute. En 2024, 663 000 bébés sont nés, soit 2,2 % de moins qu’en 2023 et
21,5 % de moins qu’en 2010, année du dernier pic des naissances. L’indicateur
conjoncturel de fécondité s’est établi à 1,62 enfant par femme — un niveau historiquement
bas depuis la fin de la Première Guerre mondiale.
« Aujourd’hui,
nous avons environ 800 000 jeunes Français, mais en 2030-2035, on sera
probablement autour de 600 000 », avertit le général. Ce resserrement de la
classe d’âge concernée pourrait donc avoir de lourdes conséquences. « Notre
système social, économique, et notre modèle de recrutement vont en être
bouleversés. La compétition sera exacerbée. Notre système ne tiendra pas, même
si on double les salaires. »
« Préparer
le futur de la mobilisation de la jeunesse française »
Mais ce n’est pas tout. Le général de corps d’armée veut mettre la lumière sur une possible « crise liée au changement sociologique », marquée selon lui par un désintérêt croissant des jeunes pour les enjeux nationaux. Face à cette tendance, l’armée tente d’anticiper. Il s’agit, affirme-t-il, de « préparer le futur de la mobilisation de la jeunesse française. Il y a eu une première crise en 2022. Le ministre m’a demandé de rendre la JDC plus qualitative, plus militaire, pour renforcer la volonté de défense, et ne plus seulement nourrir l’esprit de défense ».
L’objectif est désormais d’ouvrir
une perspective plus concrète : « Il faut dire au jeune qu’il pourrait être
amené à aller plus loin, pour qu’il s’engage pleinement, et qu’on puisse, le
cas échéant, le solliciter de manière très incitative, voire le réquisitionner
ou le mobiliser formellement. »
Une orientation qui passe, selon lui, par un renforcement de la citoyenneté à travers ce qu’il nomme « la vertu militaire », mais aussi par une volonté assumée : « La décision d’assumer le recrutement ». Dans cette logique, la Journée Défense et Citoyenneté prend une nouvelle forme. Elle accueille chaque fois une centaine de jeunes pour « une journée immersive, collective, ludique et expérientielle », fondée sur les valeurs de « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Lors de celle-ci, la vigilance est de mise. «
On essaye vraiment d’éviter les effets de groupe, qui peuvent entraîner des
dérives, comme ce qui a pu se produire avec le SNU », poursuit Pierre-Joseph
Givre. Pour prévenir toute dérive, y compris de la part des encadrants, « certains
discours politiques, par exemple », tout est désormais scénarisé. « C’est
scripté et mis en scène, comme à l’Opéra Garnier ». Le but : délivrer « la
doxa républicaine ».
Dans
ce cadre, les jeunes se voient rappeler leurs droits, mais aussi leurs devoirs.
« On leur dit clairement que s’ils portent atteinte à la défense nationale,
ils peuvent être radiés de la nationalité. » À l’issue de la journée, un
certificat est remis, téléchargeable sur une plateforme en ligne. Toutefois, cette
dernière a également une autre vocation : « Nous sommes en train de créer
un système d’information, qui pourra servir à la fois pour le recrutement et
pour la défense nationale, mais aussi pour rappeler de manière ciblée ceux dont
on aurait besoin. »
Pour autant, celui qui a été nommé officier de la Légion d’honneur en est convaincu : pour fédérer, il est nécessaire d’avoir un objectif partagé et de redonner aux jeunes le sens du collectif. « Le but commun, ce sont les valeurs de la République. C’est un sujet qui ne devrait même pas être discuté. Aujourd’hui, ces valeurs sont très claires, mais personne ne dit vraiment aux jeunes ce qu’elles recouvrent, parce qu’on les confond avec leurs valeurs personnelles. Le problème, c’est qu’on a placé l’intime au-dessus du collectif. »
Pour l’intervenant, celui-ci ne peut pas primer sur l’intérêt général. « Sinon,
c’est l’anarchie. C’est comme l’État de droit, qui est aujourd’hui perverti. Il
est devenu une affaire d’individus, alors qu’il est censé défendre d’abord la
liberté collective. Celle de chacun vient en second, comme conséquence de la
première. Il y a une inversion des valeurs, et ça ne peut plus durer. »
Et si
l’armée continue d’attirer, conclut-il, c’est justement parce qu’elle incarne,
à ses yeux, une réponse à cette perte de repères. « On n’est pas parfaits,
mais beaucoup se tournent vers nous parce qu’on représente les valeurs
républicaines, la méritocratie, sans distinction de couleur de peau ou de
milieu social. Et moi, je le dis : on vend du collectif ! »
Romain
Tardino
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