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« Nous sommes en guerre », a martelé le Président Emmanuel Macron lors de son allocution télévisuelle le 16 mars 2020 pour évoquer la pandémie de coronavirus sans précédent. Cette rhétorique martiale n’est pas inédite : elle avait déjà été utilisée pour qualifier la lutte contre le terrorisme domestique après les attentats de 2015, ou encore la situation résultant des émeutes dans les banlieues en 2005.
L’emploi de ce mot, qui justifie des dispositions exceptionnelles dans notre Constitution, ne se réfère évidemment pas au mot de guerre au sens juridique du terme.
La « guerre », justement, est un phénomène appréhendé par la Constitution de 1958. Ainsi, en cas de menace grave et immédiate des institutions de la République, de l’indépendance de la Nation, de l’intégrité de son territoire ou de l’exécution de ses engagements internationaux, et d’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, l’article 16 permet au président de la République de bénéficier de pouvoirs exceptionnels pour prendre toutes les mesures exigées par les circonstances au mépris de la séparation des pouvoirs. L’article 16 n’a été appliqué qu’une seule fois, du 23 avril au 29 septembre 1961, après la tentative de coup d’État de quatre généraux en Algérie française.
De plus, la Constitution prévoit également l’état de siège en son article 36. Ce régime ouvre le transfert de pouvoirs de police de l’autorité civile à l’autorité militaire, la création de juridictions militaires et l’extension des pouvoirs de police. L’état de siège ne peut être mis en œuvre que sur une partie du territoire, après délibération du Conseil des ministres et avec signature présidentielle, lorsqu’il y a péril imminent du fait d’une insurrection armée ou d’une guerre. Depuis son introduction dans la Constitution en 1958, heureusement, il n’a jamais été mis en œuvre.
Nous faisons face à une « guerre sanitaire » a toutefois précisé le chef de l’État. Il s’agit là aussi d’un régime juridique spécifique dont les principes sont prévus par la loi et la jurisprudence. Les crises sanitaires désignent des évènements touchant réellement ou potentiellement un grand nombre de personnes, affectant la santé, et pouvant éventuellement augmenter le facteur significatif de mortalité ou surmortalité. Le phénomène de « guerre sanitaire », lui, n’a pas été envisagé par le pouvoir constituant de la Cinquième République ; il s’agit simplement d’une communication de crise sans impact juridique en elle-même. Il n’en demeure pas moins que les régimes d’exception sont prévus par le législateur, voire par la jurisprudence, pour déroger aux règles légales de droit commun en cas de péril grave, et pourraient être mobilisés dans une situation de crise sanitaire.
La théorie des circonstances exceptionnelles, développée par le Conseil d’État dans les arrêts Dame Dol et Laurent de 1918, permet d’étendre les pouvoirs de l’exécutif en période de crise, de guerre ou de troubles graves. Le Premier ministre s’y est référé pour prendre le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 sur le fondement de ses pouvoirs de police générale. Cette théorie a inspiré le législateur à créer des régimes législatifs d’exception ainsi que l’état d’urgence, créé par la loi du 3 avril 1955 puis modifié à plusieurs reprises, en particulier à partir de 2015. Ce régime peut être décrété dans deux types de circonstances : en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, ou en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamités publiques. Il peut être mis en place sur tout ou partie du territoire métropolitain et des départements d’outre-mer. Il permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles. Le Premier ministre et le préfet peuvent ainsi assigner à résidence, procéder à des perquisitions administratives, ordonner la fermeture de certains lieux, interdire ou limiter la circulation des personnes et des véhicules, ou encore interdire les rassemblements. Après les attentats terroristes du 13 novembre 2015, l’état d’urgence avait été décrété le 14 novembre 2015 et prolongé jusqu’au 1er novembre 2017.
Le Code de la santé publique comprend aussi des dispositions en cas de « menace sanitaire grave ». L’article L. 3131-1 du Code de la santé publique dispose qu’en « cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ». Cet article est, entre autres, le fondement des mesures de fermeture des commerces et des écoles et de restriction des déplacements adoptées par le gouvernement par décret entre le 14 et le 24 mars 2020. Il donne cependant un grand pouvoir au seul ministre de la Santé, ce qui a pu paraître insuffisant compte tenu de l’ampleur nationale de la crise actuelle.
Les régimes existants ont déjà permis au gouvernement d’intervenir, les décisions de confinement étant antérieures à l’intervention de la loi adoptée le 22 mars 2020.
Cependant, du fait des bouleversements juridiques auxquels le gouvernement souhaite procéder tant pour tenter de juguler l’épidémie que pour sauver ce qui peut l’être de l’économie, sans oublier bien entendu la question des élections municipales, il n’était pas possible de faire l’économie d’une nouvelle loi, inspirée plus ou moins de la loi sur l’état d’urgence et créant un état d’urgence sanitaire en cas de « catastrophe sanitaire » (niveau plus élevé que la simple « menace » envisagée par le Code de la santé publique), adoptée par le Parlement le 22 mars 2020.
Le Conseil constitutionnel a jugé la loi conforme à la Constitution dans une décision en date du 26 mars 2020.
Ce nouveau régime est mis en œuvre par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la Santé. Les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques ; la prorogation de l’état d’urgence sanitaire au-delà d’un mois ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques. L’état d’urgence est déclaré pour douze jours. Cependant, par dérogation, l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi. Il donne des pouvoirs étendus au Premier ministre pour prendre des mesures dérogeant au droit commun. De plus, un comité de scientifiques composé de « personnes qualifiées » rend des avis, notamment sur la prorogation de l’état d’urgence sanitaire. Il est dissous lorsque celui-ci prend fin.
L’état d’urgence sanitaire est entré en vigueur sur le territoire français le 24 mars 2020, en même temps que les dispositions habilitant le gouvernement à prendre une série de mesures par ordonnances.
Cette loi donne au gouvernement des pouvoirs exceptionnels en lui permettant d’intervenir à la fois par des dispositions réglementaires collectives et individuelles pour empêcher la propagation du virus, et par des ordonnances de l’article 38 de la Constitution pour assurer autant que faire se peut le fonctionnement économique du pays. Enfin, la loi organise le report des élections municipales. C’est précisément le deuxième volet qui pose le plus de difficultés en termes de remise en cause du droit commun et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
LE POUVOIR DONNÉ AU GOUVERNEMENT ET À L’ÉTAT DE PORTER ATTEINTE AUX LIBERTÉS PUBLIQUES ET À LA CONTINUITÉ DÉMOCRATIQUE AU NOM DE L’ÉTAT D’URGENCE SANITAIRE
Les pouvoirs publics ont pris des mesures ayant d’une part conduit à une forte restriction des libertés (A.), et d’autre part à une rupture de la continuité démocratique (B.).
Les mesures de distanciation sociale
Dès le 14 mars 2020, le gouvernement a pris par décret des mesures importantes de restriction des libertés, fondées sur l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique, afin de créer une distanciation sociale et de ralentir la propagation du virus. L’arrêté du 14 mars 2020, portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus Covid-19, prévoyait déjà la fermeture de certains commerces non essentiels accueillant du public, tels que les restaurants ou les boîtes de nuit, et l’interdiction de rassemblement de plus de 100 personnes. Les crèches, écoles et universités sont également fermées.
Avec la loi pour l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement entend donner une base légale plus solide à ces mesures. La loi donne ainsi le pouvoir au Premier ministre de prendre des mesures extrêmement liberticides pour la population.
La liberté d’aller et venir peut être fortement limitée avec la possibilité d’interdire la circulation des personnes et des véhicules et d’interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé. Également ordonner la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être infectées, et le placement et de maintien en isolement des personnes infectées.
La liberté de réunion peut également être restreinte de façon importante avec le pouvoir d’ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public, ainsi que des lieux de réunion, à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité, et celui de limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature. Un tel arsenal législatif semble requis pour faire face à la propagation de l’épidémie. L’exemple de Taïwan, qui a très tôt imposé des mesures strictes de confinement à sa population, et étudié aujourd’hui pour sa gestion exemplaire de la crise, est parlant. Cependant, l’argument tourne vite court : d’aucuns diront ainsi que c’est justement la restriction de la liberté d’expression des médecins tentant d’alerter sur ce nouveau virus par le régime chinois qui a conduit à sa propagation aussi violente.
Le garde-fou de ces mesures, c’est le juge administratif. Toutes les mesures prises pendant l’état d’urgence sanitaire peuvent faire l’objet d’un contrôle devant lui, ce qui continue à ériger le juge administratif comme garant des droits fondamentaux. L’ordonnance de référé intervenue à la demande du syndicat des jeunes médecins (arrêt du 22 mars 2020) démontre la capacité du Conseil d’État de juger très vite (sur la base du référé liberté qui se juge en 48 heures) des mesures prises ou au contraire non prises. Cependant, en ce qui concerne la légalité des mesures, les arrêts interviendront évidemment très tardivement.
La réorganisation des échéances démocratiques
La situation d’urgence a également conduit les pouvoirs publics à modifier l’organisation des pouvoirs publics constitutionnels et à reporter les échéances démocratiques.
Le Parlement a ainsi bouleversé son calendrier : l’activité parlementaire est désormais réduite à l’examen des textes urgents et indispensables liés à la crise du coronavirus Covid-19 et au contrôle de l’action de l’exécutif par les questions d’actualité au gouvernement. Toutes les autres activités sont suspendues jusqu’à nouvel ordre. De même pour toutes les réformes en cours, dont celle des retraites. Si cette décision risque de retarder l’adoption de nombreux projets de loi, elle est naturellement à saluer, dans la mesure où il semble difficile de garantir la sincérité et la lucidité du débat dans le contexte de cette crise sanitaire d’ampleur.
De plus, les élections municipales de 2020 seront reportées, voire annulées. En effet, pour les communes n’ayant pas été pourvues d’un conseil municipal au premier tour des élections, dimanche 15 mars, le second tour est reporté, au plus tard, au mois de juin 2020. Un rapport du gouvernement fondé sur une analyse du comité de scientifiques se prononçant sur l’état de l’épidémie de Covid-19 et sur les risques sanitaires liés à la tenue du second tour sera présenté au Parlement. Si la situation sanitaire le permet, la date du second tour sera fixée par décret en conseil des ministres.
De plus, si le second tour, en raison de la situation sanitaire, ne peut être organisé au mois de juin 2020, le mandat des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains concernés est prolongé pour une durée fixée par la loi. Les électeurs seront alors convoqués pour les deux tours de scrutin – les résultats du premier tour, qui s’est tenu le 15 mars, seront annulés –, qui devront avoir lieu dans les trente jours précédant l’achèvement des mandats ainsi prolongés. Il convient de préciser que, dans tous les cas, l’élection régulière des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon élus dès le premier tour organisé le 15 mars 2020 reste acquise.
Le caractère constitutionnel d’un tel report apparaît au premier abord discutable. Certains estiment en effet que le report du second tour entraînerait automatiquement l’annulation du premier tour, car ces deux moments ne doivent pas être séparés. Les résultats du second tour étant fortement liés à ceux du premier, détacher ces deux échéances démocratiques n’aurait pas de sens et altèrerait la sincérité du scrutin. D’ailleurs, lorsqu’il est saisi en vertu de son pouvoir de juge électoral, le juge administratif annule systématiquement l’ensemble du scrutin, même si seulement l’un des tours est contesté. En opportunité, cette décision semble dès lors peu pertinente. Du reste, dans l’avis qu’il a rendu sur le projet de loi, le Conseil d’État a souligné la difficulté de l’exercice et le fait que, dans l’hypothèse où les délais ne pourraient être tenus, l’organisation d’une élection complète serait indispensable1. Toutefois, la règle fixant le délai entre les deux tours n’est pas prévue par la Constitution, mais bien par l’article L. 56 du Code électoral en ces termes : « en cas de deuxième tour de scrutin, il y est procédé le dimanche suivant le premier tour ». La Constitution, elle, ne prévoit pas de dispositions formelles concernant l’organisation des modes de scrutins. L’article 3 alinéa 3 précise seulement que « Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret ». Le législateur a donc tout à fait la possibilité, sans que l’on puisse valablement lui opposer une violation des textes constitutionnels, de reporter le second tour des élections. Un report d’une semaine du second tour d’élections législatives avait d’ailleurs déjà été validé par le Conseil constitutionnel, en raison de circonstances exceptionnelles : une alerte cyclonique à la Réunion interdisait la circulation ; mais un report d’une telle durée demeure sans précédent dans notre histoire politique contemporaine.
En tout état de cause, le juge administratif demeurera bien sûr seul juge souverain en cas de contestation de ces élections.
Pendant que la majorité du pays est à l’arrêt, les pouvoirs publics doivent s’assurer du maintien de certaines activités pour garantir la sortie de crise.
L’INTERVENTION D’ORDONNANCES POUR MODIFIER LE DROIT COMMUN DANS DE TRÈS NOMBREUX DOMAINES : DROIT DU TRAVAIL, SÉCURITÉ SOCIALE, DROITS ÉCONOMIQUES, DROIT ENVIRONNEMENTAL…
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