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Questionner notre système de protection sociale et ses évolutions récentes : vaste programme ! Celui-là même fixé par le Conseil d’État, au titre d’un colloque particulièrement dense organisé le 12 février dernier, invitant à la discussion plusieurs acteurs institutionnels et professeurs spécialistes du sujet.
Après la question de la gouvernance, affleure celle, tout aussi complexe, du financement. Rolande Ruellan, présidente de chambre à la Cour des comptes et présidente du comité d’histoire de la Sécurité sociale, le rappelle en préambule : la « protection sociale » recouvre une multitude d’aspects, plusieurs « blocs » dont la Sécurité sociale, la protection contre le chômage, les protections complémentaires, etc., et représente le chiffre colossal de 31 % de notre PIB. Elle est par ailleurs financée à 57 % par les cotisations : un mode de financement qui n’est évidemment pas étranger à sa gouvernance, ni à son histoire. En effet, « alors que la Sécurité sociale aurait pu constituer un chapitre du budget de l’État ou des collectivités territoriales, comme dans d’autres pays, son origine mutualiste et les circonstances de sa création en ont fait la propriété des travailleurs », comme le souligne Rolande Ruellan. C’est cependant toujours l’État qui en a été responsable : des réformes ont bien tenté d’impliquer davantage les caisses nationales, sans réel impact.
La présidente de chambre à la Cour des comptes observe que le financement de la Sécurité sociale a connu un tournant « essentiel » lors de la création de la CSG (contribution sociale généralisée), en 1991, qui ne se trouve pas être une cotisation, mais un prélèvement social. Parallèlement, de nombreux impôts sont créés pour être affectés à la Sécurité sociale ou sont transférés du budget de l’État. En 1996, la Constitution est modifiée pour accueillir une nouvelle catégorie de lois : les fameuses LFSS, ou lois de financement de la Sécurité sociale, qui, chaque année, déterminent notamment les conditions générales de l’équilibre financier de la Sécurité sociale par branches pour l'ensemble des régimes et pour le régime général.
Budget de l’État et de la Sécurité sociale : une absence de « frontières nettes »
Aujourd’hui, 75 ans après la création de la Sécurité sociale, quel bilan ? Si, pour être optimales, les ressources de la Sécurité sociale doivent viser à la fois la neutralité économique par rapport à l’emploi, un rendement élevé et une faible volatilité de la ressource, la simplicité et la fiabilité du recouvrement, et une affectation claire à la SS, Rolande Ruellan dresse le constat que ces quatre objectifs sont mis à mal.
En effet, s’agissant de la neutralité par rapport à l’emploi, cette dernière a certes été recherchée, dans un premier temps, via le déplafonnement des cotisations, et, parallèlement, avec des dispositifs d’allègement de cotisations patronales sur les bas salaires compensés par l’État depuis 1994. Cette compensation a ouvert la voie au versement de subventions ou à l’affectation de taxes diverses, mais en 2019, plus de quatre milliards d’euros de nouveaux allègements n’ont pas été compensés. « Donc on s’est affranchis du principe posé en 1994. Par exemple, avec l’exonération de cotisations sur les heures supplémentaires. »
En matière de simplicité et de lisibilité, là encore le bât blesse, juge la présidente de chambre à la Cour des comptes. Une critique formulée régulièrement depuis les années 2000, du fait de la diversité des types de recettes, de leur affectation sans logique à telle ou telle branche, du déplacement de recettes d’une année à l’autre entre branches et entre fonds de financement. Pourtant, l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi figurent au titre des objectifs à valeur constitutionnelle. Mais tandis que ces derniers ne sont « pas respectés », « le Conseil constitutionnel, plusieurs fois saisi sur ce motif, ne l’a jamais accueilli », fustige Rolande Ruellan.
Quant à l’affectation claire à la Sécurité sociale, elle se trouve « écornée par l’absence de frontières nettes entre le budget de l’État et de la Sécurité sociale », estime-t-elle, puisque les impôts passent d’une branche ou d’un fonds à l’autre sans correspondance entre la dynamique des dépenses par finalité et la dynamique des ressources affectées. Désormais, la CSG alimente non seulement les branches famille, retraites et maladie pour lesquelles elle a été créée, mais aussi la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), l’assurance chômage, la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Par ailleurs, en 2019, la fraction de TVA affectée à la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) a augmenté pour compenser la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi en réduction pérenne de cotisation. La Sécurité sociale perçoit donc désormais 25 % des recettes de TVA, « et je ne suis pas sûre que la population le sache », note Rolande Ruellan. Dernier exemple : l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS) a transféré la taxe sur les salaires pour compenser à l'Unédic et à l’AGIRC-ARRCO leurs pertes de cotisations patronales résultant du renforcement des allègements de cotisations. « On peut certes trouver de bonnes raisons à ces mouvements incessants : soit la conséquence d’une réforme de fond, soit il s’agit de baisser le coût du travail et d’améliorer l'emploi, soit on cherche à doper le pouvoir d’achat des salariés. Des intentions louables, mais pourquoi faire du financement de la Sécurité sociale leur outil principal de réalisation ? » s’interroge la présidente de chambre à la Cour des comptes.
Celle-ci pointe par ailleurs que depuis quelques années, outre les mouvements dans les deux sens entre le budget de l’État et de la Sécurité sociale, sont apparus des transferts du régime général vers les régimes complémentaires et l’Unédic. Rolande Ruellan tire donc la sonnette d’alarme : « Le désordre mis dans le financement de la protection sociale n’obéit peut-être pas à de sombres desseins, mais il risque de conduire à une transformation insidieuse de notre système de Sécurité sociale. »
Pour elle, il est impossible de courir trop de lièvres à la fois en poursuivant mille objectifs en même temps. La présidente de chambre à la Cour des comptes appelle à rétablir des priorités et à se poser les bonnes questions, au premier titre desquelles : la distinction cotisations / CSG reste-t-elle justifiée ? À l'origine des réflexions, en 1989, explique-t-elle, le prélèvement envisagé s’appelait « cotisation sociale de solidarité », mais une cotisation sur les revenus du capital et les produits de placement avait été jugée inappropriée. « La CSG avait été acceptée uniquement car elle rentrait dans le giron des impôts, mais rien ne s’opposait en fait à sa qualification en cotisation », affirme Rolande Ruellan, qui se demande également : faut-il plutôt fusionner l’impôt sur le revenu et la CSG, comme certains le préconisent, sachant que les Français ont accepté la CSG car elle était affectée à la Sécurité sociale ? Et selon quel mode : la CSG deviendrait progressive ou l’IR deviendrait proportionnel ?
Autre point d’importance nécessitant d’être révisé, estime la présidente de chambre à la Cour des comptes : la réduction générale des cotisations patronales ne s’accompagne d’aucune restitution dans les salaires, tandis que les salariés paient des impôts affectés à la Sécurité sociale pour compenser ces allègements. « A-t-on calculé les sommes transférées depuis des années des employeurs aux individus par ce biais ? » lance Rolande Ruellan. « Bien que cela était censé contribuer à la création d'emploi, ça n’a jamais pu être démontré. »
Sur les chantiers à venir de la protection sociale, là aussi les interrogations sont nombreuses. « On parle de la création d’une 5e branche, la branche autonomie : quel sera son financement alors que le choix de ne pas augmenter les prélèvements obligatoires mais de les diminuer voire d’en annuler certains ne laisse aucune marge de manœuvre, indépendamment de la crise actuelle ? Quid de la création du régime de retraite unique ? Et du devenir de la loi de financement de la Sécurité sociale : faut-il la fusionner avec la loi de finances ? » Autant de questions en suspens jusqu’à nouvel ordre.
La simplicité, « pas une fin en soi »
Pour Martin
Collet, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas, « tout
ce qui concerne le mouvement de fiscalisation du financement de la Sécu est un
aspect essentiel. » Selon lui, reste à savoir jusqu’à quel point ce
passage de la cotisation sociale à l’impôt, pour financer la Sécurité sociale,
peut être conduit et de quelle manière, et s’il existe une parfaite
substituabilité de ces deux outils. « J’ai le sentiment que dès qu’on
aborde ces sujets, l’argument constitutionnel pour dire ce qu’on peut, ce qu’on
ne peut pas ou ce qu’on doit faire est manié par des économistes, hommes et
femmes politiques, souvent de façon biaisée, ou avec la volonté de tirer dans
le droit constitutionnel du carburant pour conduire des projets politiques,
avec une forme d'institutionnalisation de l'argument constitutionnel »,
souligne le professeur. Or, en matière de constitutionnalité, la jurisprudence
du Conseil constitutionnel est « assez singulière »,
dit-il, et paraît « manquer de constance ».
Martin Collet fait ainsi allusion à une décision d’août 2014?à propos de la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2014. En effet, en 2014, le gouvernement décide de conduire une politique publique consistant à aider les salariés gagnant de modestes salaires (moins de 1,3?SMIC), en agissant via les cotisations salariales et en prévoyant dans la loi une baisse des cotisations salariales, qui avait vocation à bénéficier à sept millions de salariés, pour un volume financier de 2,5 milliards d’euros, avec un objectif d’intérêt général. Sauf que le Conseil constitutionnel annule ces dispositions, d’une manière « surprenante », estime le professeur, car en 2007, la loi en faveur du travail emploi pouvoir d’achat (TEPA) avait conduit à défiscaliser les heures supplémentaires et à créer un mécanisme d’exonération de cotisations patronales et salariales. « Ce que le Conseil constitutionnel avait admis en 2007, il ne l’admet plus en 2014, au regard de ce qu’il qualifie comme objet des cotisations de Sécurité sociale, qu’il oppose à l’impôt. Objet qui, selon lui, est d’ouvrir des droits à prestation, à la différence de l’impôt, qui n’ouvre droit à rien. Cet objet, le Conseil considère qu’il en exclut tout autre, et exclut de poursuivre une mission d’intérêt général, telle qu’aider les salariés en-dessous d’1,3 SMIC », résume Martin Collet. Dans la mesure où l’objet est d’ouvrir un droit à prestation, le gardien des droits et libertés estime que le principe d’égalité (articles 6?et 13?de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) est mis à mal par le projet développé par le législateur de 2014, car si ces dispositions étaient entrées en vigueur, des cotisants, selon qu’ils étaient en-dessous ou au-dessus du seuil de 1,3?SMIC, auraient donc soit continué de verser des cotisations, soit n’auraient plus versé de cotisations mais, dans les deux cas, ils auraient bénéficié des mêmes prestations. Et ce déséquilibre, de l’avis du Conseil constitutionnel en 2014, rompt l’égalité exigée par la Constitution. Pour Martin Collet, il s’agit ici d’une « application nouvelle et novatrice des articles 6?et 13?de la DDHC ». L’institution reprend une formulation traditionnelle en matière fiscale : or, bien qu’en la matière il soit toujours possible de déroger à l’égalité pour un motif d’intérêt général, cette réserve est exclue par le Conseil en matière de cotisation. Le professeur le reconnaît : cette décision manifeste le souci d’amener de la clarté et de la rigueur dans l’emploi des mécanismes en matière de financement de la Sécurité sociale. Le Conseil constitutionnel a également décidé « de remettre l’Église au centre du village, en rappelant que les impôts et les cotisations ne sont pas la même chose ». Néanmoins, la décision soulève des problèmes, considère-t-il. « D’abord, la vision de la Sécu et de son financement sur lequel se base le Conseil est en partie fausse, à mon avis. Car tout repose sur le fait que les cotisations ouvrent des droits et qu’il y a une équivalence entre combien je cotise et combien je perçois. Mais ça, c’est faux en matière de santé, pour la branche famille, et ce n’est pas réellement vrai pour la vieillesse. Bien sûr, plus on cotise plus on perçoit de pension de retraite. Mais un certain nombre de dispositifs de solidarité sont venus amender cette équivalence, et le Conseil fait mine d’ignorer cela. » Autre difficulté : celle de la restriction des marges de manœuvre du pouvoir politique qu’elle implique. Bien que l’institution serve notamment à cela, en l’occurrence, le professeur juge cette restriction troublante : « Depuis 1958, il y a des références au financement de la Sécu dans la Constitution, mais pas de normes de fond. Donc l’idée que le Conseil vienne créer des normes de fond spécifiques, cela me semble éloigné de la base textuelle dont il est censé être le gardien. » Enfin, si l’on suit cette logique, de multiples dispositifs sont menacés.
Toutefois, le Conseil constitutionnel a revu sa position dans les années qui ont suivi, « à la faveur d’un certain nombre de contentieux qui l’ont mis face à ses contradictions ». Sa dernière décision « qui assume le mieux ce revirement », date du 4 octobre 2019, à l’occasion d’une QPC. Dans ce contentieux à propos d’un cotisant français mais résidant belge, étaient en cause des dispositions issues de la réforme Jospin de 1998. Pour dresser le contexte, à l’époque, la loi de financement de la Sécurité sociale était venue substituer une grosse part de CSG à des cotisations salariales pour assurer la neutralité financière. Oui, mais cela posait donc un problème par rapport aux salariés en France ayant leur résidence fiscale à l’étranger : en appliquant cette réforme, les citoyens étrangers se seraient retrouvés à bénéficier de la baisse de cotisations salariales tout en continuant à bénéficier du même droit à prestation, sachant qu’ils ne payaient pas la CSG, puisqu’ils n’étaient pas résidants fiscaux français. Cela aurait ainsi entraîné un effet d’aubaine pour eux, et la réforme de 1998 prévoyait des dispositions spécifiques sur ce point. Le résidant belge dont il est question ici va donc devant le Conseil constitutionnel, armé de la décision de 2014, indiquant qu’il cotise deux fois plus que ses voisins qui paient la CSG, pour bénéficier du même niveau de prestation, donc qu’il y a rupture au niveau de l’égalité telle qu’interprétée en 2014. Or, le Conseil constitutionnel revient sur sa jurisprudence et rejette la requête du requérant, en considérant que dorénavant, un motif d’intérêt général est susceptible de justifier cette différence de cotisation, quand bien même les prestations sont équivalentes. Pour Martin Collet, ce cheminement permet de tirer des enseignements : « L’enchaînement montre que la simplicité n’est pas une fin en soi ; que la complexité a ses justifications qui tiennent à un souci d’équité. La disposition ajoutée en 1998?a certes amené de la complexité, mais la justification est solide. » Le professeur le souligne : il est toujours possible de faire moins compliqué, mais ce n’est pas forcément mieux. Par exemple, les pays de l’Est ont recours à la flat tax (impôt à taux unique) : « C’est bien plus simple, mais est-ce juste ? Pas sûr. »
La Sécu, boîte à fantasmes ?
Professeur à la faculté de droit Université de Paris et à Sciences Po Paris, Rémi Pellet observe pour sa part que la Sécurité sociale est une « boîte magique » sur laquelle « tout le monde projette ses fantasmes ». Il résume : pour les partenaires sociaux, pour le patronat, la Sécu est une énorme assurance en situation de monopole, et pour mettre un terme à son déficit chronique, ils estiment qu’il faudrait maintenir le caractère obligatoire de cette assurance, mais l’ouvrir à la concurrence. À l’inverse, certains syndicats de salariés et groupes d’économistes influents ne veulent pas entendre parler d’assurance dans la protection sociale, qu’ils conçoivent comme une machine à redistribuer les revenus pour corriger les inégalités primaires. Par exemple, Thomas Piketty défend l’idée qu’au-dessus de trois plafonds de Sécurité sociale, les cadres devraient payer une cotisation de 28 %, sans ouverture de droits afférents. Deux conceptions « critiquables », tacle le professeur, qui estime que le financement de la protection sociale a été réformé de façon logique, bien qu’il « reste des choses à faire ».
Pour « lever un certain nombre de mythes », Rémi Pellet remonte aux origines. Il explique que la Sécurité sociale de 1945 n’a pas représenté une rupture radicale avec les assurances sociales (maladie et retraite) créées dans les années 30 ; elle les a intégrées. Ces deux branches devaient servir d’assurances du revenu professionnel. Elles n’avaient pas pour fonction de redistribuer les revenus au sens de corriger les écarts de revenus primaires, mais servaient à mutualiser le risque entre ceux qui tomberaient malades et les autres, et ceux qui arriveraient à un âge auquel ils ne pourraient pas travailler tandis que les autres seraient morts. Pour Jean Jaurès, l’assurance retraite n’avait pas vocation à garantir une période de repos après une vie de labeur, elle devait jouer le rôle du risque invalidité. Cela explique que l’âge auquel la pension de retraite pouvait être versée était celui de l’âge moyen de la mortalité, et que la CGT de l’époque dénonçait une « retraite pour les morts ». Ce que Jaurès assumait, ayant notamment déclaré que « jusqu’à son dernier souffle, l’homme doit produire, dans la mesure où il le peut : c’est par là seulement qu’il est rattaché à la vie ». Quant à l’assurance maladie, elle avait été conçue pour verser des indemnités journalières, les soins devant être pris en charge par les hôpitaux, gratuits pour les pauvres, ou par les médecins libéraux, qui revendiquaient appliquer le principe d’honoraires variables selon l’état de fortune des patients. Les allocations familiales et la branche accidents du travail / maladies professionnelles ressortissaient de la logique de la responsabilité des employeurs.
Dans un texte de 1945, Pierre Laroque, un des pères fondateurs de la Sécurité sociale, explique la conception qui a prévalu au moment de l’élaboration des ordonnances de 1945 : « Qu’est-ce donc que la Sécurité sociale ? On peut la définir ainsi : la garantie donnée à chacun qu’il disposera en toute circonstance d’un revenu suffisant pour assurer à lui-même et à sa famille une existence décente », rapporte Rémi Pellet.
Si les assurances sociales financées par les cotisations assises seulement sur le revenu professionnel devaient garantir un revenu différé, il revenait à l’État d’organiser la redistribution des revenus par un impôt progressif, dans le but de réduire les inégalités. L’impôt sur le revenu, dès sa création en 1914, a été d’emblée familiarisé, en prenant en compte la solidarité au sein d’une famille dont les membres ont des revenus inégaux. Le principe d’un impôt sur le revenu progressif et familiarisé, réaffirmé sous trois Républiques, est ainsi devenu un principe fondamental reconnu par les lois de la République, à valeur constitutionnelle. « Ce partage des rôles entre la Sécu et l’État a perduré jusqu’au début des années 90. À partir de ce moment, la frontière entre les assurances sociales et la redistribution s’est déplacée au sein de la protection sociale. »
Deux réformes importantes du financement ont été mises en œuvre à partir des années 1990. D’abord, la fiscalisation, via la CSG, des prestations de solidarité de la Sécurité sociale. Au sein de l’assurance maladie, on a distingué les indemnités journalières qui restaient financées par une cotisation salariale de 0,75 %, tandis que les remboursements de soins devaient l’être par la CSG. Idem au sein de la branche vieillesse : le fonds de solidarité vieillesse étant financé par la CSG, tandis que les retraites restaient financées par les cotisations. « Au sein de la protection sociale, il y a une distinction entre fonction assurantielle et fonction de solidarité. Cette distinction s’est appliquée à toutes les branches », fait remarquer Rémi Pellet.
Autre réforme importante du financement : la progressivité des cotisations patronales sur les bas salaires, évoquée précédemment. Cependant, en 2014, le gouvernement Valls a voulu créer cette fois une progressivité sur les cotisations salariales. Alors que les cotisations patronales n’ouvrent pas de droits aux prestations et servent à équilibrer le régime, les cotisations salariales ouvrent des droits et sont la base à partir de laquelle sont calculés les droits. Voilà pourquoi, estime le professeur en écho aux propos de son collègue Martin Collet, les décisions rendues en 2014 et 2019 par le Conseil constitutionnel sont différentes, et pourquoi ce dernier a censuré l’allègement des charges salariales qui servaient à financer les prestations vieillesse, « car elles auraient été maintenues pour ceux qui bénéficient des allègements, alors que les autres auraient dû payer pour les mêmes prestations ». Pour Rémi Pellet, la décision du Conseil constitutionnel était donc cohérente et a « permis de réformer la structure du financement de la protection sociale de façon logique ».
Cependant, sont apparus deux problèmes, estime-t-il : d’une part, le critère juridique tiré de la différenciation des cotisations sociales et de la CSG pour financer l’Assurance maladie n’a plus de sens, ses prestations étant devenues universelles. « On peut reprocher au Conseil d’avoir maintenu la distinction, mais en réalité, l’article 61 de la Constitution ne lui confère pas de pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement. Donc le juge constitutionnel n’est pas comptable de la pusillanimité du législateur qui se contente d’une réforme partielle – créer une prestation universelle sans modifier son mode de financement – alors que la nature de certaines branches de la Sécurité sociale a changé. »
Deuxième problème : selon le professeur, depuis 2018, les pouvoirs publics « ont conduit une politique qui, au prétexte d’accroître la redistribution sociale, a remis en cause la distinction assurance du revenu professionnel et prestation de solidarité, en faisant financer des prestations proportionnées aux salaires et réservées aux salariés, les indemnités journalières, les prestations d’assurances chômage, par de la CSG payée par la communauté, y compris ceux qui n’y ont pas droit ». Total : les retraités à petite retraite se mettent à financer des prestations chômage qui vont aller à des cadres mieux rémunérés qu’eux, « ce qui n’a pas de sens », fustige Rémi Pellet, qui dénonce une réforme 2018?aux « effets anti-redistributifs évidents ».
Pour mettre un terme à ces difficultés et corriger les effets qu’il qualifie d’ « injustes » des réformes récentes, le professeur propose d’opérer une budgétisation des recettes et des dépenses de la Sécurité sociale ayant perdu leur caractère d’assurance du revenu professionnel, soit les remboursements de soins par l’assurance maladie et les prestations familiales. Cette opération aurait, affirme-t-il, trois avantages. D’abord, elle simplifierait les circuits financiers de la Sécurité sociale, car il n’y aurait plus à réaffecter tous les ans des fractions de points de cotisations et d'impôts d’autres branches. « Il va de soi que si l’on réaffectait la CSG à l’État, cela réglerait le problème, car le budget de l’État est construit sur le principe de non-affectation d‘une recette à une dépense, au contraire de la Sécurité sociale », développe le professeur. En outre, comme la CSG deviendrait une recette de l’État et ne serait plus affectée juridiquement à des branches de la Sécu, il n’y aurait plus lieu d’appliquer la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui interdit d’appliquer la CSG sur les revenus d’origine étrangère. Enfin, dernier avantage : budgétiser les dépenses de santé permettrait de « mettre un terme au débat stérile » sur la nature de la dette sociale et de la dette Covid. Rémi Pellet rappelle que la CADES et la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) ont été créées en 1996 au motif que dette sociale devait être éteinte car elle représentait un excès de dépense de transfert, alors que la dette de l’État est gérée comme si elle était éternelle. Or, « toutes les caisses d’amortissement dans l’Histoire ont été détournées, parce que le principe qui les fonde ne se justifie pas », appuie le professeur. Aujourd’hui, martèle-t-il, dans le cadre des dépenses de santé, il ne s’agit pas seulement de dépenses de transfert qui profitent aux générations actuelles, ce sont surtout des dépenses d’investissement qui profiteront à toutes les générations, estime-t-il. Le professeur persiste et signe : « La dette sociale résultant d’un excès de dépense de solidarité devrait être gérée comme le reste de la dette publique, et donc budgétisée. »
Le Parlement invite à « faire un choix clair et s’y tenir »
Également conviée à la table ronde, Catherine Deroche, sénatrice de Maine-et-Loire, présidente de la commission des affaires sociales du Sénat, fait part de sa réflexion à travers son propre prisme. Elle revient notamment sur l’examen et le contrôle par le Parlement du financement de la protection sociale via le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. « Le PLFSS, malgré ses imperfections, a représenté un progrès significatif », certifie-t-elle. En effet, argue la sénatrice, avant sa création, le débat et le contrôle parlementaire sur les différentes branches de la Sécu étaient « quasi-inexistantes ».
Côté réformes, tout comme les autres intervenants, la sénatrice n’est pas en reste : le Parlement a plusieurs revendications. La première d’entre elles porte sur le périmètre des lois de financement de la Sécurité sociale qui évolue avec la naissance de la 5e branche (autonomie). « Notre commission a plaidé pour son extension, afin qu’il se rapproche de celui des administrations de Sécurité sociale, afin de donner un sens à la trajectoire sociale », précise Catherine Deroche.
La sénatrice évoque également l’assurance chômage et la situation financière de l’Unédic qui, fortement exposée à la dégradation de la conjoncture, posera bientôt la question de l’apurement de sa dette. « Nous considérons qu’il est temps de proposer l’inclusion de l’assurance chômage dans le périmètre des lois de financement de la Sécurité sociale. Ce raisonnement peut être en partie repris pour ce qui concerne les régimes complémentaires de retraites », expose-t-elle.
S’agissant ensuite des établissements publics de santé, le Parlement considère qu’il serait temps d’imposer, par la voie organique, les dispositions jamais appliquées de l’article 26 de la loi de programmation des finances publiques pour 2018 à 2022, qui prévoit que le gouvernement remette chaque année au Parlement, au plus tard au 15 octobre, un rapport sur la situation financière des établissement publics de santé pour le dernier exercice clos. « Ce rapport devra faire état de l’évolution des charges et des produits par titres de l’endettement et des dépenses d'investissement », détaille Catherine Laroche.
Autre point de révision abordé : le Parlement souhaiterait pouvoir accorder à chaque branche des crédits à caractère limitatif dont le gouvernement devra justifier le montant au 1er euro, et pour lesquels, en cas de dépassement, il faudra demander une nouvelle autorisation au Parlement. « Ainsi, sur l’exemple des stocks stratégiques, le gouvernement devrait demander l’autorisation d’augmenter le budget de Santé publique France dans le cadre de la LFSS rectificative », illustre la sénatrice.
S’agissant en outre du contrôle du Parlement sur la LFSS, Catherine Laroche pointe un bâclage qui n’est pas vraiment de son goût : « Nous avons constaté que le moment où l’on approuve les comptes de l’année passée n’est pas vraiment un moment : l’article?1er de chaque LFSS est toujours expédié en quelques minutes alors que tous ont l’esprit tourné vers les mesures relatives à l’exercice suivant. Le texte 3 en 1 est un leurre : les deux premières parties du PLFSS qui portent sur l’exercice précédent et l’exercice en cours sont examinés beaucoup trop rapidement et le gouvernement a la curieuse habitude de comparer l’exercice écoulé à la prévision rectifiée en deuxième partie de l’année précédente et non à la loi de financement initiale. Cela n’a aucun sens mais permet d’éviter de documenter les écarts… »
La problématique de l’amortissement fait aussi partie des priorités, juge Catherine Laroche. 25 ans après la création de la CADES, il apparaît « nécessaire » au Parlement de « faire un choix clair et de s’y tenir » : soit amortir la dette sociale en se donnant les moyens de tenir cet engagement au travers de règles d’or interdisant d’accumuler de nouveaux déficits, soit prendre acte de cet échec en mutualisant la dette sociale avec l’ensemble de la dette publique et en consacrant à un autre usage les sommes actuellement dévolues à l’amortissement du capital de cette dette.
Enfin, en-dehors de la CSG « très largement assise sur les salaires », la sénatrice déplore une absence de lien entre les recettes fiscales affectées à la Sécurité sociale et la nature des dépenses. Elle le regrette : les taxes sur les salaires et les contributions sociales de solidarité des sociétés n’ont rien à voir avec le financement de la Sécurité sociale, tout comme les différentes taxes rebaptisées « comportementales » (tabac, alcool, sucres...). « Nous sommes favorables au retour de l’inventaire à la Prévert fiscal qui s’est sédimenté au fil des compensations de pertes de recettes au profit d’un seul flux de TVA net correctement calibré, rapporte donc Catherine Laroche. La clarification nous épargnerait de longs débats sur le rhum ou la charcuterie. » Voilà qui est dit.*
* NDLR : cette table ronde faisait également intervenir Katrin Auer, conseillère aux affaires sociales à l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne en France, qui effectuait un parallèle avec le financement de la protection sociale en Allemagne. Ses propos n’ont pas été repris au soutien de cet article, qui s’est concentré sur le système français.
Bérengère Margaritelli
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