Le respect du devoir de vigilance des sociétés mères : une compétence juridictionnelle en dents de scie


mercredi 13 avril 20227 min
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La législation impose un devoir de vigilance aux sociétés mères donneuses d’ordre, menant de facto à un nouveau contentieux sur la compétence juridictionnelle.

  

CA Versailles, 13e et 14e ch. réunies, 10 décembre 2020, n° 20/01692



La loi du 27 mars 20171 a mis à la charge des sociétés mères donneuses d’ordre un devoir de vigilance. Quelques années plus tard, sur le terrain contentieux, la question de la compétence juridictionnelle pour trancher les litiges relatifs à ce devoir a vu le jour. Qui du tribunal de commerce, invoqué par les sociétés, ou du tribunal judiciaire, soutenu par les associations de défense des droits, est compétent pour apprécier le plan de vigilance et son exécution ?

Pour la première fois, cette compétence juridictionnelle est au cœur d’un contentieux. La société Total a été assignée par plusieurs associations sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, celles-ci estimant que le plan de vigilance concernant l’exploitation de champs pétroliers en Ouganda et en Tanzanie était insuffisant. Avant toute appréciation au fond, la cour d’appel de Versailles a été appelée à se positionner sur la compétence des juridictions, en raison du fait que le tribunal de Nanterre, par un jugement du 30 janvier 2020, s’est déclaré incompétent au profit de la juridiction de commerce. Le 10 décembre 2020, les juges versaillais ont estimé que le litige relevait inévitablement de la compétence du tribunal de commerce2 dès lors qu’un lien existait entre le devoir de vigilance et la gestion de la société3.

 

 

La gestion de la société induisant une prééminence juridictionnelle au tribunal de commerce

Pourtant, la compétence des juridictions commerciales est loin d’être acquise, la loi de 2017 ne permettant pas de trancher la question de la juridiction compétente. Alors que la version originelle du projet de loi visait clairement soit « la juridiction civile ou commerciale compétente », le texte adopté ne fait finalement référence qu’à la « juridiction compétente4 ». Cette expression imprécise laisse place à l’interprétation : faut-il en déduire qu’une option est laissée au demandeur, au risque que cette question de la compétence soit gouvernée par les évolutions législatives et jurisprudentielles du droit français ?

Eu égard à la brèche législative, les juges de la cour d’appel de Versailles ont eux aussi opté pour la compétence du tribunal de commerce. Ils se fondent d’une part sur les dispositions consacrant le devoir de vigilance et notamment sur leur positionnement au cœur du Code de commerce. D’autre part, ils soulignent que le plan de vigilance doit être intégré dans l’annexe du rapport annuel de gestion présenté au conseil d’administration, ce qui sous-entend qu’il existe des incidences directes sur la gestion de la société. Les juges versaillais, malgré leur raisonnement succinct, tirent de leur motivation une décision juridiquement opportune puisqu’il est peu contestable que le plan de vigilance est un prolongement des actions de l’entreprise. Le lien avec la gestion de la société débouche inévitablement sur la compétence du juge consulaire.

Il ne fait aucun doute que le tribunal de commerce peut être compétent pour connaître des litiges relatifs au devoir de vigilance, du fait de son lien avec le fonctionnement de la société. En effet, il est indéniable qu’un plan de vigilance caractérise une obligation pour les entreprises dans la gestion des risques. Or, la reconnaissance du lien direct entre le plan de vigilance et la gestion de la société est un critère pertinent pour reconnaître la compétence aux juges consulaires5. De par leurs connaissances averties du monde du commerce, ces juges peuvent avoir une approche concrète des problèmes liés à la conception de ce plan. Pour autant, l’insertion des dispositions au sein du rapport annuel de gestion et du Code de commerce n’est pas déterminante à elle seule. Pour preuve, le contentieux relatif au bail commercial relève de la compétence du tribunal judiciaire, alors même que les règles relatives au bail commercial siègent dans le Code de commerce6.

 

 

L’ambition d’une option juridictionnelle

D’autres arguments sont défendus par les appelants en faveur d’une compétence du juge judiciaire. Le tribunal judiciaire est composé de juges professionnels formés à la protection des droits et libertés fondamentaux. Or, l’objet du plan de vigilance étant « d’identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement », la compétence du tribunal judiciaire se justifie au regard de l’article 66 de la Constitution de 19587 qui lui attribue compétence exclusive pour assurer le respect de la liberté individuelle. À l’inverse, le tribunal de commerce est une juridiction d’exception composée de commerçants. Cette distinction de composition entraîne une différence de sensibilité entre les juges.

Ceci explique sans doute la demande des associations. Le juge judiciaire étant à distance de la gestion de la société, il semble plus à même de prendre au sérieux leurs demandes alors que les associations pourraient craindre, au contraire, un potentiel laxisme du juge consulaire. Si ce dernier devait être l’unique juge en la matière, les litiges relatifs au devoir de vigilance des sociétés pourraient ne jamais conduire à des sanctions effectives, alors qu’il peut bel et bien exister des écarts entre les éléments insérés dans le plan de vigilance et sa mise en œuvre réelle par les sociétés mères. C’est pourquoi les associations entendaient se voir reconnaître une option juridictionnelle.

Le débat sur la compétence juridictionnelle en matière de devoir de vigilance est vif. Le groupe Total a de nouveau été visé par une action en injonction relative à son devoir de vigilance. Le juge de la mise en l’état du tribunal de Nanterre a rendu le 11 février 2021, une ordonnance admettant que les demandeurs disposaient d’une option de compétence entre le tribunal de commerce et le tribunal judiciaire, dès lors qu’ils sont non commerçants. Il s’est fondé sur l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 18 novembre 20208 qui a rappelé qu’une option peut être laissée au demandeur d’assigner le défendeur devant la juridiction de son choix. Cela va de soi en présence d’un acte mixte, mais un plan de vigilance ne peut s’analyser comme tel puisqu’il constitue un acte unilatéral émanant de la société mère, c’est-à-dire un acte de commerce s’agissant de sociétés commerciales. Toutefois, l’option juridictionnelle s’impose également lorsque le demandeur est un non commerçant qui s’oppose à un commerçant. Un appel a été interjeté suite à cette ordonnance, et cela devant la même cour d’appel de Versailles. De même, sur le fondement du premier litige, la Cour de cassation sera amenée à se prononcer afin de mettre fin au contentieux. 

 

 

Une réaction législative diligente et préventive

Le législateur a fini par trancher la question. La loi relative à la « Confiance dans l’institution judiciaire » promulguée le 22 décembre 2021 a attribué une compétence spéciale au tribunal judiciaire de Paris pour trancher les contentieux relatifs au devoir de vigilance9. La compétence exclusive de ce tribunal permet d’assurer une sécurité juridique effective, en ce que la compétence juridictionnelle est enfin inscrite dans le droit positif. Pour autant, cette loi fait abstraction de l’indéniable lien entre la gestion de la société et le plan de vigilance.

La problématique de la compétence juridictionnelle pourrait rebondir à l’occasion d’action en responsabilité fondée sur l’article L. 225-102-5 du Code de commerce. Une action en responsabilité pouvant, selon ce texte, être engagée en cas de manquements aux obligations liées au respect du devoir de vigilance, l’auteur du plan de vigilance pourrait se voir assigné à réparer le préjudice subi du fait de ses manquements. à l’instar de l’action en injonction, la loi de 2017 ne détermine pas la juridiction compétente pour cette action postérieure au dommage. Ceci dit, aucun débat sur ce terrain n’a pour l’instant encore émergé. Ceci s’explique sans doute d’abord par le fait que le tribunal judiciaire est par principe compétent pour les actions en responsabilité ainsi que pour la réparation des dommages corporels, écologiques et environnementaux. Ensuite, la cour d’appel de Versailles, dans son arrêt de décembre 2020, paraît accorder au tribunal judiciaire la compétence relative à la responsabilité des sociétés mères sur leur plan de vigilance. Eu égard à la compétence dont le juge judiciaire dispose dès à présent pour les actions en responsabilité, la promulgation de la loi de 2021 octroyant compétence au tribunal judiciaire de Paris s’inscrit dans une logique juridictionnelle, l’action en injonction étant un préalable à l’action en responsabilité. On observe donc une convergence du contentieux relatif au devoir de vigilance des sociétés mères donneurs d’ordres entre les mains du juge parisien. L’opportunité d’une telle harmonie vise à anticiper le futur contentieux relatif à la compétence juridictionnelle de l’action en responsabilité.



1) Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

2) Cass. com, 27 oct. 2009, n° 08-20.384, P+B

3) C. com., art. L. 721-3.

4) C. com., art. L. 225-102-4.

5) N. Cuzacq, « Premier contentieux relatif à la loi "vigilance" du 27 mars 2017, une illustration de l’importance du droit judiciaire privé », D. 2020, 970.

6) C. org. jud., art. R. 211-4.

7) Constitution Française, art. 66. « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. ».

8) Cass. com., 18 nov. 2021, n° 19-19.463, P+B.

9) Loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, art. n° 56. « Art. L. 211-21. – Le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce. ». 



Note rédigée par Laure Parmentier et Ludmila Goupil, étudiantes en Master 2 Droit Privé parcours contentieux, dans le cadre du partenariat établi ente Le Mans Université et le Journal Spécial des Sociétés

 

 

 

 

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