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La législation impose un devoir de
vigilance aux sociétés mères donneuses d’ordre, menant de facto à un nouveau
contentieux sur la compétence juridictionnelle.
CA Versailles, 13e et 14e ch. réunies, 10 décembre 2020, n° 20/01692
La loi
du 27 mars 20171 a mis à la charge des sociétés mères donneuses
d’ordre un devoir de vigilance. Quelques années plus tard, sur le terrain
contentieux, la question de la compétence juridictionnelle pour trancher les
litiges relatifs à ce devoir a vu le jour. Qui du tribunal de commerce, invoqué
par les sociétés, ou du tribunal judiciaire, soutenu par les associations de
défense des droits, est compétent pour apprécier le plan de vigilance et son
exécution ?
Pour la première fois, cette compétence juridictionnelle
est au cœur d’un contentieux. La société Total a été assignée par
plusieurs associations sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du Code
de commerce, celles-ci estimant que le plan de vigilance concernant
l’exploitation de champs pétroliers en Ouganda et en Tanzanie était
insuffisant. Avant toute appréciation au fond, la cour d’appel de Versailles a
été appelée à se positionner sur la compétence des juridictions, en raison du
fait que le tribunal de Nanterre, par un jugement du 30 janvier 2020, s’est
déclaré incompétent au profit de la juridiction de commerce. Le 10
décembre 2020, les juges versaillais ont estimé que le litige relevait
inévitablement de la compétence du tribunal de commerce2 dès lors
qu’un lien existait entre le devoir de vigilance et la gestion de la société3.
Pourtant, la compétence des
juridictions commerciales est loin d’être acquise, la
loi de 2017 ne permettant pas de trancher la question de la juridiction
compétente. Alors que la version originelle du projet de loi visait clairement
soit « la juridiction civile ou commerciale compétente », le
texte adopté ne fait finalement référence qu’à la « juridiction
compétente4 ». Cette expression imprécise laisse place à
l’interprétation : faut-il en déduire qu’une option est laissée au
demandeur, au risque que cette question de la compétence soit gouvernée par les
évolutions législatives et jurisprudentielles du droit français ?
Eu égard à la brèche législative, les juges de la cour
d’appel de Versailles ont eux aussi opté pour la compétence du tribunal de
commerce. Ils se fondent d’une part sur les dispositions consacrant le devoir
de vigilance et
notamment sur leur positionnement au
cœur du Code de commerce. D’autre part, ils soulignent que le plan de vigilance
doit être intégré dans l’annexe du rapport annuel de gestion présenté au
conseil d’administration, ce qui sous-entend qu’il existe des incidences
directes sur la gestion de la société. Les juges versaillais, malgré leur
raisonnement succinct, tirent de leur motivation une décision juridiquement
opportune puisqu’il est peu contestable que le plan de vigilance est un
prolongement des actions de l’entreprise. Le lien avec la gestion de la société
débouche inévitablement sur la compétence du juge consulaire.
Il ne fait aucun doute que le tribunal de commerce peut
être compétent pour connaître des litiges relatifs au devoir de vigilance, du
fait de son lien avec le fonctionnement de la société. En effet, il est
indéniable qu’un plan de vigilance caractérise une obligation pour les entreprises
dans la gestion des risques. Or, la reconnaissance du lien direct entre le plan
de vigilance et la gestion de la société est un critère pertinent pour
reconnaître la compétence aux juges consulaires5. De par leurs
connaissances averties du monde du commerce, ces juges peuvent avoir une
approche concrète des problèmes liés à la conception de ce plan. Pour autant,
l’insertion des dispositions au sein du rapport annuel de gestion et du Code de
commerce n’est pas déterminante à elle seule. Pour preuve, le contentieux
relatif au bail commercial relève de la compétence du tribunal judiciaire,
alors même que les règles relatives au bail commercial siègent dans le Code de
commerce6.
L’ambition d’une option juridictionnelle
D’autres arguments sont défendus par les appelants en
faveur d’une compétence du juge judiciaire. Le tribunal judiciaire est composé
de juges professionnels formés à la protection des droits et libertés
fondamentaux. Or, l’objet du plan de vigilance étant « d’identifier les
risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les
libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que
l’environnement », la compétence du tribunal judiciaire se justifie au
regard de l’article 66 de la Constitution de 19587 qui lui attribue
compétence exclusive pour assurer le respect de la liberté individuelle. À
l’inverse, le tribunal de commerce est une juridiction d’exception composée de
commerçants. Cette distinction de composition entraîne une différence de
sensibilité entre les juges.
Ceci explique sans doute la demande des associations. Le
juge judiciaire étant à distance de la gestion de la société, il semble plus à
même de prendre au sérieux leurs demandes alors que les associations pourraient
craindre, au contraire, un potentiel laxisme du juge consulaire. Si ce dernier
devait être l’unique juge en la matière, les litiges relatifs au devoir de
vigilance des sociétés pourraient ne jamais conduire à des sanctions
effectives, alors qu’il peut bel et bien exister des écarts entre les éléments
insérés dans le plan de vigilance et sa mise en œuvre réelle par les sociétés
mères. C’est pourquoi les associations entendaient se voir reconnaître une
option juridictionnelle.
Le débat sur la compétence juridictionnelle en matière de
devoir de vigilance est vif. Le groupe Total a de nouveau été visé par une
action en injonction relative à son devoir de vigilance. Le juge de la mise en
l’état du tribunal de Nanterre a rendu le 11 février 2021, une ordonnance
admettant que les demandeurs disposaient d’une option de compétence entre le
tribunal de commerce et le tribunal judiciaire, dès lors qu’ils sont non
commerçants. Il s’est fondé sur l’arrêt rendu par la Cour de cassation le
18 novembre 20208 qui a rappelé qu’une option peut être laissée au
demandeur d’assigner le défendeur devant la juridiction de son choix. Cela va
de soi en présence d’un acte mixte, mais un plan de vigilance ne peut s’analyser
comme tel puisqu’il constitue un acte unilatéral émanant de la société mère,
c’est-à-dire un acte de commerce s’agissant de sociétés commerciales.
Toutefois, l’option juridictionnelle s’impose également lorsque le demandeur
est un non commerçant qui s’oppose à un commerçant. Un appel a été interjeté
suite à cette ordonnance, et cela devant la même cour d’appel de Versailles. De
même, sur le fondement du premier litige, la Cour de cassation sera amenée à se
prononcer afin de mettre fin au contentieux.
Une réaction législative diligente et
préventive
Le législateur a fini par trancher la question. La loi
relative à la « Confiance dans l’institution judiciaire »
promulguée le 22 décembre 2021 a attribué une compétence spéciale au tribunal
judiciaire de Paris pour trancher les contentieux relatifs au devoir de
vigilance9. La compétence exclusive de ce tribunal permet d’assurer
une sécurité juridique effective, en ce que la compétence juridictionnelle est
enfin inscrite dans le droit positif. Pour autant, cette loi fait abstraction
de l’indéniable lien entre la gestion de la société et le plan de vigilance.
La problématique de la compétence juridictionnelle
pourrait rebondir à l’occasion d’action en responsabilité fondée sur l’article
L. 225-102-5 du Code de commerce. Une action en responsabilité pouvant,
selon ce texte, être engagée en cas de manquements aux obligations liées au
respect du devoir de vigilance, l’auteur du plan de vigilance pourrait se voir
assigné à réparer le préjudice subi du fait de ses manquements. à l’instar de l’action en injonction,
la loi de 2017 ne détermine pas la juridiction compétente pour cette action
postérieure au dommage. Ceci dit, aucun débat sur ce terrain n’a pour l’instant
encore émergé. Ceci s’explique sans doute d’abord par le fait que le tribunal
judiciaire est par principe compétent pour les actions en responsabilité ainsi
que pour la réparation des dommages corporels, écologiques et environnementaux.
Ensuite, la cour d’appel de Versailles, dans son arrêt de décembre 2020, paraît
accorder au tribunal judiciaire la compétence relative à la responsabilité des
sociétés mères sur leur plan de vigilance.
Eu égard à la compétence dont le juge judiciaire dispose
dès à présent pour les actions en responsabilité, la promulgation de la loi de
2021 octroyant compétence au tribunal judiciaire de Paris s’inscrit dans une
logique juridictionnelle, l’action en injonction étant un préalable à l’action
en responsabilité. On observe donc une convergence du contentieux relatif au
devoir de vigilance des sociétés mères donneurs d’ordres entre les mains du
juge parisien. L’opportunité d’une telle harmonie vise à anticiper le futur
contentieux relatif à la compétence juridictionnelle de l’action en
responsabilité.
1) Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
2) Cass. com, 27 oct. 2009, n° 08-20.384, P+B
3) C. com., art. L. 721-3.
4) C. com., art. L. 225-102-4.
5) N. Cuzacq, « Premier contentieux relatif à la loi "vigilance" du 27 mars 2017, une illustration de l’importance du droit judiciaire privé », D. 2020, 970.
6) C. org. jud., art. R. 211-4.
7) Constitution Française, art. 66. « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. ».
8) Cass. com., 18 nov. 2021, n° 19-19.463, P+B.
9) Loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, art. n° 56. « Art. L. 211-21. – Le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce. ».
Note rédigée par Laure Parmentier et Ludmila Goupil,
étudiantes en Master 2 Droit Privé parcours contentieux, dans le cadre du partenariat
établi ente Le Mans Université et le Journal Spécial des Sociétés
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