Le tribunal judiciaire de Bordeaux accueille deux nouveaux chefs de juridiction


mercredi 19 février6 min
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La séance solennelle de présentation du tribunal judiciaire de Bordeaux s’est déroulée le 14 février dernier. L’occasion pour les deux nouveaux chefs de juridiction d’annoncer les priorités et les grands axes de leurs postes respectifs, dans des discours aux styles radicalement opposés.

C’est un élément assez rare pour être souligné : le changement concomitant de la dyarchie d’un tribunal judiciaire. Le jour de la Saint-Valentin, dans la salle Montesquieu de la cour d’appel de Bordeaux, deux nouveaux chefs de juridiction ont été accueillis : Emmanuelle Perreux, en qualité de présidente, et Renaud Gaudeul, en qualité de procureur. Un événement majeur pour cette juridiction, à l’occasion duquel Elisabeth Fabry, première vice-présidente du tribunal de Bordeaux et Olivier Etienne, procureur de la République adjoint, se sont chargés de faire les portraits des nouveaux arrivants, de mise pour cette cérémonie.

Arrivée de Grasse, où elle exerçait également en tant présidente du TJ, Emmanuelle Perreux a eu une carrière diversifiée depuis sa sortie de l’Ecole nationale de la magistrature. Elle a successivement occupé les fonctions de substitut du procureur à Compiègne et de juge à la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion. A noter que la successeure d’Éric Ruelle (désormais premier président à la cour d’appel de Poitiers) connaît déjà bien Bordeaux : il y a occupé plusieurs fonctions, au tribunal, ainsi qu’à l’ENM le temps d’un détachement de cinq ans.

Nouveau procureur de la République du TJ de Bordeaux, Renaud Gaudeul prend le relais de Frédérique Porterie (aujourd’hui procureure générale près la cour d’appel de Poitiers) après avoir quitté le parquet de Nantes, où il officiait depuis quatre ans. Ancien avocat d’affaires à Chicago, il a étudié « sur le tard » à l’ENM, d’où il sort diplômé en 1998. Le magistrat a connu des affectations géographiques variées, du Havre à la Martinique, en passant par la Guadeloupe. Pendant l’audience solennelle à Bordeaux, Renaud Gaudeul est présenté comme un juge « qui assume le fait d’être là pour réprimer la délinquance, tout en étant partisan d’une démarche de prévention auprès des plus jeunes ».

Un ressort étendu aux enjeux pluriels

Les deux nouveaux pilotes rejoignent une juridiction aux forts enjeux démographiques, qui, en intégrant le tribunal de Libourne, couvre un des départements les plus peuplés de France.

Une réalité statistique que commente Olivier Etienne : « Cet accroissement n’est pas suivi au même rythme par celui des effectifs des forces de l’ordre ou du tribunal judiciaire. » Lucide, le procureur adjoint rappelle en effet que, dans la cadre de la loi d’orientation et de programmation du 20 novembre 2023, alors que 41 emplois avaient été requis, seuls 36 postes ont été retenus, (sachant que l’effectif de la juridiction s’arrête actuellement à 33 postes pourvus).

Si les dernières données de la délinquance marquent une certaine stabilisation pour la cour d’appel de Bordeaux, l’année 2024 reste néanmoins marquée par un meurtre au couteau sur les quais de la Garonne, commis par un assaillant afghan radicalisé, une succession de dossiers de guet-apens « crapuleux » (traquenards tendus à des pseudo-pédophiles par des groupes de mineurs), d’enlèvements de dealers ainsi que des décès liés au chemsex et à la surconsommation de drogues de synthèse.

De nombreux règlements de comptes avec usage d’armes blanches, dans un contexte de guerres de territoire, ont également été relevés. Sur le nombre d’affaires traitées, l’année judiciaire à Bordeaux confirme une stabilité relative, en faisant état de 23 140 affaires poursuivables, 19 822 réponses pénales (composées à 38,40 % d’alternatives aux poursuites) et plus de 11 000 décisions pénales rendues par sa juridiction correctionnelle (en hausse de 3 %).

Dans les projets à venir, un dossier de taille attend Emmanuelle Perreux et Renaud Gaudeul : l’ouverture, en 2026, d’un nouveau centre de rétention administratif (CRA) de 140 places et ses conséquences en volume de contentieux.

Cette ouverture intervient dans le contexte de saturation de l’actuel centre pénitentiaire de Gradignan, dont la surpopulation chronique - de l’ordre de 200 % génère de nombreuses problématiques. Face aux défis que devront relever les deux nouveaux arrivants, le procureur adjoint tend à rassurer : « Dans votre action vous ne serez pas seuls, vous pourrez compter sur un parquet un peu harassé, mais toujours en état de bonne marche ».

« Il est temps que la chaîne judiciaire s’arme »

Dans la salle Montesquieu, Renaud Gaudeul prend la parole pour ses réquisitions. Et si la pluie bordelaise accompagne son introduction, la teintant de légèreté, le nouveau procureur du TJ de Bordeaux revient vite à ses objectifs, au sein d’une ville qu’il juge « plus raisonnable que celle qu’il quitte » (Nantes), et témoin d’une « justice à l’œuvre ». Il précise : « J’entends par là soucieuse de la maîtrise de ses délais et de l’effectivité des peines qu’elle prononce. Une justice qui limite les saisines de la juridiction de jugement aux seuls cas les plus graves ou contestés, afin de dégager des marges de manœuvre pour s’occuper plus en profondeur de l’essentiel. »

De rupture de politique pénale il ne sera donc pas question durant sa mission, mais plutôt de continuité avec sa prédécesseuse, Frédérique Porterie. Le magistrat rappelle néanmoins des points de vigilance, en évoquant l’assassinat de deux agents pénitentiaires en mai 2024 par un groupe lourdement armé. Le drame lui sert de transition pour confirmer que la délinquance des narco-trafiquants fera partie de ses priorités. « Cet acte s’inscrit dans un puissant mouvement de radicalisation violente », expose-t-il, en se référençant à la déclaration du garde des Sceaux du 27 janvier dernier, qui promet de doubler les effectifs dans les quatre prochaines années de magistrats spécialisés dans lutte contre la délinquance organisée. « Initiative heureuse. Il est d’ores et déjà acquis que la matière est là. Et amplement temps que la chaîne judiciaire s’arme, pour ne pas être submergée dans un avenir proche ».

L’affaire Nasrine Bensalem, égorgée chez elle à Cenon (33) par son mari, le 9 janvier dernier, est également citée par Renaud Gaudeul. « Encore une fois, la Gironde est le théâtre dramatique de ces faits insupportables de violences faites aux femmes, qu’il est si difficile d’éradiquer dans une société où le machisme primaire et violent prévaut encore bien trop largement ». « Prioritaire », la lutte contre les violences faites aux femmes s’inscrit ainsi « au cœur de ses préoccupations ».

Il rappelle à ce titre que le parquet de Bordeaux est particulièrement engagé dans cette cause, en gérant une flotte de plus 200 téléphones grave danger. Pour le procureur : « Ce dispositif est deux fois plus utilisé dans ce ressort que dans le reste du territoire national. » Renaud Gaudeul précise cependant que la lutte contre ces violences sera menée « communément à la justice de protection des enfants ou de celles des aînés », sans que l’une ne prenne la place de l’autre. D’autres grands axes de travail relatifs à la violence routière, à la délinquance urbaine dans la ville de Bordeaux ou aux atteintes contre l’environnement sont identifiés en parallèle.

Deux salles (d’audience), deux ambiances

Pour son « retour aux sources », Emmanuelle Perreux a pour sa part pleine conscience qu’« au civil comme au pénal, l’activité du tribunal judiciaire de Bordeaux reste en tension ». Elle relève notamment l’augmentation de la gravité des affaires jugées par le tribunal correctionnel. Selon elle, « 2025 sera le théâtre d’un nombre important d’affaires complexes, qui nécessiteront un temps d’audience important, alors que notre capacité de juger n’est pas extensible à moyens constants. Il nous faudra anticiper cette organisation matérielle, pour garder la maîtrise de notre flux et éviter une dérive du temps d’audience au-delà du raisonnable ». Elle insiste aussi sur l’importance de développer la politique de l’amiable en matière civile, « car elle offre aux justiciables des solutions aux conflits douloureux qu’ils affrontent ».

En adoptant un champ lexical clairement moins « offensif » que celui de Renaud Gaudeul, la présidente annonce son souhait de « placer l’humain au cœur des projets de la juridiction », prône l’association étroite entre greffiers et magistrats, et souhaite une « culture de dialogue et de transparence ». Dans les mémoires, ce drame : un greffier du tribunal bordelais s’est donné la mort, en juin dernier. Les conditions de travail occupent ainsi une place dominante dans ce discours, lequel est régulièrement ponctué d’expressions issues du jargon professionnel contemporain : « qualité de vie au travail », « intelligence collective », « bien-être », « donner du sens » …

La séance solennelle se termine sur une note littéraire. Emmanuelle Perreux cite Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose... Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. » La récente capitaine du TJ de Bordeaux semble prête à commencer sa traversée.

Laurène Secondé

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