Article précédent

La séance solennelle de présentation du tribunal judiciaire de Bordeaux s’est déroulée le 14 février dernier. L’occasion pour les deux nouveaux chefs de juridiction d’annoncer les priorités et les grands axes de leurs postes respectifs, dans des discours aux styles radicalement opposés.
C’est un élément assez rare pour être
souligné : le changement concomitant de la dyarchie d’un tribunal judiciaire. Le
jour de la Saint-Valentin, dans la salle Montesquieu de la cour d’appel de
Bordeaux, deux nouveaux chefs de juridiction ont été accueillis : Emmanuelle
Perreux, en qualité de présidente, et Renaud Gaudeul, en qualité de procureur.
Un événement majeur pour cette juridiction, à l’occasion duquel Elisabeth
Fabry, première vice-présidente du tribunal de Bordeaux et Olivier Etienne,
procureur de la République adjoint, se sont chargés de faire les portraits des
nouveaux arrivants, de mise pour cette cérémonie.
Arrivée de Grasse, où elle exerçait également
en tant présidente du TJ, Emmanuelle Perreux a eu une carrière diversifiée
depuis sa sortie de l’Ecole nationale de la magistrature. Elle a successivement
occupé les fonctions de substitut du procureur à Compiègne et de juge à la cour
d’appel de Saint-Denis de la Réunion. A noter que la successeure d’Éric Ruelle
(désormais premier président à la cour d’appel de Poitiers) connaît déjà bien
Bordeaux : il y a occupé plusieurs fonctions, au tribunal, ainsi qu’à
l’ENM le temps d’un détachement de cinq ans.
Nouveau procureur de la République du TJ de
Bordeaux, Renaud Gaudeul prend le relais de Frédérique Porterie (aujourd’hui
procureure générale près la cour d’appel de Poitiers) après avoir quitté le
parquet de Nantes, où il officiait depuis quatre ans. Ancien avocat d’affaires
à Chicago, il a étudié « sur le tard » à l’ENM, d’où il sort
diplômé en 1998. Le magistrat a connu des affectations géographiques variées,
du Havre à la Martinique, en passant par la Guadeloupe. Pendant l’audience
solennelle à Bordeaux, Renaud Gaudeul est présenté comme un juge « qui
assume le fait d’être là pour réprimer la délinquance, tout en étant partisan
d’une démarche de prévention auprès des plus jeunes ».
Un ressort étendu aux enjeux pluriels
Les deux nouveaux pilotes rejoignent une
juridiction aux forts enjeux démographiques, qui, en intégrant le tribunal de
Libourne, couvre un des départements les plus peuplés de France.
Une réalité statistique que commente Olivier
Etienne : « Cet accroissement n’est pas suivi au même rythme par celui
des effectifs des forces de l’ordre ou du tribunal judiciaire. »
Lucide, le procureur adjoint rappelle en effet que, dans la cadre de la loi
d’orientation et de programmation du 20 novembre 2023, alors que 41 emplois
avaient été requis, seuls 36 postes ont été retenus, (sachant que l’effectif de
la juridiction s’arrête actuellement à 33 postes pourvus).
Si les dernières données de la délinquance
marquent une certaine stabilisation pour la cour d’appel de Bordeaux, l’année
2024 reste néanmoins marquée par un meurtre au couteau sur les quais de la
Garonne, commis par un assaillant afghan radicalisé, une succession de dossiers
de guet-apens « crapuleux » (traquenards tendus à des
pseudo-pédophiles par des groupes de mineurs), d’enlèvements de dealers ainsi
que des décès liés au chemsex et à la surconsommation de drogues de
synthèse.
De nombreux règlements de comptes avec usage
d’armes blanches, dans un contexte de guerres de territoire, ont également été
relevés. Sur le nombre d’affaires traitées, l’année judiciaire à Bordeaux
confirme une stabilité relative, en faisant état de 23 140 affaires
poursuivables, 19 822 réponses pénales (composées à 38,40 % d’alternatives aux
poursuites) et plus de 11 000 décisions pénales rendues par sa juridiction
correctionnelle (en hausse de 3 %).
Dans les projets à venir, un dossier de
taille attend Emmanuelle Perreux et Renaud Gaudeul : l’ouverture, en 2026, d’un
nouveau centre de rétention administratif (CRA) de 140 places et ses
conséquences en volume de contentieux.
À lire aussi : (78)
Le TJ de Versailles ouvre l’année 2025 sur un départ
Cette ouverture intervient dans le contexte
de saturation de l’actuel centre pénitentiaire de Gradignan, dont la
surpopulation chronique - de l’ordre de 200 % génère de nombreuses
problématiques. Face aux défis que devront relever les deux nouveaux arrivants,
le procureur adjoint tend à rassurer : « Dans votre action vous ne
serez pas seuls, vous pourrez compter sur un parquet un peu harassé, mais
toujours en état de bonne marche ».
« Il est temps que la chaîne
judiciaire s’arme »
Dans la salle Montesquieu, Renaud Gaudeul
prend la parole pour ses réquisitions. Et si la pluie bordelaise accompagne son
introduction, la teintant de légèreté, le nouveau procureur du TJ de Bordeaux
revient vite à ses objectifs, au sein d’une ville qu’il juge « plus
raisonnable que celle qu’il quitte » (Nantes), et témoin d’une « justice
à l’œuvre ». Il précise : « J’entends par là soucieuse de la
maîtrise de ses délais et de l’effectivité des peines qu’elle prononce. Une
justice qui limite les saisines de la juridiction de jugement aux seuls cas les
plus graves ou contestés, afin de dégager des marges de manœuvre pour s’occuper
plus en profondeur de l’essentiel. »
De rupture de politique pénale il ne sera
donc pas question durant sa mission, mais plutôt de continuité avec sa prédécesseuse,
Frédérique Porterie. Le magistrat rappelle néanmoins des points de vigilance,
en évoquant l’assassinat de deux agents pénitentiaires en mai 2024 par un groupe
lourdement armé. Le drame lui sert de transition pour confirmer que la
délinquance des narco-trafiquants fera partie de ses priorités. « Cet
acte s’inscrit dans un puissant mouvement de radicalisation violente »,
expose-t-il, en se référençant à la déclaration du garde des Sceaux du 27
janvier dernier, qui promet de doubler les effectifs dans les quatre prochaines
années de magistrats spécialisés dans lutte contre la délinquance organisée.
« Initiative heureuse. Il est d’ores et déjà acquis que la matière est
là. Et amplement temps que la chaîne judiciaire s’arme, pour ne pas être
submergée dans un avenir proche ».
L’affaire Nasrine Bensalem, égorgée chez elle
à Cenon (33) par son mari, le 9 janvier dernier, est également citée par
Renaud Gaudeul. « Encore une fois, la Gironde est le théâtre dramatique
de ces faits insupportables de violences faites aux femmes, qu’il est si
difficile d’éradiquer dans une société où le machisme primaire et violent
prévaut encore bien trop largement ». « Prioritaire »,
la lutte contre les violences faites aux femmes s’inscrit ainsi « au cœur
de ses préoccupations ».
Il rappelle à ce titre que le parquet de
Bordeaux est particulièrement engagé dans cette cause, en gérant une flotte de
plus 200 téléphones grave danger. Pour le procureur : « Ce dispositif
est deux fois plus utilisé dans ce ressort que dans le reste du territoire
national. » Renaud Gaudeul précise cependant que la lutte
contre ces violences sera menée « communément à la justice de
protection des enfants ou de celles des aînés », sans que l’une ne
prenne la place de l’autre. D’autres grands axes de travail relatifs à la
violence routière, à la délinquance urbaine dans la ville de Bordeaux ou aux atteintes
contre l’environnement sont identifiés en parallèle.
Deux salles (d’audience), deux ambiances
Pour son « retour aux sources »,
Emmanuelle Perreux a pour sa part pleine conscience qu’« au civil comme
au pénal, l’activité du tribunal judiciaire de Bordeaux reste en tension ».
Elle relève notamment l’augmentation de la gravité des affaires jugées par le
tribunal correctionnel. Selon elle, « 2025 sera le théâtre d’un nombre
important d’affaires complexes, qui nécessiteront un temps d’audience important,
alors que notre capacité de juger n’est pas extensible à moyens constants. Il
nous faudra anticiper cette organisation matérielle, pour garder la maîtrise de
notre flux et éviter une dérive du temps d’audience au-delà du raisonnable
». Elle insiste aussi sur l’importance de développer la politique de l’amiable
en matière civile, « car elle offre aux justiciables des solutions aux
conflits douloureux qu’ils affrontent ».
En adoptant un champ lexical clairement moins
« offensif » que celui de Renaud Gaudeul, la présidente annonce son
souhait de « placer l’humain au cœur des projets de la
juridiction », prône l’association étroite entre greffiers et
magistrats, et souhaite une « culture de dialogue et de transparence ».
Dans les mémoires, ce drame : un greffier du tribunal bordelais s’est
donné la mort, en juin dernier. Les conditions de travail occupent ainsi une
place dominante dans ce discours, lequel est régulièrement ponctué
d’expressions issues du jargon professionnel contemporain : « qualité
de vie au travail », « intelligence collective »,
« bien-être », « donner du sens » …
La séance solennelle se termine sur une note
littéraire. Emmanuelle Perreux cite Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu
veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur
donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver
chaque chose... Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de
tes hommes et femmes le désir de la mer. » La récente capitaine du TJ
de Bordeaux semble prête à commencer sa traversée.
Laurène Secondé
THÉMATIQUES ASSOCIÉES
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *