Les braconniers du droit dans le viseur du barreau de Bordeaux


mercredi 22 janvier9 min
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Le barreau fait face à l’augmentation des signalements dénonçant des « avocats usurpateurs », un phénomène signalé depuis plusieurs années par le CNB. Actuellement, une vingtaine de cas seraient identifiés à Bordeaux, où les (vrais) avocats sont érigés en « sentinelles ». De la simple mise en demeure à la plainte au pénal, le barreau se dit « opérationnel » pour lutter contre ces illégaux du droit.

Le barreau de Bordeaux contre-attaque. Alors que le phénomène des « avocats usurpateurs » prend de l’ampleur, Caroline Laveissière et Jérôme Delas, bâtonnière et vice-bâtonnier de Bordeaux, avaient annoncé en novembre dernier engager des poursuites contre les personnes exerçant illégalement la profession d’avocat.

Un chantier qu’ils souhaitent mener à bras le corps, nous assurent-ils aujourd’hui : « Notre premier objectif est de protéger les justiciables susceptibles de tomber dans les mailles des filets de ces braconniers qui, la plus plupart du temps, ne sont ni assurés, ni compétents. Notre deuxième objectif est de renforcer le process de veille que nous avons mis en place sur notre périmètre, en étant plus incisifs ».

Boosté par les réseaux sociaux, ce phénomène semble gagner en intensité depuis quelques années, en violation de l’article 54 de la loi de 1971 qui prévoit que « nul ne peut, directement ou par personne interposée, à titre habituel et rémunéré, donner des consultations juridiques ou rédiger des actes sous seing privé, pour autrui », en premier lieu et entre autres « s'il n'est titulaire d'une licence en droit ou s'il ne justifie, à défaut, d'une compétence juridique ».

Portrait-robot d’un braconnier du droit

Jean Brouin, avocat et élu au Conseil National des Barreaux (CNB), est président de la Commission de l'exercice du droit et entame son second mandat. Il identifie les braconniers du droit comme « toutes celles et ceux qui pratiquent le droit de manière illégale ». Des profils qui peuvent se décliner en trois catégories.

D’abord, les sociétés de réduction de coûts, qui démarchent les entreprises pour les conseiller en matière de crédit impôt-recherche. « Ces entités proposent d’examiner votre masse salariale, tout en essayant d'obtenir une réduction du coût des charges sociales » explique Jean Brouin. Elles suggèrent dès lors une promesse des plus attractives pour le client, en lui soumettant un pourcentage inférieur aux tarifs des avocats. Ensuite, les « experts d’assurés » qui n’hésitent pas à rendre visite aux victimes d'accidents de la circulation, bien déterminés à transiger avec les compagnies d'assurance sans être muni d’aucune garantie d’avocat. « Ceux-là poussent à la transaction, parce que dès lors que l’affaire devient judiciaire, ils ne peuvent plus intervenir ».

Troisième type d’usurpateur et non des moindres, « les juristes freelance recensés par des plateformes comme Malt ou même Le Bon Coin », développe Jean Brouin. Catégorie complémentaire, qui pourrait en fait se fondre dans les trois autres, selon le barreau de Bordeaux, « ceux qui laissent entendre qu’ils sont véritablement avocats ou anciens avocats ».

Un point commun entre eux : « tous se présentent comme des spécialistes ». Droit immobilier, droit fiscal, droit de la consommation, droit des étrangers… L’utilisation de ce terme générique, s’accompagnant le plus souvent d’une fonction sur-vendue de « conseil », selon Jérôme Delas. « Je conseille, j’accompagne la réussite… Laisser penser qu’effectivement, on peut apporter une réussite ou un succès dans une procédure par un accompagnement juridique : c’est typiquement c'est le positionnement d’un braconnier dès lors qu’il ne possède pas les diplômes pour être avocat ».

« Dans nos cabinets, les justiciables nous demandent une expertise, martèle l’avocat. Cette expertise technique, nous en sommes dotés, nous avocats, de par nos études. Mais également parce que nous sommes en possession d’un savoir-faire, d’une connaissance de l’actualité de la jurisprudence et d’une analyse des situations que nous pouvons leur prodiguer. Au-delà de l’essence-même de ce qui fait notre fonction, nous sommes aussi titulaires du secret professionnel et d’une confidentialité. Or, certaines personnes laissent penser qu'elles pourraient proposer la même expertise, dans des conditions plus simples » ajoute le vice-bâtonnier.

L’ensemble des Barreaux de France concernés

A Bordeaux, la bâtonnière dénombre aujourd’hui une vingtaine de cas de braconniers du droit. « La mise en place d’un process dédié à cette problématique est un souhait de longue date de tous les avocats de Bordeaux, précise Caroline Laveissière. Chacun croise, dans son activité, des braconniers. Et chacun se dit qu’il va saisir l’Ordre, mais c’est du travail en plus… et combien de temps cela va-t-il bien prendre ? Les règles sont bien définies mais pourtant complexes à appliquer. La jurisprudence de la Cour de cassation à ce sujet est très spécifique. Mais c’est ce sentiment de renoncement que nous souhaitons combattre : il va falloir investiguer, monter des dossiers et protéger notre périmètre ! ».

Du côté du CNB, Jean Brouin constate un nombre très important de signalements. « On me signale un cas tous les deux jours. Il me semble que cette hausse est notamment liée à la facilité qu’ont désormais les illégaux à communiquer sur les réseaux sociaux ou internet, qui leur accorde une plus grande visibilité. Aujourd’hui, c’est simple de lancer un site, de le fermer, d’en réouvrir un autre, de publier sur LinkedIn, Instagram ou autre… Peut-être qu’ils agissaient autrefois plus en sous-marin ».

A l’échelle nationale, il reconnaît que le sujet n’est pas très documenté par les services enquêteurs. « Il s’agit d’une délinquance un peu cachée, qui n’est pas non plus la cible des politiques publiques en matière pénale. Ce sujet est un peu jeune, ce n’est pas encore une infraction dont se sont emparés les parquetiers ».

L’élu au CNB regrette que le sujet préoccupe surtout (et seulement) la profession, en appuyant son propos sur La Grande Consultation des avocats lancée en juin dernier par Julie Couturier, présidente du CNB. « Parmi près de 20 000 participants, c’est bien la lutte contre les illégaux qui occupe les premières inquiétudes ». Comme l’illustre en effet cette enquête publiée fin 2024, à la question « Quels sont les chantiers prioritaires que le CNB devrait mener ? », la première réponse apportée est la suivante : « La protection de nos périmètres d'activités (avec de réelles sanctions pour la rédaction illégale d'actes juridiques) ».

La nécessité d’une vigilance collective

En guise de riposte, le CNB tente, à son tour, de se saisir des réseaux sociaux pour attirer l’attention sur des activités qui ne seraient pas réglementées. Ce, « en évitant de stigmatiser, mais en rappelant qu’il est interdit d’exercer illégalement, sauf pour se rendre coupable d'infraction pénale », nuance le président de la Commission de l'exercice du droit.

Au CNB, loin d’en faire « un combat corporatiste », Jean Brouin continue en équipe son bonhomme de chemin dans cette traque de longue haleine « en élaborant et en obtenant des décisions plutôt satisfaisantes ». Il ajoute: « Notre but, c’est aussi de faire évoluer la jurisprudence. Typiquement, l’un de nos objectifs sur cette mandature, c’est d’obtenir des décisions contre les sites et les hébergeurs qui recensent ces juristes soi-disant freelance ou ces fameux experts d’assurés. Il est nécessaire que les plateformes telles que Malt, Indeed ou Le Bon Coin fassent la police de leur côté. Parce qu’en prônant un principe de liberté totale, elles se rendent aussi complices d’une infraction pénale ».

De son côté, le barreau de Bordeaux aussi fait front. Première possibilité : une mise en demeure « et le braconnier cesse toute activité » explique Caroline Laveissière. Si cette solution n’est pas suffisante, une plainte au pénal est déposée pour exercice illégal du droit. Elle précise : « Nous sommes désormais opérationnels. Nous basons nos dossiers notamment sur des constats d’huissiers, avec des preuves récoltées sur des sites internet ou sur les réseaux sociaux. Et j’ajoute que nous bénéficions d’une sentinelle de plus 2000 confrères et consœurs bordelais sensibles à la question, qui n’hésitent pas à nous transmettre des dossiers douteux, troublés par le fonctionnement ou la communication de telle ou telle officine ! ».

Une pratique dangereuse

Face à la lenteur de la réponse judiciaire, l’urgence semble pourtant de mise face à des situations potentiellement dramatiques. En jouant avec des notions qu’ils maîtrisent la plupart du temps avec approximation, les illégaux du droit peuvent causer de réels préjudices aux justiciables, à l’image de ce cas dont le barreau de Bordeaux a été saisi.

« Il s’agit d’un cabinet en droit des étrangers, dont les collaborateurs ne sont pas avocats, raconte Caroline Laveissière. Ces personnes demandent de l’argent à des justiciables pour entamer, par exemple, des démarches administratives - que les avocats accomplissent en réalité gratuitement pour leurs clients. Or, en droit des étrangers, les délais sont très courts, et ce cabinet n’a pas contesté les décisions préfectorales dans les temps impartis. C’est révoltant, d’autant plus parce les cibles sont particulièrement vulnérables ».

Sur le plan psychologique, ce type d’expérience peut également laisser des traces chez les individus. Céline Baup, psychologue clinicienne spécialisée en victimologie et psycho-criminologie, n’a pas de mal à évaluer les nombreuses séquelles auxquelles les victimes des braconniers du droit peuvent faire face. « Ce type de situation peut entraîner des réactions émotionnelles fortes : la colère, la honte, l’anxiété, voire du stress post-traumatique. En parallèle d’une perte de confiance en soi et dans les autres. Ce qui est délicat, c’est qu’il faut se défendre contre des actes qui ont été commis en son propre nom : c’est violent ».

Si l’intention de nuire n’est pas forcément accolée aux intentions premières de l’usurpateur, si les personnalités à l’initiative de ces fraudes ne sont pas toutes d’ordre psychopathologiques, mais simplement à la quête d’un business juteux, la psychologue s’interroge néanmoins sur les raisons, pour un individu, de pousser le vice jusqu’à l’usurpation d’une profession à la réputation très reconnue.

Des profils en quête de prestige

Alors, qu’est-ce qui mène un individu à s’accaparer un métier ? Pour la psychologue clinicienne, des facteurs psychologiques et sociaux peuvent expliquer un tel comportement, tandis que le prestige lié à la profession d’avocat joue immanquablement dans l’explosion du phénomène.

« Que cherche exactement une personne qui se fait passer pour un avocat ? En premier lieu, une valorisation narcissique. Un besoin de reconnaissance. La possibilité de venir compenser un sentiment d'infériorité, ou parfois, d'un manque d'accomplissement personnel. Je pense notamment aux personnes qui ont échoué au diplôme d’avocat et qui vont combler cette blessure en prétendant l’avoir réussi ». En s’inscrivant dans un mécanisme de défense, la personne refuse ainsi de reconnaître ses propres limites ou même l’illégalité de son comportement.

Ce mécanisme s’associe à celui de « projection » : l’usurpateur projette son propre désir de succès ou ses insécurités sur les attentes supposées des autres, en estimant qu’il doit se montrer à la hauteur de leurs attentes ou des siennes. Une logique parfaitement rodée, selon Céline Baup. « L’individu rationalise. Il justifie ses actes en se persuadant qu’il possède les mêmes compétences que les avocats diplômés. Le fait d’aider les autres minimise par ailleurs l'immoralité de son comportement ».

Un besoin de contrôle ?

Si la possibilité de s’approprier une nouvelle personnalité dans une identité idéalisée permet donc de masquer ses propres vulnérabilités, le braconnier du droit n’est pas forcément caractéristique d’un trouble de la personnalité. Plus basique que ce manque d’estime de soi très prononcé, le besoin de contrôle et de pouvoir peut également se révéler comme une source latente de ce type d’escroquerie. De manière générale, l’avocat est impliqué dans une maîtrise des règles juridiques, possède une autorité sur le discours et une capacité d’influencer les décisions.

A ce titre, Céline Baup rappelle donc que « se faire passer pour un avocat peut répondre à un besoin psychologique de contrôle sur les autres ou de manipulation ». Souvent, ce comportement évoquera un sentiment d'impuissance dans d'autres sphères de la vie. « Je pense typiquement à un individu, qui, dans son enfance, a fait face à un contexte familial voire maltraitant. Il cherchera alors à renverser cette dynamique en adoptant un rôle symbolisant l'autorité et le pouvoir ».

Pour Caroline Laveissière, bâtonnière de Bordeaux, les profils « mythomanes » ne constituent qu’une petite partie des braconniers. L’étude psychologique de ces usurpateurs permet pourtant de déceler les failles principales qui agitent ces personnalités aux habitudes frauduleuses, pour qui le développement et les possibilités grandissantes d’internet donnent l’opportunité de disposer d’un terrain particulièrement fertile.

« Le monde interconnecté dans lequel nous évoluons actuellement facilite les vulnérabilités et les actes malveillants » analyse Céline Baup. « L’usurpation d’identité en est l’une illustration. Ce type de situation est en plein essor, entre autres parce que les outils du numérique, dont la rencontre en non-présentiel, peuvent faciliter ces traquenards ».

Une réalité que la cheffe du Barreau de Bordeaux confirme : « Lorsque la représentation est obligatoire, les braconniers du droit ne vont pas jusqu’à la juridiction. Ils ne plaident pas. Ils s’arrêtent aux portes de ces possibilités. Mais le nombre de domaines dans lequel la représentation n’est pas obligatoire demeure extrêmement vaste ».

Laurène Secondé

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