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Le barreau fait face à l’augmentation des signalements dénonçant des « avocats usurpateurs », un phénomène signalé depuis plusieurs années par le CNB. Actuellement, une vingtaine de cas seraient identifiés à Bordeaux, où les (vrais) avocats sont érigés en « sentinelles ». De la simple mise en demeure à la plainte au pénal, le barreau se dit « opérationnel » pour lutter contre ces illégaux du droit.
Le barreau
de Bordeaux contre-attaque. Alors que le phénomène des « avocats
usurpateurs » prend de l’ampleur, Caroline Laveissière et Jérôme Delas,
bâtonnière et vice-bâtonnier de Bordeaux, avaient annoncé en novembre dernier engager
des poursuites contre les personnes exerçant illégalement la profession
d’avocat.
Un
chantier qu’ils souhaitent mener à bras le corps, nous assurent-ils
aujourd’hui : « Notre premier objectif est de protéger les justiciables
susceptibles de tomber dans les mailles des filets de ces braconniers qui, la
plus plupart du temps, ne sont ni assurés, ni compétents. Notre deuxième
objectif est de renforcer le process de veille que nous avons mis en place sur
notre périmètre, en étant plus incisifs ».
Boosté
par les réseaux sociaux, ce phénomène semble gagner en intensité depuis
quelques années, en violation de l’article 54 de la loi de 1971 qui prévoit que « nul ne peut, directement ou par personne
interposée, à titre habituel et rémunéré, donner des consultations juridiques
ou rédiger des actes sous seing privé, pour autrui », en premier lieu
et entre autres « s'il n'est titulaire d'une licence en droit ou s'il
ne justifie, à défaut, d'une compétence juridique ».
Jean
Brouin, avocat et élu au Conseil National des Barreaux (CNB), est président de
la Commission de l'exercice du droit et entame son second mandat. Il identifie
les braconniers du droit comme « toutes celles et ceux qui pratiquent
le droit de manière illégale ». Des profils qui peuvent se décliner en
trois catégories.
D’abord,
les sociétés de réduction de coûts, qui démarchent les entreprises pour les
conseiller en matière de crédit impôt-recherche. « Ces entités
proposent d’examiner votre masse salariale, tout en essayant d'obtenir une
réduction du coût des charges sociales » explique Jean Brouin. Elles
suggèrent dès lors une promesse des plus attractives pour le client, en lui
soumettant un pourcentage inférieur aux tarifs des avocats. Ensuite, les « experts
d’assurés » qui n’hésitent pas à rendre visite aux victimes d'accidents
de la circulation, bien déterminés à transiger avec les compagnies d'assurance
sans être muni d’aucune garantie d’avocat. « Ceux-là poussent à la
transaction, parce que dès lors que l’affaire devient judiciaire, ils ne
peuvent plus intervenir ».
Troisième
type d’usurpateur et non des moindres, « les juristes freelance
recensés par des plateformes comme Malt ou même Le Bon Coin »,
développe Jean Brouin. Catégorie complémentaire, qui pourrait en fait se
fondre dans les trois autres, selon le barreau de Bordeaux, « ceux qui
laissent entendre qu’ils sont véritablement avocats ou anciens avocats ».
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retards d’audiencement scandalise les avocats
Un
point commun entre eux : « tous se présentent comme des spécialistes ».
Droit immobilier, droit fiscal, droit de la consommation, droit des étrangers…
L’utilisation de ce terme générique, s’accompagnant le plus souvent d’une
fonction sur-vendue de « conseil », selon Jérôme Delas. « Je conseille, j’accompagne la réussite…
Laisser penser qu’effectivement, on peut apporter une réussite ou un succès
dans une procédure par un accompagnement juridique : c’est typiquement c'est le
positionnement d’un braconnier dès lors qu’il ne possède pas les diplômes pour
être avocat ».
« Dans nos cabinets, les justiciables nous demandent une
expertise, martèle l’avocat. Cette expertise technique, nous
en sommes dotés, nous avocats, de par nos études. Mais également parce que nous
sommes en possession d’un savoir-faire, d’une connaissance de l’actualité de la
jurisprudence et d’une analyse des situations que nous pouvons leur prodiguer.
Au-delà de l’essence-même de ce qui fait notre fonction, nous sommes aussi
titulaires du secret professionnel et d’une confidentialité. Or, certaines
personnes laissent penser qu'elles pourraient proposer la même expertise, dans
des conditions plus simples » ajoute le vice-bâtonnier.
A
Bordeaux, la bâtonnière dénombre aujourd’hui une vingtaine de cas de
braconniers du droit. « La mise en place d’un process dédié à cette
problématique est un souhait de longue date de tous les avocats de Bordeaux,
précise Caroline Laveissière. Chacun croise, dans son activité, des
braconniers. Et chacun se dit qu’il va saisir l’Ordre, mais c’est du travail en
plus… et combien de temps cela va-t-il bien prendre ? Les règles sont bien
définies mais pourtant complexes à appliquer. La jurisprudence de la Cour de
cassation à ce sujet est très spécifique. Mais c’est ce sentiment de
renoncement que nous souhaitons combattre : il va falloir investiguer,
monter des dossiers et protéger notre périmètre ! ».
Du côté
du CNB, Jean Brouin constate un nombre très important de signalements. « On
me signale un cas tous les deux jours. Il me semble que cette hausse est
notamment liée à la facilité qu’ont désormais les illégaux à communiquer sur
les réseaux sociaux ou internet, qui leur accorde une plus grande visibilité.
Aujourd’hui, c’est simple de lancer un site, de le fermer, d’en réouvrir un
autre, de publier sur LinkedIn, Instagram ou autre… Peut-être qu’ils agissaient
autrefois plus en sous-marin ».
A
l’échelle nationale, il reconnaît que le sujet n’est pas très
documenté par les services enquêteurs. « Il s’agit d’une délinquance un
peu cachée, qui n’est pas non plus la cible des politiques publiques en matière
pénale. Ce sujet est un peu jeune, ce n’est pas encore une infraction dont se
sont emparés les parquetiers ».
L’élu
au CNB regrette que le sujet préoccupe surtout (et seulement) la profession, en
appuyant son propos sur La Grande Consultation des avocats lancée en
juin dernier par Julie Couturier, présidente du CNB. « Parmi près de 20
000 participants, c’est bien la lutte contre les illégaux qui occupe les
premières inquiétudes ». Comme l’illustre en effet cette enquête
publiée fin 2024, à la question « Quels sont les chantiers prioritaires
que le CNB devrait mener ? », la première réponse apportée est la
suivante : « La protection de nos périmètres d'activités (avec de réelles
sanctions pour la rédaction illégale d'actes juridiques) ».
En
guise de riposte, le CNB tente, à son tour, de se saisir des réseaux sociaux
pour attirer l’attention sur des activités qui ne seraient pas réglementées.
Ce, « en évitant de stigmatiser, mais en rappelant qu’il est
interdit d’exercer illégalement, sauf pour se rendre coupable d'infraction
pénale », nuance le président de la Commission de l'exercice du droit.
Au CNB,
loin d’en faire « un combat corporatiste », Jean Brouin
continue en équipe son bonhomme de chemin dans cette traque de longue haleine «
en élaborant et en obtenant des décisions plutôt satisfaisantes ».
Il ajoute: « Notre but, c’est aussi de faire évoluer la jurisprudence.
Typiquement, l’un de nos objectifs sur cette mandature, c’est d’obtenir des
décisions contre les sites et les hébergeurs qui recensent ces juristes
soi-disant freelance ou ces fameux experts d’assurés. Il est nécessaire que les
plateformes telles que Malt, Indeed ou Le Bon Coin fassent la police de leur
côté. Parce qu’en prônant un principe de liberté totale, elles se rendent aussi
complices d’une infraction pénale ».
De son
côté, le barreau de Bordeaux aussi fait front. Première possibilité : une mise
en demeure « et le braconnier cesse toute activité » explique
Caroline Laveissière. Si cette solution n’est pas suffisante, une plainte au
pénal est déposée pour exercice illégal du droit. Elle précise : « Nous
sommes désormais opérationnels. Nous basons nos dossiers notamment sur des
constats d’huissiers, avec des preuves récoltées sur des sites internet ou sur
les réseaux sociaux. Et j’ajoute que nous bénéficions d’une sentinelle de plus
2000 confrères et consœurs bordelais sensibles à la question, qui n’hésitent
pas à nous transmettre des dossiers douteux, troublés par le fonctionnement ou
la communication de telle ou telle officine ! ».
Face à
la lenteur de la réponse judiciaire, l’urgence semble pourtant de mise face à
des situations potentiellement dramatiques. En jouant avec des notions qu’ils
maîtrisent la plupart du temps avec approximation, les illégaux du droit
peuvent causer de réels préjudices aux justiciables, à l’image de ce cas dont
le barreau de Bordeaux a été saisi.
« Il
s’agit d’un cabinet en droit des étrangers, dont les collaborateurs ne sont pas
avocats, raconte Caroline Laveissière. Ces personnes demandent de
l’argent à des justiciables pour entamer, par exemple, des démarches
administratives - que les avocats accomplissent en réalité gratuitement pour
leurs clients. Or, en droit des étrangers, les délais sont très courts, et ce
cabinet n’a pas contesté les décisions préfectorales dans les temps impartis.
C’est révoltant, d’autant plus parce les cibles sont particulièrement
vulnérables ».
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cesserons jamais de soutenir nos confrères en danger »
Sur
le plan psychologique, ce type d’expérience peut également laisser des traces chez
les individus. Céline Baup, psychologue clinicienne spécialisée en victimologie
et psycho-criminologie, n’a pas de mal à évaluer les nombreuses séquelles
auxquelles les victimes des braconniers du droit peuvent faire face. « Ce
type de situation peut entraîner des réactions émotionnelles fortes : la
colère, la honte, l’anxiété, voire du stress post-traumatique. En parallèle
d’une perte de confiance en soi et dans les autres. Ce qui est délicat, c’est
qu’il faut se défendre contre des actes qui ont été commis en son propre nom :
c’est violent ».
Si
l’intention de nuire n’est pas forcément accolée aux intentions premières de
l’usurpateur, si les personnalités à l’initiative de ces fraudes ne sont pas
toutes d’ordre psychopathologiques, mais simplement à la quête d’un business
juteux, la psychologue s’interroge néanmoins sur les raisons, pour un individu,
de pousser le vice jusqu’à l’usurpation d’une profession à la réputation très
reconnue.
Alors,
qu’est-ce qui mène un individu à s’accaparer un métier ? Pour la psychologue
clinicienne, des facteurs psychologiques et sociaux peuvent expliquer un tel
comportement, tandis que le prestige lié à la profession d’avocat joue
immanquablement dans l’explosion du phénomène.
« Que
cherche exactement une personne qui se fait passer pour un avocat ? En premier
lieu, une valorisation narcissique. Un besoin de reconnaissance. La possibilité
de venir compenser un sentiment d'infériorité, ou parfois, d'un manque
d'accomplissement personnel. Je pense notamment aux personnes qui ont échoué au
diplôme d’avocat et qui vont combler cette blessure en prétendant l’avoir
réussi ». En s’inscrivant dans un mécanisme de défense, la personne
refuse ainsi de reconnaître ses propres limites ou même l’illégalité de son
comportement.
Ce
mécanisme s’associe à celui de « projection » : l’usurpateur projette
son propre désir de succès ou ses insécurités sur les attentes supposées des
autres, en estimant qu’il doit se montrer à la hauteur de leurs attentes ou des
siennes. Une logique parfaitement rodée, selon Céline Baup. « L’individu
rationalise. Il justifie ses actes en se persuadant qu’il possède les mêmes
compétences que les avocats diplômés. Le fait d’aider les autres minimise par
ailleurs l'immoralité de son comportement ».
Si la
possibilité de s’approprier une nouvelle personnalité dans une identité
idéalisée permet donc de masquer ses propres vulnérabilités, le braconnier du
droit n’est pas forcément caractéristique d’un trouble de la personnalité. Plus
basique que ce manque d’estime de soi très prononcé, le besoin de contrôle et
de pouvoir peut également se révéler comme une source latente de ce type
d’escroquerie. De manière générale, l’avocat est impliqué dans une maîtrise des
règles juridiques, possède une autorité sur le discours et une capacité
d’influencer les décisions.
A ce
titre, Céline Baup rappelle donc que « se faire passer pour un avocat
peut répondre à un besoin psychologique de contrôle sur les autres ou de
manipulation ». Souvent, ce comportement évoquera un sentiment
d'impuissance dans d'autres sphères de la vie. « Je pense typiquement à
un individu, qui, dans son enfance, a fait face à un contexte familial voire
maltraitant. Il cherchera alors à renverser cette dynamique en adoptant un rôle
symbolisant l'autorité et le pouvoir ».
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procédures pénales ne sont certainement pas en danger à cause de la déloyauté
des avocats »
Pour
Caroline Laveissière, bâtonnière de Bordeaux, les profils
« mythomanes » ne constituent qu’une petite partie des braconniers.
L’étude psychologique de ces usurpateurs permet pourtant de déceler les failles
principales qui agitent ces personnalités aux habitudes frauduleuses, pour qui
le développement et les possibilités grandissantes d’internet donnent
l’opportunité de disposer d’un terrain particulièrement fertile.
« Le
monde interconnecté dans lequel nous évoluons actuellement facilite les
vulnérabilités et les actes malveillants » analyse Céline Baup.
« L’usurpation d’identité en est l’une illustration. Ce type de
situation est en plein essor, entre autres parce que les outils du numérique,
dont la rencontre en non-présentiel, peuvent faciliter ces traquenards ».
Une
réalité que la cheffe du Barreau de Bordeaux confirme : « Lorsque la
représentation est obligatoire, les braconniers du droit ne vont pas jusqu’à la
juridiction. Ils ne plaident pas. Ils s’arrêtent aux portes de ces
possibilités. Mais le nombre de domaines dans lequel la représentation n’est
pas obligatoire demeure extrêmement vaste ».
Laurène Secondé
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