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Une enquête ethnographique à la cour d’assises
Journée de restitution à Sciences-Po Paris, Centre de recherches internationales (CERI)
Entre 2017 et 2019, une équipe de recherche composée de deux juristes, une anthropologue et un politiste a suivi les premiers procès djihadistes à la cour d’assises afin de mieux comprendre l’acte de juger face au terrorisme.
À l’occasion de la Journée de commémoration des victimes de terrorisme le 11 mars dernier, l’équipe de chercheurs a présenté les résultats de son étude au CERI de Sciences-Po. Des recherches qui ont donné lieu à un rapport pour la Mission de recherche Droit et Justice. Nous nous sommes particulièrement intéressés à la première table ronde sur le contexte sociopolitique des procès djihadistes et leur cadre juridique.
L’introduction de cette journée a été effectuée par Alain Dieckhoff, directeur du CERI, et la modération des débats était quant à elle assurée par Denis Salas, magistrat, directeur des Cahiers de la justice et Président de l’Association Française pour l’Histoire de la Justice (AFHJ).
CONTEXTE DE L’ÉTUDE
En 2016, François Molins, alors procureur de la République de Paris, avait déclaré que les individus partis « sur zone » (en Irak ou en Syrie) depuis janvier 2015, et ayant participé à des combats avec le Front Al-Nosra, devenu Fatah Al-Cham puis l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL), seraient désormais considérés comme participant à une « association de malfaiteurs criminelle en vue d’une entreprise terroriste » (AMT) et seraient renvoyés devant la cour d’assises.
En 2017, date à laquelle a débuté la recherche, le nombre de procès contre des personnes impliquées dans l’organisation de l’État islamique, appelés les « velléitaires » – prévenus ayant tenté sans succès de rejoindre la Syrie – ou les « revenants » du terrain guerrier irako-syrien, n’a cessé d’augmenter en France.
Une équipe de recherche composée de Christiane Besnier, ethnologue à l'université Paris Descartes (CANTHEL) ; Sharon Weill, maître de conférences à l’université américaine de Paris et chercheuse associée au Centre de recherches internationales (CERI - Sciences Po), unité mixte de recherche commune à Sciences Po et au CNRS ; Antoine Mégie, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Rouen Normandie (rattaché au laboratoire CUREJ EA 4703) et Denis Salas a alors été chargée d’examiner les affaires liées au terrorisme jugées par la cour d’assises entre 2017 et 2019 (huit affaires dont cinq d’entre elles ont été jugées en première instance et en appel), à travers une approche pluridisciplinaire à dominante ethnographique afin « de mieux comprendre le sens de l’acte de juger dans le contentieux djihadiste et pour saisir ce que l’audience révèle de ce phénomène social ».
Alain Dieckhoff
CONTEXTE SOCIO-POLITIQUE DES PROCÈS DJIHADISTES ET LEUR CADRE JURIDIQUE
Cette table ronde a réuni Sharon Weill, Antoine Mégie, Camille Hennetier, procureure de la République adjointe antiterroriste et David De Pas, juge d’instruction, coordonnateur du Pôle antiterroriste.
Avant l’annonce de François Molins, les « velléitaires » et les « revenants » étaient jugés en correctionnelle et non pas en cour d’assises, a tout d’abord rappelé Sharon Weill. Avec Antoine Mégie, cette dernière a donc assisté aux premiers procès aux assises dont les peines peuvent aller jusqu’à 30 ans de réclusion criminelle.
Pour ce genre de procès, les cours d’assises sont spécialement composées de juges, de magistrats et sont sans jurés. En outre, « il s’agissait de la seule chaine dans toute la justice antiterroriste qui n’était pas spécialisée » a-t-elle précisé. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas, « car on commence à avoir des juges spécialisés ».
Des débats juridiques internes parfois houleux
Les juges de la cour d’assises étaient comme des jurés, puisqu’ils découvraient les dossiers durant l’audience, et malgré les lourdes procédures judiciaires auxquelles ils étaient soumis, ces derniers sont parvenus « à individualiser les histoires », a relaté Sharon Weill. Et curieusement, « les peines qui ont été prononcées étaient loin d’être les peines requises par le parquet, mais plutôt des peines de niveau correctionnel », a-t-elle affirmé.
En assistant au procès, les chercheurs ont cependant pu être témoins de nombreuses controverses juridiques, car les différents acteurs de la chaine judiciaire étaient parfois loin d’être unanimes.
Ainsi, dans le procès Merah, la personne ayant donné les armes (Fettah Malki) était accusée d’activité terroriste. Cependant, le ministère public n’a pas affirmé que ce dernier « savait » qu’un acte terroriste allait vraiment être commis, mais qu’il « aurait dû le savoir » étant un ami d’enfance de Mohammed Merah. Toutefois, les juges d’instruction eux-mêmes avaient déclaré qu’il n’y avait aucun élément qui prouvait cette théorie. En première instance, l’accusé a été condamné pour association de malfaiteurs terroristes (AMT) mais, en appel, ce verdict n’a pas été accepté, et ce dernier a finalement écopé de 10 ans au lieu de 14.
Une autre controverse judiciaire a concerné la définition de ce qu’est un groupe terroriste. Comment faire la différence entre un groupe djihadiste terroriste et un groupe seulement djihadiste ? Le ministère public et le juge étaient parfois en désaccord sur ce point-là.
Enfin, il y a également eu des controverses très importantes sur certains dossiers pour savoir s’il fallait oui ou non les juger au pénal. Parfois, les juges d’instruction ne voulaient pas criminaliser certains cas à l’inverse du ministère public. Dans un cas ou deux notamment, la Cour de cassation a tranché en faveur de la pénalisation du dossier, mais à la fin du procès, étonnamment, les accusés ont écopé de peines de niveau correctionnel.
« Quel est l’avenir de ces cours d’assises ? » s’est enfin demandé Sharon Weill. Peut-être reviendra-t-on au correctionnel, a-t-elle suggéré. En effet, selon elle, « y a-t-il vraiment un sens de criminaliser des dossiers qui finalement ont des peines comme ça ? » Aujourd’hui cependant, ces cours sont en voie de spécialisation, « celles-ci vont-elles désormais s’accorder davantage avec le ministère public ? » Dans ce cas, leur pérennité est plus assurée.
Des tribunaux correctionnels au cours d’assises spécialement composées
Antoine Mégie, lui, a assisté à la fois à des procès d’assises, mais également à des procès en correctionnel. Il a fait part de son expérience à l’occasion de cette journée.
Entre janvier et juin 2015, a-t-il raconté, au tribunal correctionnel, plus spécifiquement à la 16e chambre du TGI de Paris, est né un nouveau contentieux dit « terroriste correctionnel ». Ce genre de contentieux est alors arrivé en masse. « Cette massification des dossiers résulte bien sûr d’une réalité sociale, qui n’a cependant pas commencé en 2015 avec les attentats, mais bien avant » a-t-il affirmé. Ainsi, au tribunal correctionnel de Paris, des dossiers datant de 2012, 2013 voire 2010 et 2011 côtoyaient des dossiers post attentats. À partir de là, selon lui, « deux temporalités se rencontrent et s’affrontent » : un contexte pré-attentats et un contexte post-attentats.
En tout cas, à partir de 2015, les juges de la 16e chambre vont avoir à juger quotidiennement le contentieux terroriste, puisque, à ce moment-là, François Molins a décidé de judiciariser de manière quasi systématique les dossiers des revenants ou des velléitaires.
Un procès en particulier, selon Antoine Mégie, a démontré comment la politique pénale menée durant cette période a impacté les audiences, mais également comment inversement ces dernières ont impacté la politique pénale du gouvernement. Il s’agit du procès de Strasbourg. Cette filière est partie en Syrie vers 2014. Parmi celle-ci, beaucoup sont revenus avant 2015 puis, quelques mois plus tard, un autre groupe est revenu en France, mais cette fois dans les commandos du 13 novembre. Deux groupes distincts constituent donc cette filière.
Avant les attentats de Paris, les « revenants » de cette filière ont été « non judiciarisés », mais à partir de 2015, on a procédé à une « judiciarisation » systématique de tous les « revenants ». « On voit là une application très concrète de la politique pénale menée après les attentats de Paris par le gouvernement », a observé le maître de conférences.
En même temps, a-t-il ajouté, le procès de la filière de Strasbourg a également fait naître « une jurisprudence concernant celles et ceux qui sont partis puis revenus [...] qui a abouti à des condamnations entre huit et neuf ans de ces personnes ». À cette époque, a ajouté Antoine Mégie, « on s’est également demandé à quelles peines on pouvait condamner des personnes qui sont restées beaucoup plus longtemps en Syrie que ceux de la filière de Strasbourg ». Comment allait-on transformer la procédure de mise en accusation pour parvenir à une augmentation des peines, et comment allait-on prendre en compte ces évolutions sur le terrain, sur la politique pénale, et au parquet de Paris ?
Bref, lors des audiences à la 16e chambre, s’est peu à peu instaurée une forme de routinisation des procès. Une routinisation qui a eu des effets normatifs sur le droit et sur les acteurs de ces procès, selon Antoine Mégie.
En effet, ces procès ont engendré, selon lui, une spécialisation, une forme d’entre-soi autour des magistrats qui se sont spécialisés, des procureurs du parquet de Paris [devenu par la suite le Parquet national antiterroriste (PNAT)], des avocats, et des chercheurs. C’est comme cela que sont progressivement nées les cours d’assises spécialement composées.
Les chercheurs ont ainsi pu comparer ces cours d’assises aux audiences correctionnelles du tribunal correctionnel du TGI de Paris. À noter qu’un grand nombre d’acteurs de la 16e chambre de ce tribunal correctionnel ont rapidement demandé leur transfert vers les cours d’assises spécialement composées.
Maintenant que l’étude est terminée, a conclu l’intervenant, « il faut continuer à travailler et à voir comment évolue cette justice à l’épreuve de la violence terroriste ».
Denis Salas, David De Pas, Sharon Weill, Camille Hennetier et Antoine Mégie
Le Parquet national antiterroriste à l’épreuve des faits
Camille Hennetier, procureure de la République adjointe au PNAT, a ensuite éclairé le public sur la manière dont le procureur suit les dossiers, ainsi que sur l’évolution de la politique pénale depuis les attentats de Paris.
Un des avantages de la mise en place du Parquet national antiterroriste (PNAT), a-t-elle déclaré, est que le parquetier peut suivre son dossier de A à Z.
Il participe ainsi à la définition d’une stratégie d’enquête, avec les enquêteurs d’abord et avec le juge d’instruction ensuite. Le parquetier connaît ainsi tous les enjeux du dossier, ce qui, selon Camille Hennetier, « le place à égalité avec les avocats qui eux aussi ont suivi le dossier depuis le début ».
Pour elle, il est nécessaire que les magistrats, à un moment donné de leur carrière, acquièrent cette spécialisation antiterroriste, même s’ils sont appelés à exercer d’autres fonctions. Cela suppose de s’immerger dans un contentieux assez technique et qui impose d’avoir des connaissances géopolitiques.
Par rapport à la politique pénale, pour Camille Hennetier, le changement vécu depuis les attentats de Paris, « n’est pas en soi une révolution juridique ». L’infraction d’appartenance à une association de malfaiteurs terroristes, dénoncée à cette époque par François Molins, est depuis longtemps définie en termes juridiques. Celle-ci renvoie au fait d’appartenir et de former un groupement en vue de commettre des actes terroristes. Le but est donc pour la justice et les enquêteurs d’interpeler les personnes en amont d’un éventuel passage à l’acte, au stade de la préparation de cet acte.
L’infraction dite d’AMT s’applique dans plusieurs cas, a-t-elle ensuite précisé : un projet d’action violente ; un attentat consommé (avec les auteurs, les complices, et ceux qui se sont à un moment donné agrégés à ce groupe pour participer à la perpétuation de cet attentat) ; et l’appartenance à un groupement terroriste (cela suppose de l’individu d’avoir la volonté d’intégrer ce groupement, et que celui-ci soit réellement terroriste).
De nos jours, par exemple, le fait de tenter ou de parvenir à rejoindre un groupement terroriste sur la zone irakienne équivautà participer à une « association de malfaiteurs criminelle en vue d’une entreprise terroriste », car l’individu devient membre d’un groupe qui est en soit un groupement terroriste.
Il convient également de bien définir ce qui est terroriste de ce qui ne l’est pas, a précisé la procureure adjointe au PNAT. Le droit français, contrairement à d’autres droits étrangers, ne pose pas comme condition absolue, pour qu’une organisation soit reconnue comme terroriste, que celle-ci soit inscrite sur une liste des Nations unies ou du Conseil de l’Europe. « Et heureusement, car il y a peut-être, d’une part un temps de retard de ces organisations à inscrire un groupement dans la liste, et d’autre part leurs listes répondent à des considérations géopolitiques ou politiques qui, à mon sens, doivent échapper à l’appréciation faite par le juge du caractère terroriste d’un mouvement » a déclaré Camille Hennetier.
En outre, un groupement revêt un caractère criminel quand il a pour objet de commettre des « crimes d’atteintes aux personnes ». « Ce n’est donc pas à l’égard d’une personne que le PNAT apprécie la volonté ou le projet de commettre des crimes, mais au niveau du groupement », a encore précisé la procureure. Par exemple, nul ne peut nier que l’État islamique est un mouvement qui par sa nature même et son objet a pour projet de commettre des exactions et des crimes d’atteintes aux personnes. C’est pourquoi le simple fait d’intégrer cette organisation, à quelque titre que ce soit, constitue une AMT criminelle. En outre, a assuré l’intervenante, ce n’est pas tout à fait pareil pour un individu de rejoindre l’État islamique avant ou après 2015. À partir de janvier 2015 en effet, l’objectif de l’EI n’était plus un mystère pour personne. C’est pour cela que le procureur de Paris a considéré que partir sur zone, après cette date, constituait de facto une AMT criminelle ; cela tombait sous le sens.
Bref, selon Camille Hennetier, « la politique pénale depuis les attentats n’a pas révolutionné les choses, mais donné à une infraction déjà existante une plus exacte qualification ».
L’office du juge d’instruction dans les affaires de terrorisme
David De Pas, juge d’instruction du pôle antiterroriste, a explicité ensuite la mission du juge d’instruction antiterroriste, son apport spécifique dans ce genre d’enquête, ainsi que les conditions de son exercice.
David De Pas a été transféré au PNAT en septembre 2015. Auparavant, il travaillait déjà sur des dossiers en rapport avec la Syrie. « Avant d’être juge antiterroriste, je suis avant tout un juge d’instruction » a déclaré l’expert, « et mon travail ne diffère pas de celui des magistrats instructeurs dits de droit commun ». Le juge d’instruction antiterroriste enquête sur les faits dont il est saisi, identifie les imputabilités éventuelles des faits dont il est saisi et à la fin de son enquête détermine, après avis de l’accusation et des avocats, s’il existe suffisamment de charges pour que les personnes soient jugées ou non, a-t-il résumé.
Les juges d’instruction sont passés de 8 à 12 au PNAT depuis 2015. Ces derniers instruisent environ 410 dossiers, à 95 % en lien avec le djihadisme armé.
Dans le cadre du djihadisme armé, il y a quatre types de dossiers, et actuellement plutôt trois, a précisé l’intervenant. Celui qui a beaucoup occupé les juges entre 2013 et 2017, c’était les dossiers dits « de filière », autrement dit de velléités de départ pour rejoindre la zone de conflit irako-syrienne. Ces dossiers sont très rares aujourd’hui.
« Nous sommes actuellement dans une logique inverse, c’est-à-dire qu’il s’agit maintenant de contrôler les retours et d’identifier les imputabilités de ceux qui ont fait le choix de rejoindre des groupes terroristes, et d’essayer de comprendre ce qu’ils y ont fait, et quels sont les exactions et les crimes qu’ils ont commis »,a développé David De Pas.
Une autre activité du juge d’instruction concerne la prévention du passage à l’acte sur le territoire national. C’est d’ailleurs le cœur de l’infraction dite d’AMT (Association de malfaiteurs terroristes). Il s’agit d’intervenir judiciairement avant qu’un crime ne soit commis, en menant notamment des missions d’infiltration.
Enfin, le juge d’instruction travaille sur des dossiers post-attentats, en France surtout mais parfois à l’étranger, quand l’attentat a entrainé des victimes françaises. Il s’agit alors d’identifier les responsabilités et les commanditaires de ces actes.
Pour David De Pas, l’office du juge d'instruction diffère de celui du parquet sur un point : le parquet a vocation à définir une politique pénale, alors que celui du juge d’instruction relève plus de l’individualisation des problématiques. En effet, a-t-il expliqué, les juges d’instruction sont face à des profils extrêmement diversifiés : des idéologues confirmés, mais aussi des jeunes qui ne possèdent aucun héritage culturel et cultuel. Le juge d’instruction évalue donc, au cas par cas, la dangerosité de ces individus. Il doit fournir des éléments tangibles.
Le juge d’instruction a également pour mission de matérialiser concrètement le rattachement d’un individu à un groupe de malfaiteurs terroristes, même si le crime n’a pas encore eu lieu. Il faut par exemple démontrer qu’une personne était en contact avec ce groupe (ou avec des individus qui combattent déjà sur zone) dans le but de les rejoindre, qu’elle a fait des recherches sur des explosifs, etc. Bref, « il ne s’agit en rien d’une qualification arbitraire et totalement prospective, mais elle a un contenu », a insisté le juge.
Concernant la pratique, les juges d’instruction tentent également de définir de bonnes pratiques pour que leur mission soit compréhensible de l’extérieur. À noter que ces derniers ne travaillent jamais seuls, mais à plusieurs. Cela permet, entre autres, de croiser les regards et de faire le lien avec les autres dossiers dont ils sont saisis.
Reprenant la parole, le magistrat et modérateur Denis Salas a affirmé que le juge d’instruction a, en quelque sorte, pour rôle de « dépolitiser l’acte terroriste et d’introduire une réflexion purement juridique sur le concept lui-même, afin d’éviter d’autres interprétations ».
« Le droit entre ainsi en scène comme étant le terrain sur lequel se joue la relation entre le juge et le délinquant », a-t-il déclaré en conclusion du débat.
Maria-Angélica Bailly
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