Réforme des tribunaux judiciaires : entre controverses et procédures


jeudi 30 avril 20207 min
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« Mesure phare de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, la fusion du tribunal de grande instance avec les tribunaux d’instance de son ressort a donné lieu à la nouvelle juridiction de droit commun de première instance : le “tribunal judiciaire”, pendant du “tribunal administratif”. Dans une démarche prospective, Jules Lechêne nous présente les enjeux de cette réforme ». Renaud Salomon, avocat général à la Cour de cassation, Professeur associé à l’Université de Paris-Dauphine PSL.


Partenariat entre l’Université Paris-Dauphine et le Journal Spécial des Sociétés

L’Université Paris-Dauphine et le Journal Spécial des Sociétés ont mis en place un partenariat concernant la rédaction régulière de commentaires d’arrêts ou de décisions de jurisprudence par les étudiants du master II droit des affaires. Ces commentaires sont rédigés par les étudiants, sous la supervision d’enseignants dans le Master.


La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice l’avait acté, les différents décrets du 30 août 20191, l’ordonnance du 18 septembre 20192 et les deux décrets d’application du 18 septembre 20193 l’ont mis en œuvre : au 1er janvier 2020, les tribunaux d’instance et les tribunaux de grande instance d’une même ville ont fusionné au profit d’une nouvelle juridiction, à savoir le tribunal judiciaire.

Le sujet n’est pas nouveau et la France a longtemps été pointée du doigt pour son éclatement juridictionnel. Il suffit en effet de se pencher sur la répartition du contentieux en première instance pour en saisir la complexité : outre les anciens tribunaux de grande instance et d’instance, on trouvait jusqu’alors également le tribunal de commerce, les conseils de prud’hommes, les tribunaux du contentieux de l’incapacité, les tribunaux paritaires des baux ruraux… C’est dans une perspective de simplification que les juridictions de proximité ont été officiellement supprimées au 1er juillet 2017. C’est dans une perspective plus radicale que le rapport Marshall4 avait préconisé la création d’un tribunal de première instance regroupant tous les contentieux privés. Le projet était resté lettre morte, cela n’a pas été le cas du rapport rendu par Frédérique Agostini et Nicolas Molfessis dans le cadre des chantiers de la justice5, la fusion des tribunaux de grande instance et d’instance en étant inspiré.

Si la volonté de simplification est depuis de nombreuses années partagée par tous les gouvernements et certainement également par le justiciable, force est de constater que des résistances ont existé et continuent à s’exprimer dans le cadre de la création des tribunaux judiciaires (I). La réponse aux craintes, bien que complexe, a été choisie procédurale (II).

 

I. LES CRAINTES LIÉES À LA CRÉATION DES TRIBUNAUX JUDICIAIRES

Les controverses liées à la fusion des tribunaux de grande instance et d’instance dépassent l’analyse procédurale. Sont à la fois en jeu la question de l’implantation territoriale des juridictions et la question des suppressions d’emplois dans le service public de la justice.

Lors des discussions sur le projet de loi, tant le Conseil national des barreaux que les syndicats de magistrats ont fait valoir l’argument suivant : la déshumanisation de la justice et la création de déserts judiciaires. En effet, la critique majeure apportée au projet est d’éloigner le justiciable du juge via la fusion des tribunaux en se reposant sur des solutions dématérialisées. La promesse portée par Nicole Belloubet, garde des Sceaux, semble pourtant avoir été respectée, à savoir l’absence de suppression de juridictions : seuls les tribunaux de grande instance et d’instance se situant dans une même ville fusionnent, les tribunaux d’instance se situant dans des villes où il n’y a pas de TGI ne sont pas supprimés et deviennent des chambres de proximité du tribunal judiciaire, dénommées tribunaux de proximité. La solution ne semble pas convaincre, et avocats et magistrats craignent une dévitalisation de ces chambres de proximité, la question majeure étant celle de leur compétence.

Ensuite, dans la même perspective, est crainte une volonté budgétaire d’économie en réduisant les magistrats en poste par la suppression de tribunaux. Là encore la dialectique est la même : est expliqué qu’aucune juridiction ni poste ne sont ou seront supprimés tandis que le rôle donné aux nouvelles juridictions ne semble pas convaincre.

 

II. LES RÉPONSES PROCÉDURALES

S’agissant de la compétence matérielle des tribunaux de proximité, il faut se référer au tableau publié en annexe du Journal officiel du 1er septembre 2019. Ces chambres conservent compétence pour toutes « les actions personnelles ou mobilières jusqu'à la valeur de 10 000 euros et demandes indéterminées qui ont pour origine l’exécution d'une obligation dont le montant n'excède pas 10 000 euros, en matière civile ». Il s’agit là de préserver la compétence des anciens tribunaux d’instance devenant les tribunaux de proximité pour les petits litiges. Au-delà de 10 000 euros, est compétent le nouveau tribunal judiciaire. On retrouve une série d’autres compétences spécifiques pour le tribunal de proximité, en matière notamment de funérailles ou de vie rurale. Au sein du tribunal judiciaire, les contentieux supérieurs et inférieurs à 10 000 euros seront traités dans des chambres différentes, ce qui concorde avec le maintien des anciennes règles de représentation.

Le point intéressant de la réforme est que des compétences supplémentaires peuvent être attribuées aux tribunaux de proximité par les chefs de Cour, après avis des chefs de juridiction, en fonction du besoin de justice sur un territoire donné. On voit bien là la réponse apportée à la critique de désertification judiciaire : les chefs de Cour sont censés pouvoir répondre aux difficultés spécifiques liées à un territoire donné.

Dans la même idée, on observe la possibilité de créer, pour les tribunaux judiciaires se situant dans le même département (COJ, art. L. 211-9-3, I, 1°) ou, à titre exceptionnel, dans des départements différents (COJ, art. L.211-9-3, III), des tribunaux judiciaires spécialisés dans certaines matières fixées par décret6 en fonction du volume des affaires concernées et de la technicité de ces matières (actions relatives aux droits d’enregistrement et assimilés, aux baux commerciaux…). Là encore est prévue une implication des magistrats puisque la spécialisation doit être proposée par le Premier président de la cour d’appel et le procureur général près la Cour concernée après avis des chefs de juridiction.

Enfin, toujours dans l’idée d’offrir une réponse aux craintes d’éloignement du juge, est créé un nouveau juge, le juge du contentieux de la protection, dans chaque tribunal de proximité et au sein du tribunal judiciaire, pour traiter de certains contentieux sensibles où le justiciable est particulièrement vulnérable : surendettement des particuliers, protection des majeurs, expulsion et crédit à la consommation notamment.

On peut observer en conclusion que le mouvement réformiste semble clair. La volonté des pouvoirs publics est de créer une porte d’entrée unique à la justice. Le rapport Agostini et Molfessis espère d’ailleurs, dans la lignée des rapports précédents, la création d’un tribunal unique de première instance avec des chambres spécialisées en matière sociale et commerciale (ce tribunal unique incorporerait donc le tribunal de commerce et le conseil des prud’hommes). Est également mis l’accent sur le principe d’une représentation obligatoire par avocat devant le tribunal judiciaire et d’une procédure écrite même si les exceptions prévues ne changent pas, à quelques points près, la situation actuelle (on notera toutefois l’obligation nouvelle de constituer avocat devant le tribunal de commerce lorsque la demande porte sur un montant supérieur ou égal à 10 000 euros7).

Le mouvement semble donc enclenché, mais si l’on voit se dessiner pas à pas la juridiction unique de première instance, certainement dématérialisée8, on croit également pouvoir anticiper les nombreux débats et controverses qui vont l’accompagner.


Jules Lechêne, Master 214 droit des affaires de l’Université Paris-Dauphine, supervisé par Renaud Salomon, Professeur de droit privé à l’Université Paris-Dauphine.



1) Décrets n° 2019-912, n° 2019-913 et n° 2019-914 du 30 août 2019 modifiant le Code de l’organisation judiciaire.

2) Ordonnance n° 2019-964 du 18 septembre 2019 prise en application de la loi du 23 mars 2019, publiée au Journal officiel du 19 septembre 2019.

3) Décrets n° 2019-965 et n° 2019-966 du 18 septembre 2019 portant substitution du tribunal judiciaire au tribunal de grande instance et au tribunal d’instance.

4) Rapport remis le 16 décembre 2013 par Didier Marshall, Premier président à la cour d’appel de Montpellier à Madame la garde des Sceaux, ministre de la Justice et intitulé « Une institution qui, en améliorant qualité et proximité, s’adapte à l’attente des citoyens, et aux métiers de la justice ».

5) F. Agostini, N. Molfessis, Amélioration et simplification de la procédure civile, in Chantiers de la justice, janv. 2018, Doc.fr.

6) Décret n° 2019-912 du 30 août 2019 précité.

7) Voir article 853 du Code de procédure civile.

8) Voir sur ce point la création de procédures dématérialisées sans audience au plus tard au 1er janvier 2022 (article L. 212-5-2 du Code de l’organisation judiciaire).




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