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Dans un webinaire pratique et pédagogique, l’avocat Gérard Haas et la juriste Marie Torelli décortiquent les pouvoirs de sanction des dirigeants face à l’utilisation des réseaux sociaux par leurs salariés ; en particulier lorsqu’il s’agit de récolter des preuves pouvant relever de la vie privée de ces derniers. En la matière, la Cour de cassation a opéré, il y a quelques mois, un revirement de jurisprudence important qui semble bien symboliser la « reprise en main du pouvoir de sanction par l’employeur ».
« La question du contrôle de l’employeur sur l’usage des réseaux sociaux par le salarié est fondamentale » martèle Gérard Haas, en préambule du webinaire. L’avocat au barreau de Paris, spécialiste des nouvelles technologies, rappelle qu’un encadrement du pouvoir de sanction de l’employeur est prévu par la loi. À ce titre, selon l’article 1121-1 du Code du travail, « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »
Cet article, précise la juriste Marie Torelli, pose donc un principe de proportionnalité et de nécessité dans les restrictions apportées aux droits des salariés, et protège la liberté d’expression du salarié ainsi que sa vie privée. « Important et général, il s’applique à tous les acteurs du monde du travail et à tous les actes du monde du travail, depuis la signature du contrat, pendant l’exécution, et pendant les actes d’enquête de l’employeur quand il souhaite sanctionner le salarié », ajoute la juriste.
Mais comme le fait remarquer Gérard Haas, un texte de loi est toujours sujet à interprétation, or les interprétations « créent des incertitudes » : c’est là qu’intervient la jurisprudence. Marie Torelli explique que l’article?a été appliqué très largement par la jurisprudence, qui en a tiré des principes et des règles venus encadrer le pouvoir de sanction de l’employeur.
Premier principe : quand l’employeur souhaite mettre en place des moyens de contrôle ou de surveillance via des moyens technologiques, il doit en informer les salariés, et s’il ne le fait pas, les preuves recueillies contre le salarié sur la base de ces moyens ne sont pas recevables. L’article a également pu être appliqué à la protection des fichiers personnels du salarié, c’est-à-dire à ceux relevant de sa vie personnelle. « Ici, la jurisprudence a affirmé que l’employeur ne pouvait consulter ces fichiers qu’à certaines conditions très précises : en présence d’un risque ou d’un événement particulier, et à condition que le salarié ait été prévenu », rapporte la juriste. L’article a par exemple été utilisé pour protéger les mails et la messagerie privée du salarié contre le pouvoir de sanction et l’intrusion de l’employeur.
Quid si l’employeur a besoin d’utiliser des preuves qui pourraient relever de la vie privée ?
Face à cette question, il y a un « avant » et un « après » Petit Bateau, indique Gérard Haas.
En effet, cet arrêt du 30 septembre 2020 a opéré « un revirement de jurisprudence total », explique Marie Torelli.
Avant la jurisprudence Petit Bateau : un critère objectif
Avant l’arrêt Petit Bateau, la jurisprudence retenait un critère objectif : la configuration du compte par le salarié. Si le salarié avait configuré son compte en privé, c’est-à-dire qu’il avait restreint son audience sur les réseaux sociaux à un certain nombre de personnes sélectionnées par lui, l’employeur ne pouvait pas utiliser comme preuves les publications postées par un salarié sur son compte privé. Si en revanche le salarié n’avait pas configuré son compte et qu’il postait sur son ou un « mur » public, l’employeur pouvait le sanctionner sur le fondement de ces publications.
Gérard Haas cite pour exemple un arrêt de la cour d’appel de Rouen du 15 décembre 2011.
Dans cette affaire, l’employeur avait remarqué que sa salariée avait posté des commentaires dénigrants à son égard et l’avait sanctionnée sur ce fondement. La cour d’appel de Rouen utilise le paramétrage du compte pour rejeter la preuve collectée par l’employeur, en soulignant qu’ « aucun élément ne permet de dire que le compte Facebook autorisait le partage avec ses amis ». « On a vraiment une prise en compte de la configuration très concrète par la jurisprudence antérieure, qui insiste sur le critère objectif : ce n’est pas à l’employeur de décider s’il peut utiliser la preuve ou non, l’utilisation de la preuve repose sur un acte positif du salarié qui a décidé ou non de configurer son compte en mode privé », commente Marie Torelli.
En revanche, dans un arrêt de la cour d’appel de Besançon du 15 novembre 2011, un salarié avait posté des propos injurieux sur le « mur » d’une autre personne. Celui-ci n’était cependant pas configuré en mode privé, ce que le salarié ignorait. La cour d’appel dit ici que si le salarié souhaite que Facebook devienne un espace privé, il lui appartient d’utiliser les paramètres proposés par le réseau social pour configurer ses publications ; qu’en l’espèce, il ne l’avait pas fait, et donc que le licenciement était justifié.
Une autre question, soulève Gérard Haas, est de savoir si le message en lui-même est public ou privé. La Cour de cassation s’est ainsi attachée à rechercher une démonstration de la part de l’employeur du caractère public des messages. Dans un arrêt du 10 avril 2013, la chambre civile rend une décision qui ne concerne pas le pouvoir de sanction de l’employeur mais l’hypothèse où l’employeur assigne en son nom propre son salarié sur le fondement d’une action en diffamation ou en injure. « Dans ce cas, on remarque que l’employeur peut se fonder sur des publications publiées sur un compte configuré en mode privé quand il agit en son nom propre, et qu’il lui appartient alors de démontrer si la publication constitue une diffamation publique », rapporte Marie Torelli. En l’espèce, la Cour de cassation dit ici que l’employeur qui a assigné son salarié sur le fondement d’une diffamation publique alors que le compte était configuré en mode privé ne s’est pas fondé sur le bon fondement, car ce n’était pas une diffamation publique de nature à être accessible à un public relativement large. Une approche « objective, in concreto », souligne Gérard Haas.
Par ailleurs, dans un arrêt de septembre 2018, où, de nouveau, un employeur avait sanctionné son salarié sur le fondement d’une de ses publications, la chambre sociale affirme qu’il appartient à l’employeur de prouver que la publication était publique pour pouvoir sanctionner son salarié sur ce fondement : la charge de la preuve est donc à l’employeur.
« Avant l’arrêt Petit Bateau, on est ainsi face à une jurisprudence qui consacre le principe de la primauté du respect de la vie privée des salariés sur le droit de la preuve, et que la preuve rapportée par l’employeur doit être faite de manière objective », résume Gérard Haas.
Après la jurisprudence Petit Bateau : suppression du critère objectif
Cette conception est cependant « bousculée », affirme l’avocat, par la nouvelle jurisprudence, qui permet, estime-t-il, une « reprise en main du pouvoir de sanction par l’employeur » depuis le 30 septembre 2020.
Dans cette affaire, il était question d’une salariée ayant publié sur son compte Facebook, en paramétré en mode privé, des photos d’une collection Petit Bateau qui n’était pas encore parue. L’employeur avait reçu, de la part d’un autre salarié, une capture d’écran de ce post, et avait licencié la salariée sur ce fondement. Dans ce revirement, « la Cour de cassation considère que désormais, la configuration du compte en mode privé n’a plus d’incidence », relève Marie Torelli. Ce qui compte, ce sont quatre points : la preuve doit être collectée de manière loyale par l’employeur (ce dernier ne peut pas, par exemple, créer de faux profil sur les réseaux sociaux, ni prétendre contrôler l’ordinateur de son salarié pour se connecter à son compte Facebook, etc.), elle ne doit pas porter atteinte au respect de la vie privée du salarié, elle doit avoir été récupérée dans le cadre de l’exercice des droits de la preuve, et elle doit être proportionnelle à l’atteinte. En somme, résume la juriste, la preuve collectée doit être « indispensable à l’exercice de l’employeur à son droit à la preuve ». Celui-ci ne doit pas avoir d’autre moyen de prouver le manquement reproché à son salarié. « En l’espèce, c’était bien le cas, puisqu’à part cette photo publiée, il ne pouvait pas prouver que la salariée avait manqué à son obligation de confidentialité », souligne Marie Torelli. D’autre part, sur la proportionnalité de l’atteinte, la Cour de cassation dit que l’employeur doit poursuivre un objectif légitime. La Cour suprême « ne précise pas vraiment ce dont il s’agit, mais considère que l’objectif qui consiste à protéger le secret de ses affaires est légitime », constate la juriste. « Ici, nous sommes dans le cadre des informations confidentielles de l’entreprise, qui requièrent un devoir de loyauté du salarié », relève Gérard Haas.
Pour Marie Torelli, ce revirement était « prévisible », la Cour ayant déjà utilisé ces critères dans le cadre des enquêtes internes diligentées par l’employeur dans le cadre du droit d’alerte (par exemple, lorsqu’il est informé de faits de corruption, de blanchiment, etc., commis par l’un de ses salariés). Ce qui amène la juriste à penser que la Cour de cassation est en train « d’harmoniser les solutions qu’elle a pu retenir au fil des années, dans les enquêtes internes, en matière de pouvoir d’investigation de l’employeur, conçu de manière relativement large ».
Gérard Haas fait remarquer qu’avec la nouvelle jurisprudence, le droit au respect de la vie privée « ne prime plus » sur les autres droits. En revanche, une « grande prudence » est attendue de la part de l’employeur dans les enquêtes et les moyens d’investigation qu’il met en œuvre. Marie Torelli ajoute que le « très objectif » de la configuration du compte est abandonné, au profit d’une « grande nouveauté » : désormais, c’est à l’employeur d’apprécier si la preuve est collectée de manière loyale et proportionnelle, et si elle est indispensable.
Un pouvoir de sanction plus étendu… Mais prudence !
Qu’en est-il de l’application pratique de cet arrêt ? Tout d’abord, développe Marie Torelli, le critère de loyauté implique que l’employeur collecte la preuve de manière loyale. « Il doit toujours se poser la question de la façon dont il a eu accès à la preuve : est-ce en utilisant des moyens qui ne lui appartiennent pas, ou est-ce une preuve envoyée par une tierce personne ? »
Pour Gérard Haas, l’idéal serait de préciser, dans le cadre d’une charte Internet, du règlement intérieur ou du contrat, que le salarié, lorsqu’il utilise les réseaux sociaux, a un devoir de loyauté, et qu’il ne peut pas divulguer des informations classées comme confidentielles. « Cela devrait imposer, de la part du DRH et des juristes, de mettre en place une classification indiquant quelles sont les informations blanches, grises et noires », soutient l’avocat.
Concernant cette fois la nécessité d’une preuve qui soit « indispensable », la question que le dirigeant doit se poser est la suivante : ai-je d’autres moyens à disposition pour prouver le manquement du salarié ? Si la réponse est oui, alors « il ne peut pas utiliser de preuve collectée sur Facebook », souligne Marie Torelli.
Le critère de proportionnalité est quant à lui le plus subjectif, car c’est celui par lequel l’employeur détermine son objectif, à savoir : à quelle fin il collecte la preuve. Or, sur ce point, la juriste affirme que « la jurisprudence n’aide pas beaucoup », car la seule décision en la matière pour l’heure repose sur la protection de la confidentialité, et dit qu’en principe, quand l’employeur cherche à protéger l’intérêt entreprise (savoir-faire, secret des affaires), on peut considérer que l’atteinte à la vie privée est proportionné à l’objectif poursuivi.
Mais qu’en est-il des propos dénigrants ?
Pour les actions en diffamation, les juridictions retenaient auparavant la configuration du compte et le caractère public ou privé de la diffamation. Si le compte était configuré en mode public, le dirigeant assignait pour diffamation publique, s’il l’était en mode privé, le dirigeant assignait pour diffamation non publique. « Désormais, l’employeur peut sanctionner son salarié indifféremment du point de savoir si le propos diffamant est publié sur son compte privé ou public. Il pourra donc sanctionner son salarié sur le fondement d’une diffamation qui n’a pas besoin de remplir les critères de la diffamation non publique, ce qui élargit l’étendue de son pouvoir de sanction », argue Marie Torelli.
La question se pose également pour le secret des correspondances, protégées par l’article 226-15 du Code pénal ; article que la jurisprudence applique « de manière stricte », indique la juriste : les mails personnels des salariés envoyés à partir de leur messagerie personnelle ne peuvent être utilisés par l’employeur pour sanctionner un salarié. En dépit de cette application stricte, si toutes les conditions étaient remplies, un élargissement de la jurisprudence Petit Bateau serait-il possible ? L’employeur pourrait-il alors dûment sanctionner le salarié via une telle preuve ? Pour l’instant en tout cas, il n’y a pas de réponse sur ce point. « Jusqu’à maintenant, la jurisprudence de la Cour de cassation et de la cour d’appel de Paris dit que les messages privés du salarié sur Facebook dans la messagerie privée instantanée ne peuvent pas être utilisés par l’employeur », rapporte Marie Torelli.
Gérard Haas ajoute par ailleurs que l’employeur « doit faire attention » à une interprétation trop large de l’arrêt du 30 septembre 2020. Le secret des correspondances étant « absolu », insiste-t-il, gare à ne pas « toucher les limites » ! En effet, si l’employeur n’analyse pas bien les critères, alors le licenciement pourrait être considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse… et avoir des conséquences importantes pour l’entreprise.
Bérengère Margaritelli
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