Reste-t-il une obligation de due diligence en dehors de la CS3D ?


vendredi 5 janvier 20247 min
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La directive Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D), par l’ampleur de ses exigences, par son champ d’application ou encore par sa force contraignante, révolutionne le paysage juridique de la due diligence, tant sur le sol européen que pour l’ensemble des ordres juridiques.

Pour autant, plus qu’une première pierre juridique à l’édifice de la responsabilité sociétale des entreprises, cette directive prend appui sur une pluralité de règles internationales de droit souple (soft law) et de règlementations européennes qui, ensemble, laissaient d’ores et déjà entrevoir les contours d’une obligation de vigilance aux impacts de leurs activités sur l’humain et l’environnement pour certains types d’entreprises.

Cette directive, dont le nom anglais renvoie donc explicitement à la due diligence, doit ainsi être considérée comme la clé de voûte d’un édifice dont elle vient parachever la construction.

Une première réception de la due diligence en droit souple

Initialement, la notion de due diligence était réservée à la prévention des risques matériels ou financiers propres à l’entreprise.

C’est lors des travaux de recherche autour de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qu’est née l’idée de créer un ensemble de règles et de processus que les entreprises sont invitées à intégrer dans leur organisation afin d’identifier, prévenir et remédier aux incidences négatives pour les droits de l’homme qui peuvent découler tant de leurs propres activités, portant le nom de due diligence, voire de sustainability due diligence.

Initiée en 1953 par l’ouvrage du professeur Howard Bowen Social Responsibilities of the Businessman, il résulte de la doctrine autour de la RSE que les entreprises ont l’obligation morale d’agir d’une manière bénéfique pour la société, et pas seulement pour leurs actionnaires. Howard Bowen définit ainsi la RSE comme « l’obligation pour les hommes d’affaires de poursuivre les politiques qui sont souhaitables en termes d’objectifs et de valeurs de notre société ». De cette obligation morale, va être conceptualisée l’obligation juridique de due diligence.

Ainsi, dans un premier temps, la due diligence environnementale et sociale a été reçue en droit souple. Deux références centrales peuvent être citées : la Déclaration de l’OCDE sur l’investissement international et les entreprises multinationales de 1976 et ses Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, ainsi que les Principes directeurs du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme adoptés en 2011.

Concernant la première, il peut être souligné que les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales viennent d’être mis à jour, en 2023.

Parmi les principes, on retrouve en particulier l’incitation à « exercer le devoir de diligence fondé sur les risques, par exemple en l’intégrant dans leurs systèmes de gestion des risques, afin d’identifier, de prévenir et d’atténuer les impacts négatifs, réels ou potentiels, et rendre compte de la manière dont elles répondent à de tels impacts » (principe 11). Il est ensuite renvoyé au Guide OCDE du devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises. En recommandant les trois étapes classiques « Identification et évaluation des impacts négatifs », « Prévention et faire cesser les impacts » et « Réparation des impacts », ce guide ressemble à s’y méprendre aux obligations énoncées par la CS3D.

Les Principes directeurs du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme de 2011 prévoient de manière encore plus concrète, au principe 17, une injonction pour les entreprises de faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme « afin d’identifier leurs incidences sur les droits de l’homme, prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient. […] Ce processus devrait consister à évaluer les incidences effectives et potentielles sur les droits de l’homme, à regrouper les constatations et à leur donner une suite, à suivre les mesures prises et à faire savoir comment il est remédié à ces incidences ».

Ces soft laws dessinent une obligation de due diligence des entreprises à l’égard des droits de l’homme et de l’environnement. Toutefois, par nature, elles ne peuvent être que d’application volontaire. Aussi, si ces éléments de droit souple ont permis « d’appréhender les phénomènes émergents qui se multiplient dans le monde contemporain » comme l’indiquait justement Jean-Marc Sauvé lors du fameux rapport du Conseil d’État de 2013 sur le droit souple, une protection efficace nécessitait l’intervention de véhicules juridiques contraignants.

L’intégration d’obligations de due diligence dans certaines législations européennes

L’émergence de nouvelles obligations au titre de due diligence, au sein de législations européennes particulières et sur des thèmes spécifiques comme le climat, génère une nouvelle gouvernance au sein des entreprises, créant, de facto, de nouvelles obligations et donc de nouveaux régimes de responsabilités.

L’affaire Royal Dutch Shell des Pays-Bas en est une parfaite illustration.  Pour les requérants, associations et ONG, ainsi que 17 000 citoyens, l’entreprise avait l’obligation de prendre des mesures afin d’atténuer le changement climatique, notamment sur le fondement des Accords de Paris. Si l’entreprise croyait pouvoir se défendre en affirmant qu’aucune règle ne lui imposait de réduire ses émissions de gaz à effet de serre, le tribunal(1) en a décidé autrement. C’est ainsi que le tribunal de La Haye a retenu l’engagement de la responsabilité civile de la société Shell, au titre de son devoir de vigilance, lui ordonnant de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici 2030.

Des accords internationaux engagent donc les États mais également les entreprises. Se fondant sur une décision précédemment rendue (Urgenda c./ Pays-Bas : injonction décidée par le tribunal à l’encontre de l’État membre, de respecter ses engagements en matière climatique), le tribunal a affirmé que les conséquences du changement climatique constituent un risque de violation des droits de l’homme. Partant, le tribunal dégage une obligation, pour les entreprises, de respecter les droits de l’homme dans leurs activités et dans leur mise en œuvre.

Dans un tout autre domaine, outre la directive Corporate Sustainability Repoting Directive, dite CSRD, qui imposera aux plus grandes entreprises et aux PME cotées de publier des informations quant à l’impact de leurs activités sur les droits de l’homme et l’environnement – détaillée dans un article dédié de ce numéro –, plusieurs législations de l’Union européenne établissent d’ores et déjà une obligation de due diligence à l’égard des entreprises de certains secteurs.

C’est tout d’abord le cas du Règlement Bois de l’Union Européenne (RBUE)(2). Outil essentiel de l’Union européenne pour lutter contre le commerce du bois illégal, entré en vigueur en 2013, ce règlement interdit la fourniture sur le marché européen de bois récoltés en violation de la législation applicable dans le pays de récolte, ainsi que des produits dérivés de ce bois.

Or, afin de garantir cette interdiction, le règlement impose aux entreprises qui importent ou récoltent du bois ou des produits dérivés du bois à des fins commerciales de mettre en place un « Système de Diligence Raisonnée » lors de la mise sur le marché européen de bois ou de produits dérivés.

En septembre dernier, deux entreprises françaises (l’entreprise familiale Pierre Robert et le leader français ISB) ont ainsi été condamnées pour avoir manqué à leur obligation de diligence raisonnée. Il leur était reproché l’importation de bois coupé illégalement au Brésil.

Ce même Système de Diligence Raisonnée a été repris dans le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, adopté en mai 2023(3). Cette législation interdit désormais la mise sur le marché ou l’exportation depuis le marché européen de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts et concerne plus précisément sept produits, le café, cacao, caoutchouc, huile de palme, soja, bœuf et bois, ainsi que leurs produits dérivés comme le cuir, le charbon de bois, ou encore le papier imprimé.

L’obligation de diligence des entreprises se retrouve également dans le secteur minier. En effet, un premier règlement du 17 mai 2017 relatif aux minerais originaires de zones de conflit(4) fixe des obligations de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque.

Plus récemment, en réaction à l’essor d’une nouvelle mobilité électrique, l’Union européenne a adopté en juillet 2023 un règlement relatif aux batteries électriques(5). Elément central de cette législation, les entreprises qui mettent des batteries sur le marché ou les mettent en service doivent se conformer aux obligations liées au devoir de diligence, lesquelles impliquent en particulier de prévenir des risques sociaux et environnementaux.

Antérieurement à la publication d’une proposition de directive portant son nom, la notion de sustainability due diligence était donc déjà amplement présente en soft law internationale et, depuis les années 2000, au sein de certaines législations de l’Union européenne. Toutefois, son application n’était que sectorielle, dans les domaines d’activités à très forts risques sociaux et environnementaux.

Cette directive CS3D vient donc parachever et harmoniser un cadre juridique composé d’obligations de due diligence hétéroclites. Dorénavant, en plus d’étendre son champ d’application à l’ensemble des domaines d’activité économique, la notion de due diligence pourra donc s’appliquer de manière plus homogène, renforçant ainsi son efficacité.

Madeleine Babès,

avocate à la Cour,

Huglo Lepage Avocats

 

Sylvain Hamanaka,

avocat à la Cour,

Huglo Lepage Avocats

 

 

1) Tribunal de La Haye, Milieudefensie et al. v. Royal Dutch Shell, 26 mai 2021, C/09/571932 / HA ZA 19-379.

2) Règlement (UE) n°995/2010 établissant les obligations des opérateurs qui mettent du bois et des produits dérivés sur le marché.

3) Règlement (UE) 2023/1115 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 relatif à la mise à disposition sur le marché de l’Union et à l’exportation à partir de l’Union de certains produits de base et produits associés à la déforestation et à la dégradation des forêts.

4) Règlement (UE) 2017/821 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque.

5) Règlement (UE) 2023/1542 du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2023 relatif aux batteries et aux déchets de batteries, modifiant la directive 2008/98/CE et le règlement (UE) 2019/1020, et abrogeant la directive 2006/66/CE (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE

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