Retour vers le passé : l’origine de la création des pôles


dimanche 24 novembre 201911 min
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Parler de l’origine des pôles suppose de remettre les accidents collectifs et plus largement les catastrophes dans leur contexte. Événements à forte dimension émotionnelle et sociale, les catastrophes sont happées par le champ pénal. Il existe un véritable phénomène de pénalisation des accidents collectifs, d’abord entendu comme le recours à la justice pénale. Ce n’est ni nouveau ni typiquement français (1). Le juge pénal est convoqué, et ce, de manière systématique, au chevet des catastrophes.


Le renforcement du rôle du juge pénal s’est d’ailleurs affirmé sur le plan des principes par la proclamation d’un droit au procès pénal en cas de catastrophes (2) par la Cour européenne des droits de l’homme, lequel suppose notamment le respect d’obligations procédurales qui tiennent a` l’obligation de mener une enquête officielle effective. Il a également trouvé, en France un prolongement par l’accroissement des moyens de la justice, et singulièrement le redimensionnement de la justice à la hauteur des accidents collectifs. (…)


L’action du législateur s’est manifestée d’abord lors de l’adoption de la loi du 8 février 1995 (3) qui autorisa les associations de victimes d’accidents collectifs à se constituer partie civile en introduisant un article 2-15 au sein du Code de procédure pénale (4). Ce fut ensuite la loi dite « Perben II » du 9 mars 2004 qui renforça les spécificités du droit processuel des catastrophes au cours de l’instruction. Deux dispositions en résultèrent, l’une plus connue que l’autre. La première consacra la possibilité pour les fédérations d’associations d’accidents collectifs de se constituer partie civile. La seconde s’inscrit dans le cadre du droit général à l’information des victimes au cours de la procédure pénale proclamé par l’article préliminaire du Code de procédure pénale (5). Le texte a introduit un article 90-1 alinéa 3 qui permet la possibilité d’une information collective de l'état d'avancement de l'information par le biais d’une association de défense des victimes d’accident collectif dont la pertinence ou l’utilité est discutable. (…)


Au delà des textes, la judiciarisation des catastrophes trouve encore à s’exprimer dans l’action de la Chancellerie. Ainsi, le Conseil national de l’aide aux victimes a mené des travaux sur la prise en charge des victimes d’accidents collectifs ayant abouti à la rédaction d’un guide méthodologique publié en 2004 et révisé en 2017 (6). (…)


Parallèlement à l’action des pouvoirs publics, les juges ont utilisé les ressources offertes par le Code de procédure pénale afin de permettre de mener à leurs termes, et ce, dans le respect du délai raisonnable, ces dossiers à dimension collective dans lesquels les investigations ne sont pas à la même échelle. Ainsi ont-ils opportunément utilisé une solution déjà existante consistant à mettre en place une « instruction collective ». L’article 83-1 du Code de procédure pénale prévoit que l'information peut faire l'objet d'une co-saisine, pour des raisons tenant à la gravité ou à la complexité de l'affaire. L’accident collectif est à l’évidence susceptible de rassembler l’ensemble de ces critères. Ainsi, dans le cadre de l’information judiciaire ouverte suite à l’explosion de l’usine AZF en 2001, deux magistrats instructeurs ont été désignés. C’est encore le nombre des victimes et l’aspect international des faits qui a conduit à renforcer l’instruction ouverte au tribunal d’Évry suite au naufrage du Joola, en nommant deux juges d’instruction.


Malgré les spécificités textuelles ou issues de la pratique, certains déploraient une « incapacité de la justice française  à conduire des enquêtes complexes » par manque de spécialisation ou une intrusion du « politique dans la justice », ou parce que l’importance de ces affaires excède les capacités de traitement de la juridiction compétente. Si un tel constat doit être nuancé – il s’agit plus de difficulté que d’incapacité –, la nécessité de proportionner la procédure pénale et notamment de dimensionner l’instruction à l’importance des investigations à effectuer à la mesure des catastrophes semblait s’imposer. Comme a pu le souligner Christophe Regnard, ayant exercé un temps les fonctions de juge d’instruction en charge du dossier de l’accident du Concorde, ces dossiers sont particuliers (7). (…)


 

Caroline Lacroix



Les prémices


Partageant ce constat, l’idée générale de constituer un corps de magistrats expérimentés et spécialisés avait été suggérée par la doctrine dès 2001 (8). Le député E. Straumann avait rallié cette position et milité pour que Colmar accueille une juridiction compétente en matière de droit des accidents collectifs et des catastrophes, arguant que le chef lieu du département du Haut-Rhin accueille le Centre européen de recherche sur le droit des accidents collectifs et des catastrophes et une cour d’appel possédant tous deux une expérience incontestable dans ce domaine. La juridiction avait notamment eu à connaître l’accident aérien du Mont Sainte-Odile de 1992 et du crash d’Habsheim en juin 1988.


La graine était semée. Restait à savoir si elle germerait et à quelle plante – judiciaire – elle donnerait naissance.


La consécration de pôles spécialisés « accidents collectifs » dont le principe a été voté par le Parlement en 2011, résulte d’un travail de longue haleine qui n’emportait pas (et sans doute encore) la conviction de tous. L’idée de franchir un cap supplémentaire en créant une juridiction spécialisée en matière de catastrophes a ses opposants. Les représentants des victimes, notamment la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC), en ont défendu le principe, soutenant le caractère indispensable d’un traitement dès le départ par des magistrats et enquêteurs spécialisés. Certains professionnels se sont en revanches montrés dubitatifs voire hostiles, l’un d’eux allant même jusqu’à considérer que l’idée de « Générer une sorte de corps expéditionnaire judiciaire » (…) « semble être un leurre parfait. Un fausse bonne idée même sur le papier » (9). Sans doute cette hostilité à la création d’une juridiction spécialisée rejoint-elle plus largement la contestation de la judiciarisation des catastrophes et le caractère non pertinent du traitement pénal de ces évènements complexes (10). Si l’éloignement du juge est le principal argument contre l’existence de tels pôles je ne résiste pas à partager au sein du TGI de Paris qui nous accueille aujourd’hui, un autre argument : l’absence d’activité significative. En raison de la faible probabilité d’accidents de transports collectifs ou industriels, il n'aurait « pas grand chose » à faire au sein de ces pôles…


 


Les propositions


Les pistes de réflexions sur les modalités d’organisation et le champ de compétences de juridictions spécialisées pour les accidents collectifs ont été divers.


Une première tentative, en 2006, résulte d’une proposition de loi relative au renforcement des moyens de la justice en cas de catastrophe humaine liée au transport déposée à l’Assemblée nationale par Jean-Pierre Blazy et Odile Sauges. Cette proposition visait la création d’un pôle unique spécialisé au sein du TGI de Paris (11), dont la compétence était limitée aux accidents collectifs de transports dès lors qu’ils avaient provoqué un grand nombre de décès et dont l’instruction et le jugement apparaissent d’une grande complexité. Le texte ne fut jamais discuté par les parlementaires.


La question rejaillit à l’occasion de l’installation de la Commission Guinchard. La lettre de mission du garde des Sceaux de l’époque posait la question de la pertinence de la constitution de pôles pour le contentieux pénal lié aux catastrophes de transport. Si le rapport de la Commission reconnaît que ces affaires présentent une spécificité particulière en raison de leur ampleur et la nécessité de regrouper ce contentieux, il ne réduit pas la question aux seules catastrophes de transports collectifs. Il propose d’étendre la solution à l’ensemble des catastrophes liées aux risques technologiques (AZF, Furiani), et cela en cohérence avec la notion de l’accident collectif qui résulte de l’article 2-15 du CPP, lequel permet aux associations de se constituer partie civile dans ces dossiers. Seraient donc appréhendés dans ce cadre les accidents collectifs et, plus précisément, ceux survenus dans les transports collectifs, dans un lieu ou local ouvert au public, ainsi que dans une propriété privée à usage d’habitation ou à usage professionnel. Plusieurs types de catastrophes permettront la mise en œuvre de la compétence des juridictions spécialisées : les accidents de transports collectifs (aériens, ferroviaires ou maritimes), les catastrophes industrielles ou encore les catastrophes intervenant au sein de structures accueillant du public (incendie du tunnel du Mont-Blanc en 1999, par exemple).


Ce point de vue sera repris par la loi du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures juridictionnelles, qui donnera naissance à ces juridictions spécialisées introduisant un titre 33e au sein du Code de procédure pénale intitulé « De la procédure applicable en cas d'accident collectif » (articles 706-176 et s.) (12).
Si le législateur ne définit pas la notion d’« accident collectif », l’unité de la notion avec l’article
2-15 du Code de procédure pénale doit être assurée. L’on imagine difficilement que le législateur use deux fois dans le même code de la même notion sans que le contenu ne soit identique.


On observera ensuite que, dans son rapport remis le 30 juin 2008 à la garde des Sceaux, sur la répartition des contentieux et la réorganisation judiciaire (13), la Commission Guinchard s’éloigne également de la proposition de 2006 sur un autre point : l’organisation préconisée. Elle retient le principe, non d’une juridiction unique mais d’une compétence régionale avec une juridiction spécialisée par cour d’appel. L’abandon d’un pôle unique se justifie par l’ouverture à l’ensemble des accidents collectifs et non aux seuls accidents de transports de la compétence de ces pôles et la nécessité de ne pas trop s’éloigner du lieu de l’accident pour le jugement de ces affaires.


Sur ce point, la loi de 2011 s’écartera du rapport Guinchard. Si le texte rejette également la création d’un pôle unique comme suggéré en 2006, elle retient plutôt une spécialisation similaire à celle des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) créées en 2004 (14). Selon l’étude d’impact, « cette option paraît préférable compte tenu du nombre limité d’affaires susceptibles de justifier la saisine d’une juridiction spécialisée » (15).


 


L’aboutissement


L'article 706-176 du Code de procédure pénale, issu la loi du 13 décembre 2011, permet d'étendre la compétence d'un tribunal de grande instance pour l'enquête, la poursuite, l'instruction à une ou plusieurs cours d'appel. La mise en œuvre effective de ces juridictions spécialisées, définissant l'extension géographique des ressorts des parquets, des juridictions d'instruction spécialisées, supposait l’adoption d’un décret d’application qui n’interviendra que trois ans plus tard (16). Les tribunaux de grande instance de Paris et Marseille, déjà spécialisés en matière de santé publique, seront désignés.


La justice pénale est désormais dotée de juridictions spécialisées en cas d'accident collectif. Ces deux pôles ont vocation à connaître des « affaires qui comportent une pluralité de victimes et sont ou apparaîtraient d’une grande complexité » et pour les infractions déterminées limitativement par la loi (17). Il s’agit des délits non intentionnels (prévus aux articles 221-6, 221-6-1, 222-19, 222-19-1, 222-20 et 222-20-1 du Code pénal) et cela s’étend aux infractions connexes. Ces mêmes infractions, qui ne sont pas d’une grande complexité, restent de la compétence des juridictions ordinaires.
La compétence des pôles est donc concurrente de celles des juridictions de droit commun et cela sur toute l’étendue de son ressort. Il s'agit d'une compétence complémentaire et subsidiaire.


 

Christian de Rocquigny, Yves Badorc, Xavier Tarabeux et Caroline Lacroix


Propos conclusifs 


Ces pôles ont aujourd’hui cinq ans et sont ancrés dans le paysage juridictionnel. Parce que cette journée s’inscrit dans une approche descriptive mais aussi prospective, la poursuite de la réflexion sur les spécificités du contentieux en matière d’accidents collectifs doit se poursuivre.


Faut-il aller plus loin ? (…) Je me contenterai de soulever deux pistes de réflexions tenant au nombre particulièrement élevé de victimes dans ces affaires : ce nombre ne devrait-il pas conduire à repenser les règles de l’expertise et leur notification aux parties prévues aux articles 161-1 et 167 du Code de procédure pénale ?
La multiplication des choix procéduraux ouverts aux victimes (multiplication des juridictions saisies, pénales et civiles) n’est-elle pas susceptible de troubler les actions ? Faut-il alors étendre l’innovation introduite en matière de terrorisme qui prévoit une césure du pénal et du civil et la possibilité pour le juge pénal et le juge civil de se coordonner ?


Selon Périclès (18), « Quand on est un grand état ou une grande Nation, il faut pouvoir faire face aux catastrophes avec calme et sérénité. » La création de pôles spécialisés y contribue sans doute. Mais, parce que selon les mots d’un ancien président de la République, « Les anniversaires ne valent que s'ils constituent des ponts jetés vers l'avenir » (19), sans doute faut-il donner à ces pôles la possibilité de faire face dans les meilleures conditions.


 


NOTES :

1)  C. Lacroix, M. F. Steinlé-Feuerbach, « La judiciarisation des grandes catastrophes – Approche comparée du recours à la justice pour la gestion des grandes catastrophes (de type accidents aériens ou ferroviaires) », Dalloz, coll. Thème & commentaire, mai 2015.

2) C. Lacroix, « L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme… Le droit au procès pénal en cas de catastrophes », RISEO 2011-3, octobre 2011.

3) F. Le Guhenec, « Commentaires des dispositions pénales de la loi du 8 février 1995 : réformettes, réformes d’ampleur et occasions manquées ; Première partie : la procédure préparatoire », JCP G 1995, I, 3862 ; C. Lienhard, « Le droit pour les associations de défense des victimes d’accidents collectifs de se porter partie civile », D. 1996, chron., p. 312.

4) Ultérieurement modifié par la loi dite « Perben I » du 9 septembre 2002.

5) L’article préliminaire du Code de procédure pénale, issu de la loi du 15 juin 2000 qui dispose que « II. – l’autorité judiciaire veille à l’information et à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale ». Le particularisme en cas de catastrophe tenait à la mise en œuvre d’une information collective. Rappelons que des réunions de victimes et de leurs familles étaient organisées à l’initiative du parquet. Ces réunions n’ont pas pour objet d’aborder les questions de fond relatives au déroulement de l’accident et à ses causes mais d’apporter des informations sur le rôle de l’institution judiciaire et les droits des victimes. Dans la durée, cette information collective à destination des parties civiles est à la charge du juge d’instruction. Ces réunions collectives « présentent l’avantage de rassembler au même instant et en un lieu unique l’ensemble des parties civiles du dossier, afin de pouvoir répondre à leurs questions »

6) Guide méthodologique pour la prise en charge des victimes d’accidents collectifs, ministère de la Justice, 2017. Document en ligne : http://www.justice.gouv.fr/publication/guide_methodo_accidents_collectifs_291117.pdf

7) C. Regnard, in C. Lacroix, M. F. Steinlé-Feuerbach, « La judiciarisation des grandes catastrophes - Approche comparée du recours à la justice pour la gestion des grandes catastrophes (de type accidents aériens ou ferroviaires) », préc.

8) M. F. Steinlé-Feuerbach, note sous CA Lyon, 28 juin 2001, « Affaire du Drac, Quelques réflexions sur l’arrêt de la cour d’appel de Lyon », JAC n° 17.

9) D. Soulez-Larivière in « La judiciarisation des grandes catastrophes - Approche comparée du recours à la justice pour la gestion des grandes catastrophes (de type accidents aériens ou ferroviaires) », préc.

10) Ibid.

11) Proposition de loi de M. Jean-Pierre Blazy et Mme. Odile Saugues relative au renforcement des moyens de la justice en cas de catastrophe humaine liée aux transports, n° 3228, déposée le 28 juin 2006, V. JAC66.

12) L. n° 2011-1862, 13 déc. 2011, JO 14 Déc. 2011 (articles 706-176 et s. du Code de procédure pénale). A. Gallois, Les juridictions pénales spécialisées en matière d’accidents collectifs, Procédures10, oct. 2011, alerte 46 ; T. Potaskin, La poursuite du processus de spécialisation de la justice pénale, D. 2012. 452 ; C. Lacroix, JAC n° 119, déc. 2011?

13) L’ambition raisonnée d’une justice apaisée, La documentation française, juin 2008, p. 279-283.

14) Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, JORF n°59 du 10 mars 2004.

15) V. Rapport du Sénat sur le projet de loi relatif à la répartition des contentieux et à l’allégement de certaines procédures juridictionnelles, par M. Yves Détraigne.

16) Décret n° 2014-1634 du 26 décembre 2014 fixant la liste et le ressort des juridictions interrégionales spécialisées en matière d’accidents collectifs, NOR : JUSD1429109D, JO 28 déc. 2014

17) Art. 706-176 C. pr. Pén.

18) Lettre adressée aux Athéniens juste après une catastrophe durant la guerre du Péloponnèse.

19) Jacques Chirac, Discours pour le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1998.

 


Caroline Lacroix,

MCF HDR Droit privé et sciences criminelles

Université Paris Saclay - Evry-Val d’Essonne

Présidente de Paris Aide aux Victimes         

Présidente du Conseil scientifique de France Victimes


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