Toujours mieux considérer les victimes


mardi 26 novembre 201918 min
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Pour clore son colloque sur les accidents collectifs, le TGI de Paris a dédié ses deux ultimes tables rondes à celles qui se retrouvent, malgré elles, au cœur de ces catastrophes : les victimes. Comment ces dernières sont-elles prises en charge ? Comment sont-elles indemnisées ? La déléguée interministérielle Élisabeth Pelsez l’a bien indiqué : « l’aide aux victimes est un chantier constamment renouvelé », et une indispensable condition de leur résilience.


 


« Le premier accident collectif auquel nous avons été confrontés, dans notre réflexion, et notre fil rouge, c’est l’accident de Millas. Le dernier, le crash de l’Ethiopian Airlines. Entre ces deux dates, il y a eu l’effondrement des immeubles à Marseille, mais aussi l’explosion de la rue de Trévise, l’incendie de la rue d’Erlanger, et d’autres encore. D’autres que l’on oublie, car parfois l’actualité fait qu’on se focalise sur certains événements au détriment d’autres qui ont pourtant, eux aussi, causé des blessures, des décès », a rapporté Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à l’aide aux victimes, lors de la table ronde dédiée à la prise en charge des victimes. 


La délégation interministérielle à l’aide aux victimes (DIAV), née en août 2017 et composée de représentants des ministères de la Santé, de la Justice, de l’Intérieur et des Finances, intervient aussi bien auprès des victimes d’attentats, de catastrophes naturelles, de sinistres sériels, d’accidents collectifs et d’autres infractions pénales. Deux grandes missions lui ont été confiées : coordonner l’action des ministères en matière d’aide aux victimes et améliorer les dispositifs d’aide à ces dernières. « On peut travailler spécifiquement pour les victimes d’accidents collectifs comme on peut mettre en place des dispositifs qui concernent toutes les victimes et qui vont concerner, à un moment donné, les victimes d’accidents collectifs », a précisé Élisabeth Pelsez.


Cette dernière est revenue sur quatre innovations importantes, à commencer par la création d’un « vivier des coordonnateurs » : « Quand l’accident de Millas est survenu, l’idée de mobiliser un coordonnateur, qui fasse l’interface entre la victime et l’assureur, est apparue comme une nécessité. Nous avons pris la décision de créer un vivier de coordinateurs qui puissent être disponibles pratiquement 24h/24. » Quatre coordonnateurs ont été recrutés – trois anciens magistrats et un général de gendarmerie –, et formés pendant plusieurs jours. Triste hasard, la fin de la formation a coïncidé avec le crash de l’Ethiopian Airlines : deux des néo-coordonnateurs ont ainsi été mobilisés sur cette affaire complexe qui ne comptait aucun survivant mais neuf victimes françaises, et des « cas juridiques très compliqués ». « Les coordonnateurs ont assuré et continuent d’assurer le suivi des victimes, a indiqué la déléguée interministérielle. Ils les ont accompagnées en éthiopie, les ont suivies sur des questions de successions, de droit civil. Dans ces situations, ce qui est nécessaire, c’est presque du cousu main, pour être au plus près de la situation de victimes en plein désarroi. »


Autre création majeure initiée par la délégation : les comités locaux d’aide aux victimes (CLAV). Aujourd’hui au nombre de 99, ils sont venus remplacer les comités locaux de suivi des victimes (CSLV) nés en 2016, avec pour objectif d’étendre leur compétence initialement prévue pour les victimes de terrorisme à l’ensemble des victimes. Cette évolution a aussi permis de restaurer la place du procureur, devenu co-président du comité (aux côtés du préfet), au lieu de vice-président. Sont également présents au sein de chaque comité un magistrat de la cour d’appel délégué à la politique associative et à l’accès au droit, un président du tribunal de grande instance, ainsi que tous les acteurs institutionnels de l’État au plan local : représentants de la santé, de l’Agence régionale de santé (ARS), des bailleurs sociaux, de la Direction des finances publiques locale, d’associations d’aide aux victimes locales... Le comité local se réunit après une phase de crise et permet d’assurer le suivi des victimes. « Par exemple, pour Millas, il y avait une foultitude de situations particulières, d’enfants devenus handicapés qui ne pouvaient plus habiter dans le logement où ils se trouvaient, d’enfants qui ne pouvaient pas retourner à l’école car ils étaient hospitalisées, de familles qui se trouvaient dans un désarroi économique et pour lesquelles il fallait déclencher une indemnisation rapide », a synthétisé Élisabeth Pelsez. 


La déléguée interministérielle a également abordé la création en cours d’un système informatique, le « Système d’information Interministériel sur les Victimes d’Attentats et de Catastrophes » (SIVAC), qui a pour but de dénombrer de manière plus efficace les victimes de terrorisme et d’accidents collectifs. Bien que plusieurs systèmes informatiques existent déjà, comme le SINUS, géré par le ministère de l’Intérieur, et le SIVIC, géré par le ministère de la Santé (tous deux interconnectés depuis 2018), l’idée derrière le SIVAC est d’agréger d’autres données, notamment celles gérées par le Centre de crise et de soutien du ministère des Affaires étrangères, et celles détenues par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions.
Le SIVAC permettra aussi de localiser les victimes  car, comme l’a rappelé Élisabeth Pelsez, « pendant les attentats de 2015, certaines familles ont cherché leurs proches pendant 48h à travers tous les hôpitaux parisiens », ainsi que d’ouvrir les droits plus rapidement et de proposer un accès à des démarches en ligne. 


Enfin, la déléguée interministérielle a évoqué le travail effectué en matière d’annonce des décès, mesure menée à la suite de l’accident de Millas. Lors de la collision entre le car de 23 collégiens et le TER, six enfants avaient trouvé la mort. Or, l’annonce des décès faite aux familles des enfants avait été extrêmement mal vécue par certaines familles : « Au fur et à mesure que d’autres familles étaient orientées, ces familles ont déduit de leur solitude que leurs enfants étaient décédés », a regretté Élisabeth Pelsez, qui a affirmé avec vigueur que l’annonce était « un moment charnière, crucial dans la vie de la victime, et la manière dont on annonce laisse des traces indélébiles ». Le travail effectué sur l’annonce du décès a par ailleurs dépassé le seul moment de l’annonce puisque, suite à Millas, une autre question s’est posée, a ajouté la déléguée interministérielle : celle de l’acheminement des familles vers les instituts médico-légaux de la région. En effet, « des personnes se retrouvaient à conduire seules dans la nuit pour aller voir le corps de leur enfant dans des conditions dramatiques », a-t-elle souligné. 


En dépit des actions menées par la délégation, Élisabeth Pelsez a reconnu qu’il y avait « encore beaucoup à faire », et que ces actions ne devaient « pas cacher les problèmes qui demeurent, car l’aide aux victimes est un chantier constamment renouvelé ». La déléguée ministérielle en a profité pour mentionner le dernier rapport de la DIAV sur l’amélioration de l’annonce des décès, qui sera bientôt remis à la garde des Sceaux. Comment améliorer la restitution des effets aux victimes, la gestion de l’attente ou encore la prise en charge : au total, 18 propositions ont été faites pour poursuivre le « chantier ». 


 


L’aide aux victimes, une « mission d’intérêt général », d’après France victimes


A(ux) côté(s) de la DIAV, nombreuses sont les associations d’aide aux victimes. La Fédération France Victimes, créée en 1986, en regroupe ainsi pas moins de 132 dans toute la France, et réunit 1 500 professionnels, parmi lesquels psychologues, travailleurs sociaux ou encore juristes. Jérôme Bertin, son directeur général, a rappelé que l’aide aux victimes en France était « une mission d’intérêt général existant au profit de toute victime, selon le souhait exprimé dans les années 80 par Robert Badinter », qui préexiste à tout événement et repose sur l'articulation public/privé. Pour Jérôme Bertin, la philosophie commune guidant les associations d’aide aux victimes peut se résumer à une phrase de l’avocat Claude Lienhard : « toutes les victimes, quelle que soit la cause de leurs malheurs, ont le droit à la considération et à la solidarité ».


Au niveau national, le réseau gère le « 116 006 », numéro national d’aide aux victimes mis en place par le ministère de la Justice en décembre 2018. En moyenne, ce sont 320 000 nouvelles victimes qui sont reçues chaque année. « Si cela peut sembler beaucoup, il s’agit pourtant d’à peine 10 % des personnes victimes en France »,
a commenté le directeur général de France Victimes. 


Le rôle des associations est alors d’offrir une prise en charge globale, d’apporter « toutes les aides utiles à la victime » et d’agir en « facilitateur ». « Il faut imaginer une ellipse qui représente la victime, a illustré Jérôme Bertin. Cette ellipse, après l’événement dramatique, est morcelée. Les conséquences sont multiples : familiales, économiques, médicales, psychologiques, médiatiques – on pourrait les décliner à l’infini. En face, il y a une autre ellipse, constituée des multiples réponses à apporter et des professionnels qui vont tenter de répondre aux besoins et aux demandes des victimes : police, justice, experts, avocats, huissiers, médecins, assurances, mutuelles, etc. » D’autant qu’en matière d’accidents collectifs, tout cela est accentué, a pointé le directeur de France Victimes qui, depuis la création des pôles accidents collectifs, a été mobilisée sur une vingtaine d’événements d’ampleur collective. Dans ces situations, qu’en est-il de l’organisation ? Celle-ci repose sur un guide méthodologique, réédité « au gré des épreuves et des modifications », a-t-il expliqué. Dans le temps de l’urgence, le rôle du réseau est parfois limité :
« Il faut que nous soyons identifié, et que, nous aussi, nous identifiions, pour adapter l’aide à chaque personne/situation. Nous pouvons aussi apporter une compétence particulière. » Ce dernier s’appuie par ailleurs sur la mutualisation. Par l’intermédiaire de la réserve nationale, il est ainsi possible de faire appel à des volontaires pour renforcer les effectifs sur place – à l’instar du guichet d’information à Rouen pour les victimes de l’accident de Lubrizol. 


 


La FENVAC, un soutien des victimes par des victimes


« Les accidents collectifs, de par leur nombre de victimes et leur technicité, imposent une nécessaire approche collaborative de tous les acteurs : c’est un défi de qualité dans la quantité » a pour sa part indiqué Pierre-étienne Denis. Le président de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC) est intervenu lors de ce colloque non seulement au nom des associations de victimes qu’il représente, mais également en tant que proche de victimes, ayant été personnellement touché par la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc. 


La FENVAC a été constituée en 1994, a-t-il rappelé, sur un constat partagé par des victimes de plusieurs accidents dramatiques – l’incendie du bus à Beaune, le déraillement du train en gare de Lyon, l’effondrement de la tribune de Furiani, l’incendie des thermes de Barbotan – d’une absence de tout dispositif de prise en charge des victimes, sur les plans administratif, médical, judiciaire. « Nous avons participé à la mise en place d’un dispositif d’accompagnement et à la mise en place progressive d’un corpus de règles de droits des victimes en perpétuelle évolution », s’est félicité Pierre-Étienne Denis. 


Spécificité de la Fédération : un soutien des victimes par des victimes – « qui mieux qu’une autre victime peut comprendre l’inexplicable, l’insupportable ? » Pour le président de la FENVAC, cela permet « une écoute compréhensive, une approche humaine d’égal à égal, mais aussi de démontrer que plusieurs années après, la vie a repris, et c’est important en termes d’espoir et de ressort ». 


La Fédération participe notamment à la procédure pénale et porte la voix des victimes durant la phase d’instruction. « Grâce à un travail de lobbying, nous avons pu obtenir du législateur d’être partie civile et de devenir acteur à part entière de la justice pénale. Nous sommes intervenus dans plus de 130 instructions judiciaires depuis notre création », s’est réjoui le président. Pour ce dernier, la place de la FENVAC se justifie entre autres par sa capacité à temporiser la colère de certaines victimes, notamment en amont d’un procès. « Ce travail a permis d’aboutir à des décisions exemplaires en matière d’accidents collectifs, avec les préjudices d’angoisse et d’attente », a-t-il souligné. Insuffisant cependant, à son goût. « Nous avons eu la surprise récemment d’apprendre que la constitution de partie civile de la FENVAC était irrecevable pour une affaire, au motif qu’un accident de la circulation touchant un groupe ne pouvait pas répondre à la définition d’un accident collectif, a-t-il déploré. On ne peut pas compter que les morts, il faut compter sur la potentialité. » L’homme a ainsi estimé que de telles décisions étaient de nature à porter un coup à la connaissance des victimes de leur statut et à les priver d’un soutien d’un acteur expérimenté. Dans la même lignée, Pierre-Étienne Denis s’est dit « inquiet » dans le cadre de la mission parlementaire d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction : « quelle sera notre place dans l’accès au dossier et à l’instruction ? », a-t-il questionné. 


Le président de la FENVAC a par ailleurs évoqué la nécessité de sanctions judiciaires exemplaires, le procès étant un « lieu de vérité ». « Pour des victimes, ne pas avoir droit au procès, c’est d’une violence extrême ! », a-t-il martelé. Pierre-Étienne Denis est en outre revenu sur huit propositions émises par la Fédération, parmi lesquelles le fléchage d’un premier parcours unique de la victime au sein du centre d’accueil une fois les démarches effectuées, pour rencontrer rapidement chaque acteur de la prise en charge, ou encore la systématisation de l’accompagnement social en milieu hospitalier pour les victimes lourdement handicapées et/ou blessées. S’il a reconnu qu’il y avait donc encore du travail à abattre, il l’a volontiers admis : jusqu’ici, « Que de chemin parcouru ! »


 


Indemnisation : la nécessaire « bientraitance »


Un point de vue nettement partagé par Claude Lienhard, intervenu lors de la table ronde suivante, traitant de l’indemnisation des victimes. L’avocat et professeur émérite a ainsi insisté sur les vertus « de la bientraitance, de la bienveillance, de l’effectivité et de la qualité » : « Chacun des acteurs est responsable indivisiblement et solidairement de bientraitance, dès l’occurrence de l’événement, dans la transparence. Chaque fois qu’il y a dissimulation, mensonge, approximation, langue de bois, ces postures vont avoir un impact sur la démarche de réparation et accroître les dommages », a-t-il mis en garde. 


Alors que l’accident collectif plonge dans le domaine du « hors norme », en la matière, 1992 s’est avérée être « l’année charnière », a assuré l’avocat, en référence au crash de l’airbus A320 sur les pentes du Mont Sainte-Odile et à l’effondrement de la tribune de Furiani, la même année. « On a vu une volonté de l’institution judiciaire, sensible à la prise en charge des victimes, et une implication des associations et de professionnels venus de champs divers, ce qui va amener à imaginer ex nihilo, face à des situations exceptionnelles, des dispositifs exceptionnels soucieux d’un traitement égalitaire, et sauvegardant le traitement individuel des dommages et de ses conséquences », a jugé Claude Lienhard. Une philosophie qui, selon ce dernier, perdure, notamment dans la convention d’indemnisation préconisée pour structurer la démarche indemnitaire, à l’instar de celle mise en place après la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge. 


L’avocat a évoqué la création d’une série de dispositifs « dans lesquels vont se fondre les dommages engendrés par les accidents collectifs, avec pour objectif de poser un cadre de gestion extrajudiciaire jamais obligatoire, qui doit entraîner l’adhésion des victimes et des associations, afin d’approcher plus finement tous les dommages et toutes leurs conséquences, car c’est à ce prix que se jauge l’acceptabilité sociale du risque ».


Claude Lienhard a toutefois rappelé que du point de vue purement juridique, la victime gardait la charge de la preuve de son dommage. À ce titre, tout comme en matière de prise en charge, là aussi, « Chacun des acteurs doit avoir à l’esprit qu’il doit être un facilitateur de la démarche probatoire », a insisté l’avocat.
« En face, on a des débiteurs indemnitaires, qui sont soit les assureurs, soit les fonds, et qui peuvent avoir une approche sèche et rigide, ou bien plus humaine. Quand les dispositifs sont bien faits et que les acteurs indemnitaires y adhèrent, il y a possibilité de faire preuve d’inventivité et de bientraitance indemnitaire. Tous les acteurs sont compagnons du devoir de la réparation. La juste réparation, c’est la condition de la résilience individuelle et collective. »


Dans ce cadre, la façon dont sont menées les expertises compte tout autant. Pour Claude Lienhard, ces dernières doivent être absolument empreintes d’humanité et de sensibilité, car un acte d’expertise peut être très violent, physiquement comme psychologique. Elles doivent donc aussi intervenir au bon moment « pour être un point d’appui pour des provisions que les victimes ne doivent pas avoir à quémander ; qui doivent être portables et pas quérables ». 


Par ailleurs, et alors que l’intervention du juge pénal fait souvent l’objet de débats, l’avocat a estimé à l’inverse que ce dernier était sans doute celui qui y voyait « le plus clair, ayant vu et entendu les victimes lors d’un procès au long cours ». Ainsi, c’est devant la juridiction pénale qu’ont été pris en compte des dommages psychiques, à l’occasion du procès dans l’affaire du Mont Sainte-Odile – c’était alors la première fois que la question était posée. 


 


Réparer l’irréparable... mais de façon intégrale


« L’avantage du procès pénal est de nourrir l’opération d’indemnisation avec les éléments qu’on a dans la procédure, des éléments parfois criants, dans les auditions, dans les notes d’audience », a abondé Benjamin Deparis. 


Le président du TGI d’Évry, d’autre part, a mis en exergue que l’indemnisation, étymologiquement, portait une vision négative centrée sur le dommage et non pas sur la victime. « Au-delà du montant de l’indemnisation, les victimes doivent être reconnues dans des nomenclatures, dans des préjudices, elles veulent se retrouver dans la façon dont on les identifie, et on les reconnaît par les événements, par les ressentis, et par l’indicible de ce qu’elles ont vécu », a-t-il assuré, citant Paul Ricœur, pour qui les victimes préfèrent le récit que la vengeance, car il est plus important de dire que de rétribuer. C’est pourquoi Benjamin Deparis a jugé indispensable que, la parole soit donnée, que « les choses soient dites », quelle que soit l’issue du procès. 


Ce dernier est également revenu sur les liens étroits entre l’indemnisation et la réparation, soulignant qu’il faut éviter une indemnisation trop mécanique, et que la réparation ne doit pas seulement être judiciaire. « D’un côté, l’indemnisation est une condition nécessaire mais pas suffisante de la réparation, et au-delà de l’indemnisation, on peut aborder la fonction réparatrice », fonction qu’il envisage sous la forme des « trois R » : reconstruction, restauration, résilience. 


« L’indemnisation, quand elle a pour mission de réparer l’irréparable, est un oxymore judiciaire, c’est une fiction juridique, a appuyé Benjamin Deparis. Le juge doit traduire des préjudices en équivalent par la seule compensation objectivée qu’on connaisse : la compensation financière. » Il s’agit d’un processus très encadré, a précisé le président du TGI, par des règles de droit, la nomenclature Dinthillac, le principe de réparation intégrale, la prohibition de la double indemnisation, des quantums, des barèmes, des référentiels, des points d’indice, « mais aussi ce qu’on appelle “la part du juge”, l’individualisation in concreto : c’est là qu’on met le curseur pour que l’indemnisation soit en concordance avec la réalité. Et pour qu’elle le soit, il faut qu’elle soit intégrale ». 


« Réparation intégrale » : si la notion a ponctué cette journée de colloque, Anne Guégan, maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne et directrice du DU Réparation du dommage corporel, s’y est attardée : « On cherche à rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et à replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n’avait pas eu lieu », a-t-elle accentué. Dans la recherche d’établissement d’un équilibre, se trouve le principe d’équivalence entre le dommage subi et le dommage réparable. « Dès lors que le dommage est corporel, la notion de réparation intégrale peut sembler illusoire, et davantage encore quand elle s’inscrit dans la dimension des accidents collectifs, dont on mesure la potentialité de traces indélébiles. Comment penser qu’on pourra faire en sorte que l'accident n’a pas existé ? » a soulevé Anne Guégan. À son sens, la réparation intégrale est donc le meilleur et le moindre des objectifs, et cela se traduit par la nécessité de reconnaître le dommage dans tous ses aspects : patrimoniaux, mais aussi les répercussions sur la sphère personnelle, que l’on soit victime directe ou par ricochet. 


À ce titre, la nomenclature Dinthillac recense près d’une trentaine de postes de préjudices comme « autant de répercussions possibles d’un dommage corporel », a énoncé le maître de conférences. « Le nombre de ces postes de préjudices va permettre de donner corps au principe de réparation intégrale, spécialement quand c’est d’un point de vue économique qu’il s’agit d’envisager les choses : les dépenses de santé, le coût de l’aide humaine, les frais pour un logement adapté, les pertes de revenus, les incidences professionnelles, la perte de revenus des proches. Ce sont des chiffres dont on fera d’autres chiffres », a fait remarquer Anne Guégan. Ici, que le dommage soit inscrit ou non dans le contexte d’accidents collectifs n’aura pas vraiment d’incidence, mais il en va autrement des postes de préjudice dépourvus de composante patrimoniale, pour les victimes directes, selon que l’état de la victime est consolidé ou pas et que cette consolidation fixe ou non un handicap permanent. L’indemnisation de l’invalidité en tant que telle et de ses répercussions sur la sphère personnelle de la victime est envisagée par la notion de déficit fonctionnel, a en outre signalé le maître de conférences. Il y a aussi la question de l’indemnisation des souffrances, des conséquences esthétiques, sexuelles, de la perte de qualité de vie, de l’impossibilité d’un projet de vie familial. Ici, l’opération est « plus complexe », a argué Anne Guégan, car il faut alors « traduire par un chiffrage un aspect ou plusieurs de nos vies qu’on n’envisage pas en termes financiers ». Pourtant, selon cette dernière, c’est bien là que le défi est le plus grand. 


 


Des postes de préjudices insuffisants


Si l’on applique l’indemnisation classique, on tombe alors dans l'écueil de ne pas suffisamment prendre en compte la situation de certaines victimes, a pointé Benjamin Deparis. Ce dernier a affirmé qu’il existait des particularités au poste de préjudice des accidents collectifs, car au-delà du nombre des victimes (jusqu’à 5 000 parties civiles dans certains cas), celles-ci ont un lien entre elles, soit parce qu’elles se connaissent, soit en raison du lien objectif de l’événement. Ces personnes « subissent un préjudice avant même la réalisation du dommage, et c’est là la grande différence avec le droit commun », a assuré le président du TGI d’Évry, que ce soit sur des actes non intentionnels ou intentionnels, car il existe des circonstances antérieures au dommage. Il a donc fallu une « démarche de compréhension, mais aussi juridique, car le tribunal s’est retrouvé confronté à des éléments en bataille, tout était qualifié de préjudice d’angoisse et d’accompagnement, que ce soit victimes directes ou indirectes ». « On a classifié les choses, on a notamment trouvé que les victimes directes étaient victimes avant même l’impact d’un préjudice lié à l’événement, donc qu’il s’agissait d’une atteinte à la personne mais pas d’un préjudice corporel », a relaté Benjamin Deparis. Plus précisément, il est question de la quasi-certitude de sa propre mort avant que l’événement ne soit réalisé. « Que ce soit dans un train, un bus, un avion ou une salle de concert, toutes les victimes relatent ce récit de ce que les Américains appellent “damages for pre-impact fear », a rapporté Benjamin Deparis. 


Comme l’a mentionné le président du TGI d’Évry, la commission Porchy Simon utilise ici le terme de préjudice « situationnel » d’angoisse des victimes directes, bien que ce dernier ne souscrive pas pleinement à cette terminologie. Quoi qu’il en soit, son autonomisation a été consacrée par le rapport Porchy Simon de février 2017. Et Benjamin Deparis l’a répété, cela se distingue donc bien des souffrances endurées, du Déficit fonctionnel permanent (DFP), du préjudice d’angoisse de mort imminente de la chambre criminelle, du préjudice d’anxiété de la chambre sociale, ou encore du préjudice exceptionnel permanent de la nomenclature Dinthillac. Néanmoins, « On constate que pour les victimes indirectes, il ne s’agit pas du même type de préjudice, mais d’un préjudice propre, par l’attente inquiète, l’incertitude quant aux proches pendant des heures et jours, par exemple juste après un attentat. » En l’espèce, le TGI a donc été identifié un préjudice d’attente : un préjudice situationnel, non corporel, lié à l’événement. La question est cependant « soumise à controverse », bien qu’elle semble suivie par les juridictions, la Cour de cassation n’ayant pas effectué de contrôle sur ces sujets, a pointé Benjamin Deparis.


Pour Anne Guégan, cela est regrettable, car la nomenclature, voulue comme évolutive, est en manque de postes de préjudices identifiant spécifiquement les victimes d’accidents collectifs. Bien que « les juges du fond n’aient pas hésité à retrousser leurs manches » en la matière, « on constate que la Cour de cassation, et notamment la 2e chambre civile, tend à figer les postes sans en corriger les défauts, sans s’intéresser à l’effectivité de la réparation, alors même qu’aucun n’est adapté aux spécificités des dommages des victimes d’accidents collectifs », a-t-elle alerté. Le sort que la Cour réserve au seul poste de la nomenclature sur la base duquel elle aurait pu faire œuvre créatrice pour les victimes d’accidents collectifs, a estimé le maître de conférences, est le poste de préjudice permanent exceptionnel. Alors que les auteurs de la nomenclature avaient affirmé que ce dernier permettrait d’indemniser à titre exceptionnel tel ou tel préjudice extrapatrimonial permanent particulier non indemnisable par un autre biais, comme les préjudices spécifiques liés à des attentats ou des catastrophes telles que l’explosion de l’usine AZF, la Cour « n’a pas saisi l’opportunité, et a figé le poste sur le handicap permanent, élevant les exigences de l’atypique à un niveau qui la conduit toujours à conclure que le déficit fonctionnel permanent prend déjà tout en compte, alors que c’est faux », a martelé Anne Guégan.
De l’avis de cette dernière, cette tendance à figer se retrouve dans le « triste sort » du préjudice d’angoisse de mort imminente ou de souffrance spécifique à des circonstances particulièrement violentes ou cruelles du fait dommageable. 


Si la chambre criminelle de la Cour de cassation semble plus ouverte à l’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente, parfois d’autres obstacles « barrent la route à l’indemnisation, par exemple va être invoqué que la preuve d’un état de conscience suffisant de la victime n’est pas rapportée », a ajouté le maître de conférences. Anne Guégan a donc déploré un « grand décalage » entre de telles jurisprudences et la quantité des travaux « qui convergent pour reconnaître la spécificité de certains préjudices et leur donner du sens ».


 


Bérengère Margaritelli




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