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Neutralité contre solidarité : les mairies peuvent-elles faire flotter le drapeau palestinien sur leurs bâtiments ?

En soutien à la reconnaissance par la France de l’Etat de Palestine, plusieurs élus et responsables politiques multiplient la présence de drapeaux palestiniens dans l’espace public, notamment sur les frontons des mairies. Si certains saluent cette solidarité affichée avec Gaza, le symbole fait aussi grincer des dents ceux qui y voient une atteinte au principe de neutralité du service public. Que dit la jurisprudence ?


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Mylène Hassanyjeudi 18 septembre6 min
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A Corbeil-Essonnes, le drapeau de la Palestine flotte devant l’hôtel de ville depuis avril 2024 ©MH

Bruno Piriou, le maire de la deuxième ville de l’Essonne, avait été l’un des premiers à prendre une telle décision. A Corbeil-Essonnes, le drapeau de la Palestine flotte devant l’hôtel de ville depuis avril 2024. Il jouxte le drapeau bicolore de l’Ukraine, installé là depuis le début de la guerre, en 2022. Les drapeaux français et européen les encadrent.

Pour l’édile, hisser des couleurs étrangères devant un bâtiment municipal a donc du sens : c’est un geste symbolique, le « moyen d’exprimer une solidarité avec la souffrance des peuples ». Et il veut aujourd’hui aller plus loin : pour marquer la reconnaissance de l’Etat de Palestine par la France, lundi 22 septembre, Bruno Piriou a créé l’événement « Mille drapeaux pour la Palestine », qui se tiendra devant l’hôtel de ville. La mairie souhaite ainsi distribuer des milliers de drapeaux palestiniens aux habitants, pour que ces derniers en ornent leurs fenêtres. Cet événement est critiqué, notamment par l’opposition corbeil-essonnoise, pour qui cette manifestation dépasse les compétences de la collectivité. Elle dénonce par ailleurs « l’instrumentalisation de la souffrance d’un peuple ».

Le maire s’est expliqué ce jeudi auprès du JSS : « Sans la mobilisation populaire, les progrès n’auraient pas lieu. Dans chaque grand conflit, les maires se mobilisent et œuvrent pour la paix dans le monde. Personne n’a trouvé à redire au drapeau ukrainien, que nous avons mis dès le début de la guerre en Ukraine. La municipalité a recueilli des familles réfugiées d’Ukraine et de Gaza. Dans les années cinquante, Corbeil s’était exprimée pour une Algérie indépendante ! »

À lire aussi : Selon la commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Israël commet un génocide dans la bande de Gaza

« Face au mépris des règles et de l’ordre international aujourd’hui, par des personnalités comme Benyamin Netanyahu, ces drapeaux vont à l’encontre de l’imaginaire de la loi du plus fort. C’est cette solidarité qui, je crois, a poussé le président Emmanuel Macron à reconnaître l’Etat de Palestine, une décision tardive mais que je salue », complète-t-il. Matthieu Hanotin, maire de Saint-Denis (93), a installé ce drapeau en juin dernier sur sa commune. « C’est particulièrement important de le faire quand on voit chaque jour les drames qui se cumulent les uns aux autres à Gaza », a-t-il déclaré cette semaine sur l’antenne de RTL.

Faire flotter les couleurs de la Palestine est aujourd’hui repris par d’autres élus et a valu, en ce début de semaine, une polémique à Olivier Faure. Le patron du PS est sous le feu des critiques, taxé d’antisémitisme, pour avoir demandé aux maires de faire flotter le pavillon palestinien aux frontons des hôtels de ville. Mais les édiles socialistes ne s’accordent pas tous sur la conduite à tenir. A Rouen par exemple, fief du maire PS Nicolas Mayer-Rossignol, opposant interne à Olivier Faure, deux drapeaux aux couleurs des deux nations ornent la mairie.

Les réactions sont venues également du camp gouvernemental. Bruno Retailleau a réagi sur X, souhaitant rappeler à « M. Olivier Faure » que « la justice administrative a ordonné récemment, et à plusieurs reprises, le retrait de drapeaux palestiniens du fronton de mairies, au motif qu’ils portaient gravement atteinte au principe de neutralité des services publics. Pour le ministre de l’Intérieur, « il y a suffisamment de sujets de division dans le pays pour ne pas importer le conflit du Proche-Orient ».

Une justice administrative attachée au principe de neutralité du service public

Au-delà de la polémique et du débat politique, la justice administrative française a effectivement tendance à mettre en avant le principe de neutralité lorsqu’elle est saisie pour ces motifs, et à prononcer le retrait des drapeaux en question. Et si la loi n’interdit pas officiellement la présence de drapeaux étrangers sur les mairies, les préfets obtiennent souvent en référé la suspension/retrait pour atteinte à la neutralité.

En juin 2025, le juge des référés du tribunal de Besançon a ainsi estimé que la présence du drapeau palestinien sur le parvis de la mairie « portait gravement atteinte au principe de neutralité des services publics » et a ordonné sa suspension. Une décision similaire a été prise par le tribunal administratif de Melun, le 23 juin 2025, saisi pour un drapeau palestinien sur la façade de la maire de Mitry-Mory ; mêmes arguments pour le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, qui a, le 20 juin dernier, suspendu le pavoisement par les couleurs palestiniennes du parvis de l’hôtel de ville de Gennevilliers et enjoint la municipalité à retirer le drapeau.

A Corbeil, c’est également au mois de juin que la municipalité a reçu un courrier du préfet demandant le retrait du drapeau palestinien, ce qui a étonné Bruno Piriou : « Ce drapeau est là depuis début 2024, je n’avais rien reçu jusqu’alors. Je pense qu’en politique, il n’y a pas de hasard. Mais je me plierais, bien sûr, à toute décision du tribunal administratif si ça devait aller plus loin ».

Le drapeau palestinien, un « trouble à l’ordre public » ?

En complément de la neutralité des services publics, plusieurs autres principes constitutionnels et juridiques entrent en jeu, lorsqu’on parle d’afficher des symboles ou des soutiens à des causes sur la voie publique. C’est le cas de la laïcité. Saisi d’un déféré laïcité par le préfet de la Seine-Saint-Denis, le tribunal administratif de Montreuil a considéré, récemment, que la présence d’une banderole comportant un drapeau palestinien ainsi qu’une inscription « Seigneur ! pardonnez-nous… » sur le fronton de l’hôtel de ville de Montfermeil portait « une atteinte grave aux principes de laïcité et de neutralité des services publics », et a suspendu l’affichage de la banderole.

Le principe de « trouble à l’ordre public » a pu aussi être invoqué lors de saisines pour faire retirer des drapeaux palestiniens, en témoigne une affaire survenue cet été à Chalon-sur-Saône. Dans le contexte des émeutes de la nuit du 31 mai au 1er juin, liées à la victoire du PSG en Ligue des champions, le maire de Chalon-sur-Saône avait pris un arrêté pour interdire, « sur l’ensemble du territoire de la commune, l’utilisation ostentatoire du drapeau palestinien dans l’espace public, l’affichage de ce drapeau en façade des immeubles et de manière visible de l’espace public et sa vente sur les marchés ambulants ». Selon Gilles Platret, plusieurs meneurs de ces violences urbaines avaient fait du drapeau palestinien « l’étendard de la révolte », ce qui justifiait son interdiction sur la commune.

L’arrêté municipal avait été suspendu par le tribunal administratif de Dijon, à la demande de plusieurs associations, dont la Ligue des droits de l’Homme. Saisi par la mairie de Chalon-sur-Saône, le juge des référés du Conseil d’Etat avait confirmé la décision de la justice administrative, et rendu une décision décrivant équilibre entre liberté d’expression, mesures limitatives et exigence de justification sérieuse. « Le motif invoqué, tiré des troubles à l’ordre public qui seraient liés à l’utilisation du drapeau palestinien, n’apparaît manifestement pas de nature à justifier l’atteinte grave à la liberté d’expression et à la liberté de manifestation », listait notamment la décision.

En 2022, le ministère de la Cohésion des territoires clarifiait le cadre juridique de l’action extérieure des collectivités locales, rappelant que ces dernières devaient l’engager « dans le respect des engagements internationaux de la France », et « ne pas empiéter sur les compétences régaliennes de l’Etat ». Le drapeau ukrainien, bien moins remis en cause sur le territoire et affiché sur de nombreuses mairies, semble bénéficier de ce principe. Le Code général des collectivités territoriales précise que ces dernières peuvent mettre en avant un engagement international de solidarité de cette manière « dès lors que ce dernier est conforme avec les engagements internationaux de la France ». Avec la reconnaissance attendue par la France de l’Etat de Palestine, les pratiques et le regard des institutions sur le drapeau palestinien pourraient donc bien évoluer.

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